Par Alexandra Grangien, le 21 avril 2022
Y a t’il une levée en masse en Ukraine ?
Un peu plus d’un mois après le début de l’invasion russe en Ukraine, les forces armées de la partie attaquante font face à une imposante résistance car les civils ukrainiens se sont, dès les premières heures du conflit, fortement mobilisés. Ceux qui participent au conflit font face au risque d’être pris pour cible et d’être potentiellement capturés. La question de leur statut est donc importante pour savoir s’ils peuvent bénéficier des règles relatives aux prisonniers de guerre.
1/ Tout d’abord, la condition temporelle qui exige que le conflit armé soit dans sa phase d’invasion des forces armées ennemies semble toujours remplie sur la majorité du territoire ukrainien, plus d’un mois après le début des hostilités le 24 février 2022, à l’exception de plusieurs zones géographiques. Il s’agit premièrement de la Crimée et du Donbass qui se trouvent sous le contrôle des forces régulières russes ou des forces irrégulières pro-russes depuis février 2014. Il s’agit également de la partie Sud-Est du territoire se situant entre la Crimée et le Donbass au 27 mars 2022. Une zone géographique située au Nord-Est de l’Ukraine se trouvant à la frontière Russe à partir du Donbass est aussi sous contrôle des forces russes au 27 mars 2022[1]. De plus, plusieurs villes se trouvant dans la région de Kiev se trouvaient sous contrôle russe jusqu’à la fin du mois de mars 2022[2]. Par conséquent, dans ces parties du territoire il ne peut pas y avoir de levée en masse, la condition temporelle n’étant pas remplie.
2/ Ensuite, concernant la condition de spontanéité, qui se dédouble en deux sous-conditions : les civils prennent spontanément les armes, sans que cette initiative ne soit organisée par l’État (1) et ils n’ont pas eu le temps de se constituer en armée régulière (2). Dans les jours précédant l’entrée de l’armée russe sur le territoire ukrainien et dans les jours qui ont immédiatement suivis leur entrée, de nombreux civils ont acheté des armes semi-automatiques et se sont entraînés dans des stands de tir[3]. Toutefois, dans les heures qui ont suivi le début de l’invasion russe, le chef de l’État ukrainien, Volodymyr Zelenskyi, a décrété la mobilisation générale[4]. Cette mesure concerne ceux qui sont soumis à la conscription militaire et les réservistes. Il a également activé la loi martiale et a interdit aux hommes âges de 18 à 60 ans de quitter le territoire national[5]. De plus, le président ukrainien a annoncé le 24 février que l’État fournirait des armes à tous les civils souhaitant s’engager dans le conflit et le Ministère de l’intérieur a incité les civils à confectionner des cocktails molotov en publiant une photo sur son compte Telegram[6]. Tous ces éléments tendent à exclure l’élément de spontanéité exigé par le droit car l’État semble avoir clairement incité et organisé la prise des armes des civils ukrainiens.
Par ailleurs, on peut remarquer que depuis 2014 la Force de défense territoriale (FDT) a été créée et placée sous le contrôle du ministère de la Défense et du ministère de l’Intérieur[7]. Les civils souhaitant prendre part aux efforts de guerre sont incités à rejoindre les unités locales des FDT. Depuis l’entrée en vigueur de la loi n°5557 sur « les fondamentaux de la résistance nationale » (ci-après loi sur la Résistance nationale) en janvier 2022, la Force de défense territoriale est une branche autonome de l’appareil militaire[8]. La loi sur la Résistance nationale entrée en vigueur le 1ejanvier 2022[9], prévoit que les bataillons de la Force de défense territoriale ont un rôle de maintien de l’ordre et de la sécurité derrière les lignes de front, d’assistance aux forces armées régulières dans les opérations de combat, de garde des infrastructures clés et d’assistance dans la lutte contre les activités subversives hostiles dans leurs zones locales[10]. Le niveau d’organisation de ces bataillons de la Force de défense territoriale est tel que la condition de spontanéité n’est clairement pas remplie, ce qui exclut donc toute hypothèse de levée en masse dans ce cadre.
La loi de Résistance nationale a également instauré des groupes de résistance et prévoit la possibilité de former des groupes de volontaires de communautés territoriales qui sont autorisées à utiliser leurs propres armes de chasses[11]. Ces modes de participation des civils aux hostilités étant également organisés par l’État ne répondent pas non plus à la condition de spontanéité prévue par l’article 4.A.6) CG III. Par conséquent, tout civil qui rejoindrait ces groupes de résistance ou de volontaires ne pourront pas, a priori, être considérés comme participant à une levée en masse.
On peut donc déduire de ce qui précède, et sans examiner la 3e condition du port ouvert des armes, que malgré la participation massive de civils volontaires ukrainiens dans le conflit armé, il ne peut vraisemblablement pas s’agir d’une levée en masse au sens juridique du terme. Pour nuancer ce propos, il faut tout de même garder à l’esprit que la situation sur le terrain étant complexe, il n’est pas exclu que certaines situations prises au cas par cas, pourraient relever du régime de la levée en masse. Toutefois, la question demeure intacte, quel statut pour ces civils ukrainiens qui ont décidé de prendre les armes ou de participer à l’effort de guerre en arrière-ligne ?
[1] Ukraine : Point de situation, Ministère des Armées, 5 avril 2022.
[2] Ibid.
[3] Business brisk at Kyiv gun shops as Ukrainians rush to buy arms, The Guardian, 23 février 2022.
[4] Décret du président de l’Ukraine n°69/2022 relatif à la mobilisation générale, 24 février 2022 ; Guerre en Ukraine : Volodymyr Zelensky décrète la mobilisation générale, Huffington Post, 25 février 2022.
[5] Guerre en Ukraine : les hommes de 18 à 60 ans ne peuvent plus quitter le pays, BFMTV, 25 février 2022.
[6] Ministère de l’Intérieur ukrainien, compte Telegram ; Ukraine prepares for guerilla war, Vice, 25 février 2022.
[7] Les volontaires dans la formation de l’appareil militaire ukrainien (2014-2018) – Des dynamiques d’auto-organisation au retour de l’État, Anastasia Fomitchova, Presses Universitaires de France, 2021, 2021/1 n°1, pp. 137 à 170.
[8] Who can and can’t join join Ukraine’s Territorial Defense Force, Illia Ponomarenko, the Kiev Independent, 7 janvier 2022.
[9] Oleksiy Danilov held an interagency meeting on the implementation of the law on national resistance, National Security and Defense Council of Ukraine, 30 décembre 2021.
[10] Ibid. ; In Ukraine, National Resistance Is Now the Law, Nolan Peterson, 7 janvier 2022 ; Guerre en Ukraine : Beaucoup de femmes ont choisi de rester et de s’engager, Anastasia Fomitchova, l’Express.
[11] Law on fundations of national resistance enters into force in Ukraine, Interfax Ukraine / Ukraine News Agency, 1er Janvier 2022.