Par Serge Sur, le 30 juin 2022
Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas, Membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques)
Avez-vous vu Ouragan sur le Caine[1] ? Voici un film américain, datant de 1954, consacré à un épisode maritime imaginaire de la Seconde guerre mondiale. A priori rien à voir avec l’agression de la Russie contre l’Ukraine en 2022. Qu’on en juge. Mais…
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Le Caine est un dragueur de mines américain, assez vieillot, assez poussif, engagé dans le Pacifique. L’officier qui le commande au début du film semble assurer une autorité bonhomme et relâchée qui amollit l’équipage. Arrive un jeune enseigne, sortant de l’école navale, qui doit s’insérer dans ce milieu et va devenir un témoin puis un acteur secondaire du drame qui constitue le cœur du film. Le commandant est remplacé par un nouvel officier, le Capitaine Queeg, alias Humphrey Bogart, un peu à contre-emploi et dont c’est l’un des meilleurs rôles. Queeg est un officier de carrière, fatigué et probablement frustré par la lenteur de son avancement. Il est un mélange incohérent de zèle, d’exigence et de distraction. Il entreprend, jugulaire, jugulaire, de rétablir la discipline des matelots par une application rigoureuse des règlements. Son autoritarisme s’applique aussi bien aux officiers, déconcertés et muets devant ce changement radical de commandement.
Divers incidents mineurs illustrent une incompréhension croissante. Le commandant semble se donner comme priorité la maîtrise de l’équipage au détriment des missions d’entraînement ou de guerre qu’il est conduit à mener. Il en résulte erreurs et fautes, qui d’abord portent atteinte aux tâches confiées au navire, ensuite au navire lui-même. Dans ce contexte, au sein d’une galerie d’officiers très divers, la plupart civils mobilisés, intervient l’un d’entre eux, romancier, Tom Keefer, alias Fred MacMurray. Il mène une campagne souterraine pour convaincre les autres que le capitaine Queeg est un paranoïaque dangereux, qu’il conviendrait d’écarter du commandement. Il est le plus cultivé, connaît les maladies mentales face à des officiers peu versés en la matière. Il s’efforce particulièrement de persuader le second du navire, le lieutenant de vaisseau Maryk, alias Charles Van Johnson, dévoué et modeste, qui pourrait prendre la tête d’une mutinerie.
L’occasion est fournie lorsque le Caine est pris dans un cyclone où il pourrait périr avec son équipage. Le commandant Queeg semble paralysé, incapable de prendre les décisions qui s’imposent et que lui recommandent ses officiers. Le second, Maryk, relève alors Queeg de son commandement, approuvé ou suivi par les officiers. Il sauve le navire mais s’est rendu responsable d’un acte de mutinerie, particulièrement grave en temps de guerre. Il passera donc en cour martiale au retour du Caine, avec l’enseigne qui était à ses côtés, Willie Keith, alias Robert Francis. Les mutins risquent leur tête. Le capitaine Queeg, témoin au procès, tient sa revanche et se délecte de leur infortune. Il attend vengeance et réhabilitation de son propre comportement, qu’il justifie en tous points. Le coup de grâce semble donné par l’officier provocateur, Tom Keefer, appelé comme témoin de la défense et qui refuse lâchement de se prononcer. Il n’a rien remarqué et rien inspiré. Les accusés le regardent avec consternation et incrédulité. La cause semble entendue, la condamnation certaine.
Mais l’avocat de la défense, le lieutenant Barney Greenwald, alias José Ferrer, jusqu’alors très passif, retourne la situation dans le contre-interrogatoire du capitaine Queeg. Il le soumet à une série de questions sur son comportement à l’égard de l’équipage, avec notamment une histoire de vol de fraises qui a donné lieu à une enquête folle mobilisant vainement le navire. Le sujet révèle la personnalité du capitaine et la dévoile devant la cour. Il le montre obsédé par de minuscules problèmes qui deviennent affaires d’Etat. Le sommet est atteint lorsque Queeg sort de sa poche deux billes de métal qu’il étreint et agite compulsivement en articulant griefs et reproches futiles contre l’ensemble de l’équipage. Devant les mines attristées des juges, même des accusés et de l’avocat, il cherche à se reprendre mais l’effet est produit. Il est bien malade, il était inapte au commandement. L’acquittement n’a même pas besoin d’être filmé.
Queeg en crise de paranoïa devant la Cour martiale
Le film ne s’arrête pas là. Une soirée réunit les officiers et leur avocat. Le provocateur, qui s’était dérobé au témoignage, ose se présenter – ou plutôt, comme il le dit lui-même, n’ose pas ne pas se présenter. L’avocat le tance, l’insulte puis lui lance le contenu de son verre au visage. La fête est finie. L’avocat a cependant expliqué aux officiers qu’ils sont en réalité tous coupables. Au début des tensions avec l’équipage, Queeg a demandé leur concours aux officiers et, sans s’excuser formellement, a implicitement sollicité leur sympathie. Il a souligné qu’il était un homme parmi d’autres, avec ses défauts. Il a sollicité leur aide. Elle lui a été refusée en silence, ce qui a accru son sentiment de vivre en milieu hostile, sa paranoïa. Ces officiers sont donc autant responsables que Queeg de l’ouragan sur le Caine – et surtout l’intellectuel capon qui a poussé à la mutinerie. On peut s’arrêter à cette leçon pour ce qui nous intéresse. Mais n’oublions pas que le film ne peut médire de l’armée des Etats-Unis. L’enseigne Willie Keith est accueilli dans un plus grand navire de combat par l’ancien commandant du Caine, qui le regarde avec sévérité puis lui confie la délicate manœuvre de sortie du port. Rédemption ! Vive la marine de guerre américaine !
