Par Serge Sur, le 20 juin 2022
Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas, Membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques)
Les trois posts qui suivent dérivent d’un texte publié dans La semaine juridique n° 20-21, 23 mai 2022.
L’actuel conflit ukrainien, résultant de l’invasion d’une partie de l’Ukraine par les troupes russes, n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il a couvé durant de longues années et connu des phases actives avant de tomber dans une apparente latence. C’est en effet dès 2014 que le rattachement de la Crimée à la Russie, toujours reconnue par la quasi-totalité des Etats dans le monde comme appartenant au territoire ukrainien, a marqué l’implication directe de la Russie dans une tentative de démembrement du pays. Il est clair que les origines et les conséquences de ce conflit ne sont pas d’abord envisagées sous l’angle juridique. Le sentiment prévaut même que le droit, et surtout le droit international, a été mis hors-jeu dans ces développements. Les négateurs du droit international, qui tendent à réduire les relations internationales à de purs rapports de force, se sentent confirmés dans leur position. L’impuissance du droit à prévenir, à arrêter le conflit, à réprimer les crimes internationaux qui l’accompagnent semblent structurels.
La Russie est présentée comme un Etat voyou, tyrannique à l’intérieur et agressif à l’extérieur, qui met au défi, menace et rompt la paix et la sécurité internationale. C’est la Charte de l’ONU que l’on assassine, c’est le droit humanitaire que l’on viole. A ce titre, la Russie doit être combattue, mise au ban des nations et ses responsables pénalement poursuivis. C’est déjà indiquer que les composantes juridiques de la situation sont très présentes, multiformes, et que si guerre il y a, elle est aussi une guerre du droit. Le droit international est en effet omniprésent à tous les stades de ce conflit. Dans ce cadre limité, on ne peut que mentionner rapidement, sans pouvoir les analyser de façon approfondie, d’autant moins qu’elles sont toujours évolutives, les principales questions juridiques qu’il soulève. Le droit y est à la fois outil d’analyse, moyen de combat et perspective de solution. On se limite ici à une perspective juridique, en laissant de côté la dimension relations internationales, qui est beaucoup plus large et complexe. On ne peut toutefois l’ignorer totalement, parce qu’elle donne son sens à l’instrumentalisation du droit.
Instrumentalisation : on la retrouve dans les trois dimensions juridiques du conflit, l’agression, la légitime défense, le droit humanitaire. Cette trilogie entretient des rapports plus complexes qu’il n’y paraît. En toute hypothèse, elles sont interdépendantes. C’est ainsi que la Russie n’hésite pas à invoquer des violations du droit humanitaire par l’Ukraine au Donbass, voire un génocide, pour estimer que cette province, dont elle a reconnu l’indépendance, est victime d’une agression ukrainienne, et que « l’opération militaire spéciale » russe en Ukraine relève de la légitime défense. La Russie a même notifié aux Nations Unies ce recours à l’article 51 de la Charte. On n’insistera pas ici sur ce que cette prétention peut comporter de mauvaise foi. Elle montre toutefois un souci minimal de trouver une argumentation juridique, calquée au demeurant sur celles qu’avaient développé dans d’autres circonstances divers pays occidentaux – on y reviendra. Agression, légitime défense, droit humanitaire sont bien les maîtres mots de cette affaire.
A tous ceux qui tombent
Des accords de Minsk 2 à l’agression russe contre l’Ukraine
Que la violation armée des frontières de l’Ukraine par des troupes régulières russes dans une « opération militaire spéciale » soit une agression, contraire à la Charte des Nations Unies, ne fait guère de doute. Il revient certes au Conseil de sécurité, sur la base de l’article 39 de la Charte, de le constater. Toutefois, en l’absence de décision de sa part, chaque Etat dispose de sa propre appréciation. La plupart d’entre eux en conviennent, et 141 sur environ 200 en ont pris acte dans une résolution de l’Assemblée générale[1]. N’oublions cependant pas que ceux qui n’ont pas approuvé cette condamnation représentent la grande majorité de l’humanité, en Asie, en Afrique, en Amérique latine. Ils considèrent qu’ils n’ont pas à se mêler d’un conflit qui ne les concerne pas. Il n’en demeure pas moins que ce conflit armé international entre les deux Etats relève du droit humanitaire et qu’il est à ce titre de portée universelle, un point sur lequel on va revenir. Pour en rester ici à l’agression, trois remarques contextuelles.
– D’abord, cette incontestable violation du droit suit une non-application préalable du droit. Les accords de Minsk 2, conclus en 2015 entre la France, la RFA, la Russie et l’Ukraine, prévoyaient notamment une évolution intérieure du statut du Donbass, qui devait devenir autonome. Or, en dépit du « groupe de Minsk », constitué par les quatre signataires, ces accords n’ont pas été respectés par l’Ukraine, qui a refusé de les appliquer. La France et l’Allemagne ne se sont guère mobilisés pour sa mise en œuvre. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Pologne notamment, non parties à cet accord, étaient beaucoup plus favorables à une politique de confrontation, alors que Minsk 2 tendait à la conciliation. Dès le départ, l’accord était affaibli par cette contradiction entre pays occidentaux, avant même que son application ne soit paralysée.
