ThucyBlog n° 209 – Guerre en Ukraine : Un renouveau de la théorie de levée en masse ? (1/3)

Crédit photo : présidence ukrainienne (domaine public)

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Par Alexandra Grangien, le 19 avril 2022

Le jeudi 24 février 2022, au petit matin, les Ukrainiens se sont réveillés sous le bruit des sirènes d’alerte et des explosions alors que l’armée russe envahissait l’Ukraine. Face à la menace, le jour même, le président Volodymyr Zelensky signait un décret ordonnant la mobilisation générale de la population et le rappel des réservistes afin de défendre le pays. Dans le même temps, le gouvernement annonçait l’interdiction de sortie du territoire national de tous les hommes âgés de 18 à 60 ans. Dès les premières heures du conflit, des centaines de civils volontaires, hommes et femmes, faisaient la queue devant les bureaux de conscription des Forces de Défense Territoriale (FDT).

« « Ils ont distribué les fusils, les ont chargés pour nous, et nous voilà », dit Iouri Kortchemnïi qui n’avait jamais tenu d’arme de sa vie avant de rejoindre, jeudi un bataillon de civils prêts à défendre Kiev pied à pied face à l’ennemi russe ».

Selon le Guardian, 10 000 armes à feu auraient été livrées à ces volontaires dans les premières 24 heures et le gouvernement appelaient les civils à fabriquer des cocktails molotov via son site internet.

Cette mobilisation massive des citoyens ukrainiens dès les premières heures de l’avancée des forces armées russes n’est pas sans rappeler un vieux concept du droit international humanitaire connu sous le terme de « levée en masse ». Ce concept trouve son origine dans le contexte de la France post révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle mais semblait être tombé en désuétude face à la rareté des cas de levée en masse depuis cette époque. Le principal intérêt de cette théorie, en droit international humanitaire (DIH), est relatif au statut de combattant et de prisonnier de guerre qu’elle permet d’octroyer aux civils participant à une levée en masse.

Cet article se propose donc d’étudier en quoi elle consiste et en quoi le conflit en Ukraine semble suggérer un renouveau de cette théorie d’un autre temps. S’il n’y a pas de levée en masse, quel peut être le statut de ces Ukrainiens qui ont pris les armes mais qui ne font pas partie des forces armées régulières ? Cette question est d’une particulière importance au regard des immunités de combattant et la protection de prisonnier de guerre dont ils peuvent bénéficier s’ils sont capturés.

De l’importance de catégoriser belligérants et civils

L’application du droit des conflits armés (ou jus in bello), prescrit que les actes d’hostilité ne doivent pas être accomplis par n’importe qui contre n’importe qui, mais par des combattants légaux contre des combattants ou des objectifs militaires ennemis. Les combattants légaux ont, par conséquent, le droit de commettre, et de subir, des actes d’hostilité ; s’ils sont capturés ou s’ils se rendent ; ils auront le statut de prisonnier de guerre. De plus, ils sont irresponsables pénalement en ce qui concerne les actes de guerre qu’ils sont amenés à commettre, exception faite de la commission d’infractions de droit commun ou de crimes internationaux. A contrario, les combattants illégaux peuvent être poursuivis pénalement, quels que soient les actes d’hostilité commis, même intrinsèquement licites[1]. En ce qui concerne les non-combattants, c’est-à-dire les civils, s’ils s’abstiennent de commettre des actes d’hostilité, ils bénéficient d’un statut protecteur contre des actes d’attaque ou de capture.

Bien qu’aucune convention ne consacre le terme de combattant légal ou illégal, la notion est apparue implicitement lorsqu’on a accordé aux combattants irréguliers le statut de prisonnier de guerre sous certaines conditions. C’est à travers cette notion que les conventions de Genève et le Protocole additionnel I appréhendent la notion de combattant légal, c’est-à-dire la personne qui a droit au statut de prisonnier de guerre et donc, a contrario, la notion de combattant illégal, c’est-à-dire la personne qui n’a pas le droit au statut de prisonnier de guerre.

Conditions de l’obtention du statut de combattants légaux par les combattants irréguliers

On le voit, il est fondamental de pouvoir caractériser les combattants légaux, les combattants illégaux et les civils qui ont un statut protecteur.

Les civils sont définis négativement à l’article 50 du Protocole additionnel I (PA I) comme toute personne qui n’est ni membre des forces armées d’une partie au conflit, ni un participant à une levée en masse[2]. Selon l’article 51 du PA I les personnes civiles jouissent d’une protection générale contre les dangers résultant d’opérations militaires. Ainsi, les civils ne doivent pas être l’objet d’attaques directes et bénéficient d’une protection contre les attaques indiscriminées. L’article 8 du Statut de Rome précise que de telles attaques contre les civils constituent des crimes de guerre. Par exception, les civils qui participent directement aux hostilités ne jouissent pas de cette protection pendant toute la durée de leur participation aux hostilités (article 51.3. PA I).

Le statut de combattant bénéficiant des règles relatives aux prisonniers de guerre est quant à lui réservé à certaines catégories de personnes précisément définies à l’article 4 de la IIIe Convention de Genève (CG III). La première catégorie est réservée aux membres des forces armées d’une partie au conflit, ainsi que les membres des milices et des corps de volontaires faisant partie de ces forces armées. La deuxième catégorie concerne les membres des autres milices et les membres des autres corps de volontaires, y compris ceux des mouvements de résistance organisés, appartenant à une partie au conflit ; à condition qu’ils respectent quatre exigences cumulatives. La troisième catégorie de combattants sont les membres des forces armées régulières qui se réclament d’une autorité non reconnue par la puissance détentrice. Enfin, les participants à une levée en masse sont des combattants légaux qui bénéficient du statut de prisonnier de guerre (article 4.A.6 CG III).

