ThucyBlog n° 203 – Un nouvel élargissement de la légitime défense

Crédit photo : Armée américaine (licence CCA)

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Par Serge Sur, le 28 mars 2022

La légitime défense, dans son concept comme dans sa pratique, occupe une place centrale en droit et en relations internationales. Dans la Charte, les commentateurs la présentent souvent comme une exception à l’interdiction générale et absolue du recours à la force armée par les Etats membres. C’est une double erreur : d’une part parce qu’il n’y a pas, dans l’article 2 § 4, une interdiction complète et bien plutôt une réglementation restrictive. On sait en effet que la force armée est autorisée sur décision du Conseil de sécurité, et les exemples ne manquent pas. On comprend en outre que, à supposer que l’interdiction soit complète, la légitime défense serait non une exception mais une conséquence de cette prohibition : c’est dans la mesure où la force armée est exclue que les Etats agressés peuvent se défendre. 

Les trois visages de la légitime défense

Dans la Charte comme dans la pratique, la légitime défense présente en réalité trois figures, en fonction de l’attitude du Conseil de sécurité.

Elle a une vocation résiduelle, puisqu’elle n’est, aux termes de l’article 51, permise que jusqu’à ce que le Conseil ait pris « les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales ». Dans ce contexte, si le Conseil n’agit pas, les Etats retrouvent un droit plein et entier d’assurer leur défense par leurs propres moyens. Ils peuvent aussi bénéficier de l’assistance d’autrui, puisque cette légitime défense est « individuelle ou collective ». Tel est, on le sait, le fondement des alliances militaires défensives, et c’est le cas de l’OTAN.

Mais la légitime défense, qui paraît prendre acte de l’échec de la sécurité collective sous la responsabilité du Conseil pour revenir à la sécurité individuelle et à la solidarité des alliances, présente aussi un autre visage. La pratique du Conseil en a fait un instrument de la sécurité collective, en autorisant des Etats ou des coalitions à employer « tous les moyens nécessaires », y compris la force armée, pour maintenir ou rétablir la paix, ou encore pour répondre efficacement à un acte d’agression. Tel a été le cas après l’invasion et l’annexion du Koweit en 1990, et après les attentats du 11 septembre 2001. La légitime défense, outil de la sécurité collective, utilisé comme tel par le Conseil, devient alors fonctionnelle.

Il existe aussi une troisième dimension de la légitime défense, qui est structurelle. La Charte n’existerait pas sans qu’elle soit reconnue et acceptée. L’article 51 la déclare extérieure et supérieure à la Charte même. La formule qui ouvre l’article 51 est très claire : « Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel (inherent right) de légitime défense… ». Observons que les Etats membres n’auraient pas accepté la Charte sans cette soupape de sécurité qui leur garantit en quelque sorte leur droit à la vie. Observons aussi que, ainsi conçue, la légitime défense vient rétablir l’égalité entre Etats membres : le droit de veto institue une inégalité entre Etats, la légitime défense la corrige en reconnaissant que, en cas de paralysie du Conseil, tous les membres retrouvent le droit de se défendre, y compris par l’emploi de la force armée. Et il leur revient d’apprécier dans quelle mesure ils sont l’objet d’une agression. C’est bien la situation actuelle de l’Ukraine : la Russie, membre permanent du Conseil, le bloque par son veto, mais l’Ukraine agressée peut se défendre, et possiblement  bénéficier d’une légitime défense collective.

