ThucyBlog n° 231 – Ukraine : guerre et paix

Crédit photo : United Nations Development Programme Ukraine

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Par Guillaume Berlat, le 4 juillet 2022 

« En aucun cas, la guerre n’est un but par elle-même. On ne se bat jamais, paradoxalement, que pour engendrer la paix, une certaine forme de paix » (Clausewitz). Après plus de trois mois de conflit, la question du retour à la paix est présente dans tous les esprits même si elle semble éloignée à ce jour tant les deux adversaires ont encore envie d’en découdre. Il va falloir passer de la coercition à la coopération, quoi qu’il en coûte Mais, d’ici là, un indispensable retour en arrière s’impose pour tenter de comprendre d’où nous venons, où nous sommes et où nous allons dans l’avenir. Une évidence s’impose : l’Ukraine a déjà gagné une bataille en mettant en échec une des armées que l’on pensait la plus puissante au monde. Mais, pour autant, est-elle assurée de gagner la guerre sur le long terme ? Rien n’est moins sûr au regard des derniers développements si tant est qu’ils se confirment. Et, en dernière analyse, l’Ukraine est-elle en mesure de gagner, une bataille encore plus ardue, celle de la paix ?

L’Ukraine a déjà gagné une bataille

Le « Blitzkrieg » russe lancé le 24 février 2022 s’est transformé en Bérézina en quelques jours. L’armée russe (« puissance militaire fantasmée à l’épreuve », Isabelle Facon) a amplement démontré l’étendue de ses faiblesses, son manque de cohérence, son état d’impréparation. Une sorte d’amateurisme incompréhensible. Ce qui devait être une partie de campagne a pris les allures d’une campagne de prise à partie par des Ukrainiens déterminés, entraînés, formés aux nouvelles technologies. Faute de parvenir à un écrasement total du pays, Vladimir Poutine a dû se résoudre à changer de stratégie. Il a concentré le gros de ses troupes dans le Donbass et au bord de la mer Noire. Pour ce qui le concerne, le président Volodymyr Zelenski s’est révélé comme un président de crise maniant à la perfection l’arme de la communication, sachant motiver une armée agile et efficace. Cette dernière a su faire le meilleur usage des armes les plus sophistiquées livrées par les Occidentaux.

Comment résumer simplement la situation ? Sur le terrain, la partie ukrainienne, dopée par les succès tactiques et les fournitures de matériels par les Occidentaux, singulièrement américains, semblait passer de l’espoir de résistance à la certitude de victoire (Cf. les déclarations répétées du président ukrainien). Sur le terrain, la partie russe, revenue de l’illusion d’une « opération-militaire-spéciale fraiche et joyeuse », parait s’enliser dans une « sale guerre », d’usure, d’attrition, d’exactions[1]. Une sorte de répétition de la guerre en Afghanistan, pensent certains. L’avenir nous le dira. Quid, dans ces conditions, des chances pour Kiev de gagner la guerre dans un avenir proche ? Or, rien n’est simple dans ces périodes où tout est à recommencer où et l’on ne doit pas confondre court et long terme, communication et stratégie, guerre classique et guerre hybride, guerre locale et guerre globale.

L’Ukraine n’a pas encore gagné la guerre

Depuis la date de son lancement, la guerre militaire (« opération militaire spéciale ») a pris un tour plus global. Elle est devenue diplomatique – avec la résurgence d’une sorte de non-alignement de nombreux États hors d’Europe -, humanitaire, économique, financière (reprise de l’inflation) commerciale (hausse des prix des matières premières), énergétique, alimentaire… alimenté par les trains successifs de sanctions occidentales, Ersatz d’intervention militaire, européennes en particulier. Moscou n’a, à ce jour, pas perdu la guerre économique contrairement à ce que les Occidentaux pensaient initialement. En cas de prolongation des hostilités, le monde doit se préparer à une crise globale de grande ampleur : inflation galopante, risque de stagflation, pénuries alimentaires, inquiétude chez les investisseurs…

Cette situation ne va-t-elle pas conduire à une lassitude de l’opinion publique occidentale – versatile par nature – à l’égard de cette guerre ?[2] Et cela d’autant plus si elle se prolongeait comme le pense le secrétaire général de l’OTAN. Après trois mois de conflit, même affaibli, Vladimir Poutine a infligé de lourdes pertes civiles et militaires aux Ukrainiens. Il a indirectement contraint femmes et enfants à quitter le pays. Il a créé 15 millions de citoyens en situation de précarité. Il a détruit une grande partie des infrastructures vitales. Il a mis à mal l’agriculture ukrainienne privée de débouchés extérieurs par la mer Noire, Moscou jouant habilement de l’arme du blé, encourageant au passage la spéculation financière tout en créant de graves pénuries alimentaires en Afrique (Cf. entretien du président du Sénégal et de l’Union africaine, Macky Sall avec Vladimir Poutine). Une question est dès lors posée. Combien de temps la population ukrainienne acceptera-t-elle de telles souffrances sans s’interroger sur l’utilité d’une prolongation indéfinie des hostilités avec victoire à la clé ? Il est déraisonnable de faire l’impasse sur cette problématique au moment où les deux belligérants adaptent leur stratégie au contexte évolutif du terrain.