Origine de la théorie de la levée en masse

Le concept de levée en masse trouve son origine dans la période de la Révolution française. En effet, à cette période, la France devait faire face à des troubles internes mais était virtuellement en guerre avec la plupart de ses voisins européens[3]. C’est ainsi que par un décret du 23 août 1793, la Convention ordonne la conscription militaire de pratiquement toute la population soit pour participer soit pour assister à l’effort de guerre[4]. Plus tard, c’est pendant les guerres napoléoniennes que le concept de levée en masse trouve une autre application. On peut notamment relever la levée en masse des Espagnols après la défaite de l’armée régulière pour combattre les troupes françaises. Toutefois, après le XVIIIe siècle, le concept de levée en masse ne trouva plus d’application concrète, à l’exception notable du cas de la Crète face à l’armée allemande en 1941. Malgré la reconnaissance du concept de levée en masse dans le Code Lieber de 1863, les Conventions de la Haye de 1899 et 1907 et les Conventions de Genève de 1949, la doctrine considère que cette notion est devenue une lettre-morte : la levée en masse est, en pratique, tombée en désuétude[5].

Mais quelles sont donc les conditions d’existence d’une levée en masse et quelles sont les conséquences juridiques de ce statut pour les civils qui y participent ? 

Qualification juridique de la levée en masse

La levée en masse désigne la situation dans laquelle, lors d’un conflit armé international, la population d’un territoire non occupé qui, à l’approche de l’ennemi, prend spontanément les armes pour combattre les troupes d’invasion sans avoir eu le temps de se constituer en forces armées régulières, à condition de porter ouvertement les armes et de respecter les lois et coutumes de la guerre (article 4.A.6) CG III). Plusieurs conditions doivent donc être réunies pour qu’il y ait une levée en masse au sens de la IIIe Convention de Genève.

Premièrement, l’article 4.A.6) pose une condition temporelle très limitée puisque la levée en masse ne peut exister que dans l’hypothèse où l’ennemi approche et que la population prend spontanément les armes, c’est-à-dire, dans la phase d’invasion du territoire concerné. Par ailleurs, la levée en masse ne peut avoir lieu que dans un territoire qui n’est pas encore occupé ou un territoire qui n’est plus occupé par les forces ennemies. Le commentaire du CICR précise que l’invasion ne doit pas forcément avoir lieu par surprise.

Deuxièmement, il y a une condition de spontanéité. En effet, seules les personnes qui prennent spontanément les armes et qui n’ont pas eu le temps de se constituer en forces régulières et qui n’ont pas fait l’objet d’une organisation préalable par leur État sont couvertes par cette provision.

Troisièmement, les civils participants à une levée en masse doivent porter les armes ouvertement, c’est-à-dire sans dissimuler leurs armes.

Enfin, les civils visés par cette disposition doivent respecter les lois et coutumes de la guerre lors de leurs actions, ce qui s’entend du droit international humanitaire issu des traités et de la coutume internationale.

On le voit, les conditions pour qu’une levée en masse puisse être juridiquement qualifiée sont très strictes. Cela s’explique en partie par le souhait des États de cantonner le plus possible cette hypothèse, notamment afin de dissuader les civils de participer à de telles actions, mais également afin de pouvoir les protéger. En effet, si l’état du droit international humanitaire incite les civils à participer au conflit ou du moins ne les en dissuade pas, les belligérants seront eux-mêmes plus incités à les prendre pour des cibles légitimes. La conséquence de l’étroitesse des conditions de l’article 4.A.6) est probablement le faible nombre de cas de levée en masse que l’on peut relever dans l’histoire récente des conflits armés. Hormis le cas de la Crète en 1941, il ne semble pas que l’on puisse recenser d’autres levées en masse dans les conflits armés modernes. Cela s’explique, par la nature même des conflits armés modernes : comme le fait remarquer Ipsen « dans les conflits armés modernes, la levée en masse est devenue moins importante parce que, en règle générale, les forces armées régulières d’une partie attaquante sont armées à un degré qui ne peut tout simplement pas être contré avec les armes disponibles pour une résistance spontanée ».

Cet état de fait a conduit la doctrine à considérer que la levée en masse est tombée en désuétude. Pourtant, la forte mobilisation des Ukrainiens face à l’invasion russe pourrait bien remettre en cause ce diagnostic et nous fait nous demander si l’état de mort encéphalique de la levée en masse n’a pas été prononcé prématurément.

Lire la suite (Partie 2/3)  

[1] Principes de droit des conflits armés, Éric David, Bruylant, 5e édition, pp. 229-244.

[2] Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités en droit international humanitaire, CICR, octobre 2010, pp. 22-23.

[3] Levée en masse – A nineteenth century concept in a twenty-first century world, Emily Crawford, Legal studies research paper n° 11/31, mai 2011, Sydney University Law School; pp. 3-4, disponible à https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1851947

[4] Décret, 23 août 1793, la Convention Nationale, disponible à  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k43937b.texteImage

[5] ‘Tracing the Historical and Legal Development of the Levée en masse in the Law of Armed Conflict’, Emily Crawford, Journal of the History of International Law, 2017, pp. 329-361.