Ces trois visages, résiduel, fonctionnel ou structurel dépendent donc autant de la pratique du Conseil que de celle des Etats. Leur pratique en a exploré beaucoup de virtualités, généralement de façon extensive, jusqu’à ce que certains soient tentés de renvoyer l’article 2 § 4 aux oubliettes et de considérer que la légitime défense est devenue la règle et la restriction du recours à la force armée l’exception. On a ainsi parlé de légitime défense « préemptive », précédant l’agression afin de mieux la prévenir – et la distinction entre cette prévention et une agression est très subjective. La Cour internationale a de son côté estimé, dans son avis consultatif du 9 juillet 1996, qu’elle ne pouvait conclure si l’emploi d’armes nucléaires était ou non contraire au droit international, dans l’hypothèse où il intervenait dans une « hypothèse extrême de légitime défense », dans laquelle la survie même de l’Etat était en cause. Voilà qui confirme le lien entre légitime défense et droit à la vie des Etats. Mais plus largement, sans qu’il soit besoin de cristalliser différentes hypothèses, sa réglementation repose sur le concept général de proportionnalité. L’emploi de la coercition dans les situations de légitime défense doit répondre de façon proportionnée aux risques et dommages que provoque l’agression – et c’est dans ce contexte que la légitime défense « préemptive » n’est pas à rejeter dans son principe.

La légitime défense sans emploi de la force armée

Jusqu’à présent toutefois, on associait légitime défense et recours à la force armée. Elle semblait devoir répondre par la force armée à la force armée. Dans cet esprit, sa relation essentielle serait avec l’article 2 § 4, alors même que la Charte précise que « aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte… », ce qui veut dire que c’est l’ensemble de ses dispositions qui sont dominées par elle. En d’autres termes, la légitime défense peut aussi s’exercer par l’emploi de moyens d’assistance à un Etat agressé qui n’impliquent pas l’emploi de la force armée, même s’ils sont coercitifs. Il y a place pour un dispositif civil de légitime défense, éventuellement militaire par la fourniture de moyens logistiques voire d’armements, sans que les partenaires n’emploient eux-mêmes la force armée.

C’est bien ce que font les pays qui, actuellement, coopèrent avec l’Ukraine, victime d’un acte d’agression. Ils lui portent une certaine forme d’assistance, ils manifestent leur solidarité mais excluent l’usage direct de la force armée. Ils ne peuvent ainsi être considérés comme neutres, parce qu’ils ont marqué une préférence active pour l’un des belligérants. Ils ne deviennent pas pour autant belligérants, même s’il peut exister des situations limites, par exemple la fourniture à titre gratuit d’armes qui peuvent être offensives. C’est ainsi que s’ils donnent des moyens anti-aériens à l’Ukraine, ils ne sont pas belligérants. S’ils envoient, toujours à titre gratuit, des aéronefs dont le rayon d’action et les capacités les rendent virtuellement offensifs, le cas est différent.

Observons encore que l’on ne peut pas considérer ces mesures de solidarité comme des contre-mesures, dont le régime est réglementé par le droit international. Ces contre-mesures relèvent largement de ce que l’on dénomme « sanctions » dans la pratique. Elles visent la Russie comme agresseur, alors que les dons ou prêts à l’Ukraine relèvent quant à eux de la légitime défense collective – mais d’une légitime défense sans emploi de la force armée.

Ainsi l’affaire ukrainienne met à jour une virtualité jusque-là discrète de la légitime défense : la légitime défense non violente. En l’occurrence, elle ne s’inscrit pas dans le contexte de l’OTAN, puisque l’Ukraine n’en est pas membre. Elle relève de la légitime défense structurelle. Rappelons au passage que, contrairement à ce que les médias laissent actuellement entendre, la solidarité prévue par l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord n’est pas automatique. La légitime défense ne s’inscrit pas non plus dans le contexte de l’Union européenne, qui ne bénéficie pas de ce droit, apanage des Etats. Ce sont les Etats membres qui en sont investis et responsables de son exercice, même s’ils peuvent utiliser le cadre de l’UE pour les coordonner. Cet exercice relève lui-aussi du principe de proportionnalité, qui trace la frontière avec une co-belligérance, qui serait la variante armée de la légitime défense. Ainsi éclairée, la légitime défense a toujours quelque chose à nous apprendre.