ThucyBlog n° 196 – Le golfe Persique pris aux mots

« Carte du Golphe Persique », planche 8, volume 3, Le petit atlas maritime : recueil de cartes et de plans des quatre parties du monde, Bellin Jacques-Nicolas (1703-1772) - Bibliothèque Nationale de France

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Par Kevan Gafaïti, le 3 mars 2022 

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était golfe Persique. Le golfe Persique désigne un golfe de l’océan Indien, séparant l’Iran de la péninsule arabique. Il forme la délimitation maritime entre la Perse et sa rivale l’Arabie, entre la république islamique et de multiples royautés, entre les Perses et les Arabes. Les pays frontaliers du golfe Persique sont l’Iran, l’Iraq, le Koweït, l’Arabie saoudite, Bahreïn, le Qatar, les Émirats Arabes Unis et Oman. Le golfe Persique est aussi et surtout un espace stratégique en ce qu’il abrite 60% des réserves pétrolières au monde.

Cette présentation préliminaire laisse immédiatement entrevoir la dimension stratégique du golfe Persique : un espace géographiquement restreint avec de nombreux acteurs en compétition. Les deux géants régionaux qui se disputent le titre de puissance régionale sont l’Iran et l’Arabie saoudite, dans une confrontation parfois surnommée la « Guerre froide du Moyen-Orient ».

Une des nouvelles invectives saoudiennes envers l’Iran (et plus largement des pays arabes hostiles à l’Iran) consiste à affubler le golfe Persique de variantes chimériques : « golfe Arabique », « golfe arabo-persique », ou bien encore « le Golfe ».

Les rivaux de l’Iran s’engouffrent ainsi dans les abysses de la déconstruction linguistique et cherchent à réécrire l’Histoire. Mais il ne peut être effacé d’un revers de main que le golfe Persique a historiquement toujours porté cette appellation, parfois sous de légères variantes. Le nom de golfe Persique est d’ailleurs l’appellation moderne reconnue par l’écrasante majorité des États et des institutions internationales. Les tentatives de modification du nom de golfe Persique s’inscrivent plus largement dans une idéologie politique : même le Verbe est un champ de bataille.

Khalidj-e fârs, aux origines du golfe Persique

Dès ses origines, le golfe fut persique : les premières traces d’une présence humaine remontent au Paléolithique, sur l’île iranienne de Qeshm. Les origines de l’Empire perse sont tout aussi profondes et reliées au golfe Persique : l’Empire achéménide naît avec la conquête du royaume côtier d’Elam, au sud de l’Iran actuel, sept siècles avant Jésus-Christ. Teispès, fils et successeur d’Achéménès, s’empare de la capitale royale Anshan, laissant le soin à son fils Cyrus Ier de conquérir entièrement le royaume d’Elam. Darius Ier, dans son inscription de Behistun, de -521, confirme aussi que la royaume côtier d’Elam fait partie de son empire. Le golfe Persique, ou khalidj-e fârs, était né.

L’adage pose que les vainqueurs l’écrivent, et que les vaincus racontent l’Histoire. De là, l’appellation de golfe Persique a été retenue et appliquée dès l’époque des Grecs Hérodote, Strabon et Ptolémée, des Persans Al-Khwârizmî et Ibn Khordadbeh, ou encore des Arabes Al-Battani et Al-Mas’ûdî, jusqu’à nos jours. Un panel d’experts réunis en 2006 par les Nations Unies a ainsi résumé que « sur les 2500 dernières années, il n’y a jamais eu une telle unanimité entre les historiens et les écrivains sur un nom au Moyen-Orient que dans le cas du golfe Persique ».

« Comment peut-on être Persan ? »[1], le golfe Persique aujourd’hui

Il est opportun de souligner que le golfe Persique voit sa dénomination respectée par l’écrasante majorité des États et des organisations internationales. L’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, son Secrétaire général, le Conseil de sécurité ou encore la Cour internationale de Justice respectent le verbe. L’UNESCO précise même clairement que la terminologie exacte « doit être utilisée, dans tous les cas, sous sa forme complète (« golfe Persique ») et ne doit jamais être abrégée en « Golfe », même lorsqu’elle apparaît plusieurs fois dans le corps d’un texte ».

