Par Serge Sur, le 23 juin 2022
Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas, Membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques)
Le confit ukrainien et la légitime défense en droit international
Observons les conceptions, défendues par la doctrine ou par des Etats, de la légitime défense telle qu’elle est reconnue par l’article 51 de la Charte de l’ONU. Pour le dire en quelques mots, trois thèses sont soutenues. La première, dominante dans la doctrine française, est qu’elle est dans la Charte une exception par rapport à l’interdiction générale du recours à la force armée par les Etats dans leurs relations internationales, prévue dans l’article 2 § 4. La deuxième, plutôt américaine, est que la légitime défense a radicalement pris le pas sur l’interdiction du recours à la force armée[1]. Celle-ci serait désormais caduque en raison de l’apparition d’une coutume contraire, liée à une utilisation extensive et intensive de la légitime défense. La troisième, pragmatique, est celle qui est ici défendue[2]. La réglementation du recours à la force dans la Charte n’est pas une interdiction absolue. La légitime défense n’est pas une exception à cette interdiction, mais plutôt une conséquence de la prohibition de l’agression armée. C’est dans la mesure où celle-ci est contraire au droit que la légitime défense est autorisée.
– Il en résulte, dans le système de la Charte, trois postures possibles de la légitime défense, dépendantes du contexte. D’abord, si le système de sécurité collective de la Charte fonctionne, si le Conseil de sécurité est en mesure d’intervenir efficacement pour rétablir la paix et la sécurité en cas d’agression, la légitime défense est résiduelle. Elle ne s’exerce que durant la période, théoriquement brève, où les mécanismes du Conseil n’ont pas encore fonctionné. Ensuite, dans le cadre de sa mission générale, le Conseil peut autoriser certains Etats à recourir à la force armée, consacrant ainsi leur concours à la légitime défense collective, qui devient un instrument de la sécurité collective. Elle est alors fonctionnelle. C’est ce qui s’est produit en 1990 après l’annexion du Koweit par l’Iraq, ou encore après les attentats du 11 Septembre au profit des Etats-Unis. Enfin, si le Conseil est hors d’état d’intervenir parce que paralysé par le veto, alors les Etats retrouvent un droit plein et entier d’exercice de leur légitime défense. Ils peuvent aussi bénéficier de la légitime défense collective, prévue par l’article 51 de la Charte. Celle-ci est alors structurelle, liée au statut même de l’Etat, de sa souveraineté, de son droit à la vie.
Si l’on applique cette analyse au conflit ukrainien, il est clair que l’Ukraine est pleinement fondée à exercer sa légitime défense, et qu’elle en assume la responsabilité en l’absence de réaction du Conseil de sécurité, bloqué par un veto russe. Elle est également en mesure de réclamer le concours d’autres Etats qui acceptent de participer à sa légitime défense collective. Ce concours est indépendant de la participation à une alliance institutionnelle. Le fait que l’Ukraine ne soit pas membre de l’OTAN n’empêche pas les Etats qui en sont membres, autant que ceux qui n’en sont pas membres, de contribuer à la légitime défense de l’Ukraine. On pourrait objecter qu’ils n’ont pas, à la différence de la Russie, notifié les mesures prises aux Nations Unies, comme le demande l’article 51. Mais, outre que cette formalité n’est pas substantielle pour l’exercice de la légitime défense, l’existence du veto russe la rendait en toute hypothèse superfétatoire. Simplement, même si les pays soutenant l’Ukrain se concertent, ils le font à titre individuel, sous leur responsabilité propre. Cette possibilité, concrètement réalisée par les pays de l’Union européenne et la plupart des membres de l’OTAN, soulève deux questions. De quelle façon peut-elle s’exercer ? Quelles en sont les limites ?
– Dans la pratique dominante, la légitime défense est considérée comme autorisant un recours à la force armée contre un agresseur. L’affaire ukrainienne montre une autre virtualité, celle d’un recours qui ne va pas jusqu’à l’emploi direct par les Etats tiers de la force armée. Ceux-ci, en apportant leur assistance à l’Etat agressé, ne sont plus neutres, mais ils ne sont pas non plus co-belligérants[3]. Pour qu’ils le deviennent, il faudrait que leurs forces propres concourent directement au conflit. S’ils prennent des sanctions économiques contre la Russie, comme l’ont fait nombre de pays occidentaux, ils participent à la légitime défense de l’Ukraine par des voies pacifiques. La légitime défense peut donc aussi s’exercer de façon pacifique. Sur le plan militaire, s’ils se bornent à la fourniture d’armements, à un partage de renseignements, ils ne sont pas non plus co-belligérants. C’est ainsi que, durant l’année 1941, les Etats-Unis ont pu aider le Royaume-Uni à se défendre contre l’Allemagne nazie sans être co-belligérants. Ils ne le sont devenus qu’au moment où l’Allemagne leur a déclaré la guerre, fin 1941, après Pearl Harbour. La légitime défense collective n’implique pas nécessairement la co-belligérance.