L’Ukraine peut-elle gagner la paix ?

Alors que la guerre s’enlise et que la Russie n’occuperait que 20% du territoire ukrainien, il faudrait – sauf évènement imprévisible – des mois à l’Ukraine pour obtenir un avantage comparatif décisif. Gagner une bataille ne signifie pas automatiquement gagner la guerre. Face au réel, le président Zelensky ne sera-t-il pas contraint d’explorer les tortueux chemins de la paix, de trouver une paix juste à l’issue d’une guerre injuste ? C’est le risque qu’il court surtout s’il doit accepter certaines des conditions refusées avant le conflit : neutralisation, statut particulier du Donbass. À tout le moins, ses déclarations du 7 juin 2022 – il veut une victoire sur le champ de bataille avant toute négociation – ne relèvent-elles pas du vœu pieux ? Sur le long terme, la puissance russe ne va-t-elle pas avoir raison des faiblesses ukrainiennes accumulées ? Pareille hypothèse ne peut être exclue. Gouverner, c’est prévoir. Par ailleurs, il importe de noter les lignes de fracture entre Européens sur les buts de guerre en dépit des déclarations mettant en avant leur unité (Cf. accord sur l’octroi d’un statut de candidat immédiat à l’Ukraine). Alors que Pologne et pays baltes poussent à la poursuite du conflit, Allemagne, France et Italie privilégient la voie de la négociation.

À partir du moment où la guerre s’avérera un jeu perdant-perdant pour un ou deux de ses protagonistes, se posera indubitablement la question de la sortie de crise et son prix pour eux et son corollaire, comment arrêter la guerre et lancer le chantier de la paix ? Le coordonnateur de l’ONU pour l’Ukraine, Amin Awad, déclare le 5 juin 2022 : « Cette guerre n’aura pas de vainqueur » tout en ajoutant : « Nous avons besoin de paix. La guerre doit cesser », a-t-il exhorté. Une fois le principe de la paix admis par les deux parties, restera à déterminer les délicats paramètres d’une négociation imposée ou concertée. L’expérience montre qu’il ne s’agit jamais d’un long fleuve tranquille : négociation directe ou médiation impliquant un ou plusieurs tiers. Aucune hypothèse ne doit être exclue alors que la guerre a débuté, il y a déjà quatre mois afin de s’y préparer à le plus en amont possible et ne pas être pris par surprise. Cela s’appelle la realpolitik.

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« Si les diplomates faisaient bien leur travail, les militaires seraient inutiles (Marcel Achard). C’est que la diplomatie paie toujours, sans pour autant condamner à l’impuissance. Encore faut-il qu’elle déploie ses multiples trésors au moment opportun ! Rappelons une vérité d’évidence : la paix n’est conclue que par des gens en guerre. Et tout peut arriver, le meilleur comme le pire. Excellent chef de guerre, le président ukrainien se montrera-t-il à la hauteur des espoirs placés en lui sur le plan diplomatique ? Rien n’est certain, à ce stade. Quid des alliés de Kiev ? « De Washington, ou de toute autre capitale, une illusion peut facilement s’emparer de nos dirigeants : il est tentant de croire que l’on pourrait définir à distance de manière très précise, ce à quoi la guerre ressemblera ou doit ressembler »[3]. Est-ce une surprise ? Certainement pas tant nous nous trouvons au cœur d’une problématique cardinale des relations internationales, celle de la guerre et de la paix.

[1] Geostratégica. L’agora stratégique 2.0, Édito n° 91/12 du 17 mai 2022.

[2] Hélène Bienvenu/Jean-Baptiste Chastand, La générosité envers les Ukrainiens s’étiole en Europe centrale, Le Monde, 11 juin 2022, p. 5.

[3] Marc-Olivier Bherer (propos recueillis par), Timoty Snider : « Hier comme aujourd’hui, c’est en Ukraine que se joue la sécurité de l’Europe », Le Monde, 10 juin 2022, pp. 28-29.