Affres de l’Histoire, les cheikhats et émirats arabes du golfe Persique avaient conclu avec l’Empire britannique différents traités entre 1820 et 1971, où était textuellement retenue l’appellation de golfe Persique. L’indépendance du Koweït de 1961 et même le traité de délimitation des frontières de 1996 entre l’Iraq et le Koweït se sont conformés à l’appellation unique.

Directeur de la Compagnie pétrolière anglo-perse jusqu’en 1932, le britannique Arnold T. Wilson synthétisa l’intangible : « Aucun canal d’eau n’a été aussi important que le golfe Persique pour les géologues, les archéologues, les géographes, les marchands, les politiciens, les excursionnistes et les érudits, que ce soit dans le passé ou à l’heure actuelle. Ce canal d’eau qui sépare le plateau iranien du plateau arabique, jouit d’une identité iranienne depuis au moins 2200 ans ». Il est opportun de préciser qu’en ce temps, l’Empire britannique était un allié politique très proche de la Perse, ayant notamment aidé Reza Khan, fondateur de la dernière dynastie impériale persane, à prendre le pouvoir et à déposer la dynastie Qajare. Malheureusement, lorsque les relations irano-britanniques se tendirent suite à la volonté du Shah de s’éloigner des Occidentaux (Américains et Britanniques notamment), l’intangibilité se tordit sous le poids de la politique. Le Britannique Charles Belgrave, conseiller auprès des hakims de Bahreïn (Hamad ibn Isa Al Khalifa puis Salman bin Hamad Al Khalifa Ier) était le premier officiel occidental à utiliser le terme de « golfe Arabique ». Depuis, des pays arabes de la région s’entêtent dans une croisade contre l’Iran pour travestir le golfe Persique, guidés par l’Arabie saoudite.

L’Histoire ne serait-elle finalement qu’une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord, pour reprendre la formule de Napoléon Bonaparte après la déroute de Waterloo ?

« Oh, l’insolente nation ! »[2], le golfe Persique instrumentalisé dans un conflit régional

Faisant partie des nations fières de leur riche histoire, l’Iran estime alors que le détroit d’Ormuz, et plus largement le golfe Persique, est avant tout iranien. Cette constante dans l’idéologie iranienne est démontrée par les références récurrentes à l’ancrage historique de l’Iran dans la région, seul pays non arabe riverain du golfe Persique. À titre d’exemple, il est possible de relever que le 22 juillet 2018, le Président iranien Hassan Rohani s’adresse au Président américain Donald Trump, et dit que l’Iran est le gardien de la sécurité dans le golfe Persique. Il surabonde en lui conseillant de « ne pas jouer avec la queue du lion » (en persan, « با دم شیر بازی نکنید », pour Bâ dom-é shir bâzi nakonid) ce qui renvoie au détroit d’Ormuz, extension territoriale de l’Iran.

Les plaies encore ouvertes que la guerre Iran-Iraq a occasionnées ont été pansées par deux éléments : le patriotisme et le nationalisme iranien. De par la guerre avec l’Iraq, les Iraniens ont saisi que le salut national ne pouvait que passer par la préservation de cet Iran historique et intemporel. Il est ainsi révélateur des composantes patriotiques que de relever qu’en langue persane, la guerre Iran-Iraq est appelée « défense sacrée » (en persan, « دفاع مقدس » pour défâ-é moghadas) ou encore « guerre imposée » (en persan « جنگ تحمیلی », pour jang-é tahmili).

L’Iran fait donc un usage fourni de son histoire régionale mais aussi du nationalisme pour rappeler sa propriété historique du détroit d’Ormuz et du golfe Persique. De là découle de manière obvie la permanente volonté iranienne de contrôler ledit golfe Persique, dans la démonstration de son statut puissance régionale.

[1]Montesquieu Charles Louis de Secondat, Lettres Persanes, Lettre XXX, Classiques de poche, 1995, p. 132.

[2]Guillaume III, roi d’Angleterre, après avoir perdu à la bataille de Neerwinden en 1693 face au royaume de France.