Sa stagnation a conduit la Russie à durcir ses requêtes, demandant voire exigeant la conclusion d’un nouveau traité de sécurité européenne qui aurait, en particulier, écarté l’OTAN de ses frontières. Au passage, c’est peut-être par là qu’il aurait fallu commencer, et commencer voici trente ans, après la chute de l’URSS. La Conférence sur la sécurité et la confiance en Europe (CSCE) avait alors facilité la disparition pacifique du camp socialiste. Elle aurait pu et dû servir de cadre à la reconstruction d’une structure de sécurité paneuropéenne, au lieu de méconnaître les préoccupations légitimes de sécurité de la Russie et de reconstituer les lignes de clivage d’une confrontation révolue, l’affrontement Est-Ouest.
On ne peut pas dire qu’élargir l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, y compris en incorporant d’anciennes républiques de l’Union Soviétique, ait été une contribution positive à la sécurité européenne. Le présent conflit l’illustre de façon éclatante. On ne peut pas dire non plus qu’ignorer purement et simplement les demandes russes ait été avisé – sauf à considérer qu’il s’agissait de provoquer une réaction violente de Moscou et saisir cette occasion de mener une guerre par procuration contre la Russie, ce qui apparaît comme la situation actuelle. Ne cédons pas au complotisme. Observons simplement que l’une des fonctions du droit est de nature préventive. Négocier et conclure un traité collectif, par lequel les intérêts de sécurité de tous les Etats européens auraient été reconnus et protégés aurait mieux servi la paix et la sécurité qu’une extension unilatérale et indéfinie de l’OTAN. Tout Etat a droit à la sécurité et la sécurité doit être égale pour tous.
– Ensuite, si le droit n’a pu remplir sa fonction préventive, qu’en est-il de sa réaction face à l’agression ? La Charte des Nations prévoit, dans son Chapitre VII que, dans une pareille hypothèse, le Conseil de sécurité peut qualifier la situation et prendre les mesures nécessaires, y compris coercitives, y compris armées, pour y mettre fin et rétablir la paix et la sécurité internationales. Il a été saisi, mais la Russie dispose d’un droit de veto, comme les quatre autres membres permanents. Elle s’est donc opposée à toute résolution en ce sens. Apparaît alors une conséquence inattendue de ce veto, dont les effets sont encore imprévisibles. L’Assemblée générale, avec l’approbation des pays de l’Union européenne dont la France, également membre permanent, a voté une résolution aux termes de laquelle les membres du Conseil devraient justifier devant eux leur recours au veto[2]. Elle aspire ainsi à se constituer comme une sorte de cour d’appel face au Conseil de sécurité.
La légalité de cette résolution par rapport à la Charte est douteuse. D’une part ni le Conseil de sécurité ni ses membres ne sont subordonnés à l’Assemblée générale. Les deux organes, Assemblée et Conseil, sont indépendants l’un de l’autre. D’autre part, une condamnation par l’Assemblée d’un Etat pour usage du veto serait plus dangereuse qu’utile. Au minimum il n’en tiendrait aucun compte, et au pire il se retirerait de l’ONU, ce qui, dans le cas de la Russie, tuerait l’Organisation. Quant aux positions doctrinales appelant à la suppression du droit de veto, elles relèvent d’une incompréhension fondamentale de la Charte, qui n’existerait pas sans lui. Imagine-t-on que les Etats-Unis ou la Chine, pour ne citer qu’eux, accepteraient d’être subordonnés à une majorité d’autres Etats ? Voilà une question qui s’autodétruit en s’exposant.
– Enfin, on ne peut méconnaître que la Russie peut invoquer de fâcheux précédents, que certains pays qui l’accusent – à juste titre – semblent avoir oublié. La Turquie n’a-t-elle pas envahi, et continue à occuper depuis 1974, Chypre, Etat indépendant – la Turquie membre de l’OTAN, sans que ses membres s’en émeuvent ? La Serbie n’a-t-elle pas été longuement bombardée en 1979 par certains membres de l’OTAN pour obtenir l’évacuation puis l’indépendance du Kosovo qui était une région serbe, et ceci sans autorisation du Conseil de sécurité ? Le Conseil avait-il autorisé l’intervention américaine-britannique en Iraq en 2003, créatrice du chaos postérieur dans la région ? Ces actions n’ont-elles pas entraîné nombre de victimes civiles, pudiquement baptisées « dommages collatéraux » ? Et en Libye en 2011, les intervenants, coordonnés par l’OTAN, ont-ils bien respecté les limites de l’autorisation du Conseil ? Lorsqu’elle invoque la nécessité de libérer l’Ukraine d’une oppression de type nazie, la Russie n’est certes pas de bonne foi, mais ses accusateurs peuvent être quant à eux accusés de leur avoir donné de mauvais exemples. Se draper dans le droit peut aussi relever d’un cynisme fieffé.
[1] Résolution adoptée le 2 mars 2022 lors d’une session extraordinaire de l’Assemblée générale. 5 Etats ont voté contre, 35 se sont abstenus, dont la Chine, l’Inde, le Brésil.
[2] Rés. A/76/262 du 26 avril 2022. L’Assemblée se propose d’organiser un débat à chaque occurrence d’’usage du veto, avec demande au Conseil de sécurité de lui présenter un rapport préalable. Cette logique est très différente de la pratique de 2003, lorsque le Conseil, avant l’attaque américano-britannique contre l’Iraq organisa des auditions devant lui de tous les Etats membres qui le souhaitaient. Sur les quelque 140 Etats qui se manifestèrent, la plus grande partie désapprouva l’intervention. Le Conseil ne l’autorisa pas mais ne put non plus l’empêcher. Serge Sur, Le Conseil de sécurité dans l’après 11 Septembre, LGDJ, 2004.