Il reste que le recours à la légitime défense est limité par le principe de proportionnalité. Ce dernier implique qu’on ne puisse, au nom de la défense, aller au-delà de ce qu’elle autorise. Annexer ainsi tout ou partie d’un Etat agresseur serait disproportionné. Mais, comme toujours, la proportionnalité est un standard difficile à apprécier. Elle suppose un examen individuel de chaque situation particulière. On peut ici en donner trois exemples. Le premier et d’ordre guerrier, avec la menace ou l’emploi d’armes nucléaires. Le deuxième est pacifique, avec les mesures de saisie d’avoirs de citoyens russes, éventuellement pour en reverser le produit à la défense de l’Ukraine. Le troisième a une portée plus générale, avec la question des buts poursuivis par les pays qui concourent à la défense de l’Ukraine.
– Pour ce qui est de la menace de recours aux armes nucléaires, on sait que la Russie l’a évoquée à plusieurs reprises, dans des conditions assez obscures, sans préciser les motifs et conditions de leur emploi. Il est clair que, s’ajoutant à l’agression qui est une violation du jus ad bellum, leur utilisation serait une violation du droit humanitaire, nouveau nom du jus in bello depuis l’avis consultatif du 8 juillet 1996 sur, précisément, la menace ou l’emploi d’armes nucléaires[4]. En revanche, la question de leur utilisation éventuelle par l’Ukraine est négligée, alors même que cet avis lui en ouvre la possibilité. Que dit-il en effet ? Il constate que la Cour ne peut conclure que cet emploi serait ou non illicite de la part d’un Etat en situation de légitime défense extrême, dans laquelle sa survie même serait en cause[5]. C’est un encouragement indirect à la prolifération des armes nucléaires, puisque ce droit appartient à tous les Etats et que par hypothèse il transcende le traité sur la non- prolifération des armes nucléaires.
L’Ukraine n’est devenue que tardivement partie à ce traité, en 1994[6], et avec réticence, cédant aux pressions aussi bien occidentales que russes. Elle a remis alors à la Russie les armes situées sur son territoire, en provenance de l’URSS disparue. Mais, si elle estimait que son existence est mise en cause par la poursuite et éventuellement l’extension de l’occupation russe, l’Ukraine pourrait se prévaloir de l’avis de la Cour pour s’estimer en droit de réclamer des armes nucléaires. Se trouverait-il quelque Etat pour lui en fournir ? L’hypothèse semble peu vraisemblable, tant elle entraînerait une spirale nucléaire dans laquelle les pires cauchemars de la guerre froide se trouveraient réalisés. Elle ne semble pas en mesure d’en produire elle-même dans les circonstances présentes.
Il faut cependant signaler cette virtualité nucléaire du conflit ukrainien, qui s’ajoute aux menaces russes, à peine voilées. S’il devait advenir que la Russie utilise par exemple des armes tactiques de faible puissance, la tentation n’existerait-elle pas de doter l’Ukraine d’armes lui permettant de riposter sur le territoire russe ? C’est là une conséquence inattendue d’un avis rendu pour réduire au maximum la possibilité juridique de recours aux armes nucléaires. On pourrait en revanche soutenir que la perspective pourrait étendre la dissuasion nucléaire à l’Ukraine.