Greenwald rend les officiers responsables de la mutinerie
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Comme tous les chefs d’œuvre, Ouragan sur le Caine se prête à de multiples interprétations. Le film ouvre à des significations diverses, il peut servir de métaphore pour des situations imprévues. C’est ainsi que l’on peut, par certains aspects, le rapprocher du conflit russo-ukrainien. Ouragan sur l’Ukraine… Outre le contexte guerrier, on y retrouve des types de protagonistes et de relations humaines. Au capitaine Queeg correspond Vladimir Poutine, frustré, privé d’une autorité internationale et d’un empire sur les hommes qu’il cherche à reconquérir par la force. Au provocateur, Tom Keefer, qui se cache derrière d’autres acteurs qui sont en première ligne répond Joe Biden, qui a poussé l’Ukraine à renforcer son défi contre la Russie, et dont Volodymyr Zelenski, sans doute plus loquace et agité que l’infortuné lieutenant Maryk, apparaît comme l’instrument. L’incertitude des officiers rappelle celle de l’Union européenne, qui applique à regret et à son détriment des sanctions inspirées par Washington. Quant à l’enseigne Willie Keith, juvénile, novice et faible maillon entre deux feux, il évoque le président Macron, oscillant entre fermeté et apaisement, ludion lancé dans un drame trop grand pour lui – et qui termine sur le banc des accusés.
Si l’on poursuit la métaphore, l’avocat des accusés, le lieutenant Barney Greenwald, devient un analyste impartial. Il observe que sans doute Poutine – Queeg est bien un commandant fautif, mais que la responsabilité de ses errements est pour le moins partagée. En demandant, voici de longues années, que ses besoins de sécurité soient pris en considération, il en appelait à un système de sécurité solidaire pour l’Europe tout entière. L’OSCE offrait un cadre et un modèle. La réponse a été le silence et l’extension de l’OTAN, ce qui revenait non seulement à le laisser à l’écart mais surtout à le considérer comme un ennemi qui n’était pas nommé tout en étant clairement ciblé.
Si l’Europe tout entière devient la métaphore du Caine, la survie et la réussite du navire reposent sur l’homogénéité et l’entente de son équipage dans toutes ses composantes. En choisissant la division plus que la conciliation, les pays d’Europe occidentale ont assumé le risque de la renaissance de clivages géopolitiques qui ne bénéficient qu’aux Etats-Unis et à la Chine. Les traîneurs de sabre européens de l’OTAN, stratèges en chambre, dénoncent à l’envi l’agression et les exactions de la Russie. Ils devraient rentrer en eux-mêmes et mesurer leur responsabilité, ou plutôt leur irresponsabilité face à une tragédie qu’ils ont contribué à nouer, et sont bien incapables de dénouer.
Paul Valéry écrivait que l’histoire est une science inutile, qu’elle n’apprend rien à personne. En réalité, il serait plus exact de dire que le sens des évènements change avec le temps. Lorsque l’acte final de la conférence d’Helsinki a été signé, en 1975, on y a d’abord vu un immense succès pour l’URSS, qui obtenait la validation de ses acquis territoriaux en Europe après 1945 sans presqu’aucune contrepartie. Quinze ans plus tard le mur de Berlin était renversé, le camp socialiste dissous et l’URSS elle-même s’effondrait. Le processus d’Helsinki et la CSCE remportaient alors un succès aussi historique qu’imprévu. La décomposition du monde soviétique, le triomphe occidental, étaient en outre pacifiques et démocratiques. Hosannah ! Une ère nouvelle commençait. Trente ans après, le tableau a radicalement changé. Les démocraties reculent, l’Europe connaît la guerre en son centre, et la Chine, puissance autocratique et conquérante, est en passe de devenir le pays dominant face à des Etats-Unis divisés et incertains. Là encore, les suites de la chute de l’URSS se trouvent inversées.
L’origine, et là nous retrouvons le Caine, tient à la politique suivie par les pays occidentaux. Au lieu d’aider la Russie à se démocratiser, de la réintégrer pleinement en Europe comme pilier de la sécurité paneuropéenne, on l’a repoussée, commencé à la piller voire tenté de la décomposer. En même temps les Etats-Unis lançaient une mondialisation qui, au lieu de répandre la paix et la démocratie par le doux commerce cher à Montesquieu, a renforcé le régime totalitaire chinois, accéléré sa montée en puissance et la dépendance de l’économie internationale à son égard. C’est l’inverse qu’il aurait convenu de faire, et les fautes américaines n’ont pas été compensées par la faiblesse européenne.
L’Union européenne aurait pu défendre ses intérêts propres au lieu de devenir la balle de ping-pong au-dessus du jet d’eau. Elle a accepté l’extension de l’OTAN jusqu’à chatouiller les narines de la Russie, elle l’a rejetée le plus loin possible à l’Est, dans les bras de la Chine, à son détriment. Elle en subit aujourd’hui les conséquences. Désormais les citoyens de l’Europe occidentale vivent en Otanie beaucoup plus que dans l’Union européenne, au grand bénéfice des Etats-Unis qui a su la domestiquer. On devrait se souvenir des propos tenus à Kiev en 2014, au moment de Maidan, par l’américaine Victoria Nuland, responsable de l’Ukraine au département d’Etat : Fuck the European Union ! Mme Nuland est à nouveau en charge de l’Ukraine dans l’Administration Biden, et cette imprécation est plus que jamais d’actualité.
[1] The Caine Mutiny (1954), technicolor, Edward Dmytryk, adapté du roman éponyme de Herman Wouk (1951), avec notamment Humphrey Bogart, José Ferrer, Van Johnson, Fred MacMurray, Robert Francis, Lee Marvin. A noter que l’acteur britannique Michael Caine a choisi son nom de scène à partir du titre du film.