– Une deuxième question soulevée par le principe de proportionnalité de la légitime défense concerne la saisie d’avoirs à l’étranger de biens appartenant à des citoyens russes, et leur remise éventuelle à l’Ukraine pour financer sa défense. Il s’agit certes d’un problème de droit interne, puisque c’est sur son fondement qu’interviennent ou interviendraient ces confiscations et livraisons, mais il intéresse aussi le droit international, puisqu’il touche au traitement des étrangers. On sait que les Etats-Unis et les pays de l’Union européenne ont annoncé se préparer à s’emparer de biens situés sur leur sol d’« oligarques » russes, présumés favorables à un régime qui se livre à des agressions. Quel est le statut de ces biens ? S’agit-il de biens détenus par des ressortissants d’un Etat ennemi, et saisissables à ce titre ? Le soutenir reviendrait à reconnaître que l’est en état de belligérance avec la Russie et du même coup devenir officiellement co-belligérants, ce que les pays occidentaux évitent pour l’instant de faire, ou tout au moins d’en prendre l’initiative. On peut dès lors se demander si de telles saisies sont bien conformes au droit international, et n’excèdent pas ce qu’autorise la légitime défense collective.
– Une troisième question liée à la proportionnalité de la légitime défense concerne les buts poursuivis par les pays qui coopèrent avec l’Ukraine. S’agit-il simplement de repousser l’agression, d’aboutir au départ des forces russes des territoires occupés, ou d’aller plus loin, jusqu’à un changement de régime en Russie, voire jusqu’à l’éclatement du pays, résultant de déclarations d’indépendance de républiques fédérées de la Russie, comme la Tchétchénie ? Certains aux Etats-Unis n’hésitent pas à l’affirmer. La position officielle semble plutôt d’affaiblir la Russie pour l’empêcher de se livrer à l’avenir à de semblables actions à l’encontre de ses voisins. La probable adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN irait dans ce sens. On ne connaît pas sur ce plan la position des pays européens. Ils accepteront sans doute la Finlande et la Suède, et comment pourraient-ils s’y opposer ? La France et l’Allemagne avaient, voici de longues années, refusé l’entrée de l’Ukraine. Pourront-ils maintenir cette prudente position ? Comme on le voit, l’agression russe entraîne, de proche en proche, des risques accrus pour la sécurité européenne et renforce la dépendance de l’Union européenne à l’égard des Etats-Unis. La Russie a ainsi commis, non seulement une faute juridique, mais encore une erreur stratégique.
On peut cependant estimer que se proposer comme objectif un changement de régime en Russie, voire le démantèlement du pays, va au-delà de ce qu’autorise la légitime défense, individuelle ou collective. Il en résulterait une violation du principe de proportionnalité et donc du droit international. On ne saurait répondre à une violation du droit par une autre violation, et sur ce plan on n’est pas non plus dans une logique de contre-mesures. Là aussi, ce serait une erreur en plus d’une faute, parce que porter atteinte à la Russie dans ses œuvres vives risquerait de produire le type de chaos que de précédentes interventions armées ont provoqué en Afghanistan, en Iraq, en Libye, sans parler du Sahel qui soulève d’autres questions. On est en revanche sur un terrain plus solide lorsque l’on dénonce les violations du droit humanitaire par la Russie et les crimes de guerre liés à son intervention. Mais qu’en est-il des réactions qu’appellent ces violations, et en particulier du rôle que certains demandent à la Cour pénale internationale de jouer ?
[1] Notamment Michael Glennon, The Fog of Law – Pragmatism, Security, and International Law, Stanford U.P., 2010
[2] Serge Sur : « La Charte des Nations Unies interdit-elle le recours à la force armée ? », in Alexandra Novosseloff (dir.), Le Conseil de sécurité – Entre impuissance et toute puissance, Biblis, 2e éd. 2021, p. 133-149.
[3] Les autorités françaises présentent volontiers l’assistance à l’Ukraine comme acte de solidarité avec une démocratie contre l’autocratie russe. Outre que le caractère démocratique de l’Ukraine est sujet à caution, il semble surprenant qu’un pays qui se réclame de la démocratie n’ait organisé aucun débat parlementaire sur la question, ni même apparemment informé les commissions parlementaires de la défense et des affaires étrangères de la fourniture d’armements à ce pays. Il s’agit même d’armements lourds, pris sur les stocks de l’armée française. La Constitution autorise le Président de la République, chef des armées, à en décider, il reste que cet exercice solitaire du pouvoir est fort peu démocratique.
[4] CIJ, avis consultatif, 8 juillet 1996, Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires.
[5] Ce point de l’avis a été décidé sur voix prépondérante du Président de la Cour, M. Bedjaoui, en raison du partage des juges, 7 contre 7.
[6] Memorandum de Budapest. L’Ukraine renonçait aux armes nucléaires en échange d’une garantie de son indépendance donnée par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Russie.