ThucyBlog n° 235 – De la casquette à la jaquette ou de l’administration coloniale à la diplomatie africaine

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Par ThucyBlog, le 27 juillet 2022

Au moment où le landerneau diplomatique est en émoi en raison des conséquences de la réforme de la haute fonction publique sur le fonctionnement du Quai d’Orsay, un bref retour sur le passé s’impose. Au tournant des années soixante, la Maison des bords de Seine accueille bon nombre d’administrateurs de nos ex-colonies. Ces anciens de l’École nationale de la France d’Outre-Mer (ENFOM sise avenue de l’Observatoire dans les actuels locaux de l’ENA/INSP) furent intégrés dans le corps diplomatique comme secrétaires, conseillers ou ministres plénipotentiaires. Ils apportèrent, le plus souvent, à la diplomatie française leur connaissance fine de l’Afrique, ainsi que leur expérience acquise sur le terrain. Curieuse évolution d’un haut fonctionnaire passant en un tournemain du statut d’administrateur des colonies françaises à celui de représentant de la France dans des entités devenues indépendances à la faveur de la décolonisation voulue par le général de Gaulle ! Passage également du temps de la France puissance colonisatrice à la très décriée Françafrique dont Emmanuel Macron prononce la fin lors de son discours de Ouagadougou (28 novembre 2017). Maurice Delauney nous relate cette mue dans ses Mémoires consacrées à ses fonctions d’administrateur des colonies (Cameroun, Madagascar, Dahomey, Nouvelles-Hébrides) puis à ses fonctions diplomatiques (ambassadeur au Gabon à deux reprises et à Madagascar)[1]. Nous avons scindé la présentation des extraits de son ouvrage en deux parties correspondant aux deux grandes étapes de la Carrière de Maurice Delauney.

Administrateur de la France d’Outre-mer en Afrique 

 Mon patron, M. Raoul, témoigna heureusement, à mon égard, de beaucoup de compréhension. Il prit le temps de m’apprendre les premiers éléments de mon métier, de me donner toutes sortes de conseils, théoriques et pratiques. Il m’enseigna surtout l’art de comprendre l’Afrique et les Africains.

J’entreprenais également de vastes déplacements à l’intérieur du pays, le plus souvent à cheval. J’étais en général accompagné d’une petite escouade et notre arrivée au grand galop dans les villages avait belle allure. Elle s’accompagnait d’une pétarade de fusils de traite ; les cavaliers Kotoko ou arabes adoraient ce genre de manifestations.

C’est à cette époque que furent organisées, pour la première fois en Afrique, (ndlr : il s’agit du Cameroun juste après la Seconde Guerre mondiale) des élections au suffrage universel. Elles exigèrent un gros travail d’information et aussi de préparation matérielle. Je connus, alors, dans ce pays Bassa politiquement difficile, les premières agitations d’une campagne démagogique. Ce qui sur un plan pratique n’arrangeait rien. Mais les instructions de Paris étaient formelles. L’Afrique devait faire l’apprentissage de la démocratie. C’est avec nostalgie que je dus quitter ce pays attachant… C’était en 1954. Le Maroc et la Tunisie connaissaient déjà l’insécurité. Mais tout était calme en Algérie. Beaucoup de nos compatriotes affirmaient qu’il ne s’y passerait jamais rien.

Les fonctions que je devais occuper étaient toutes nouvelles pour moi (ndlr : il s’agit de Madagascar). Au lieu de mener une vie active, de parcourir la brousse, de visiter des chantiers, je me retrouvai dans un bureau austère. On était alors en 1955 et quelques dix-sept années plus tard, je devais retrouver certaines d’entre eux aux postes les plus en vue, soit de hauts fonctionnaires, soit de membres du gouvernement.

En 1956, et depuis quelques années, la région Bamileke (ndlr : il s’agit du Cameroun) vivait dans une atmosphère de sourde agitation… C’était le signal de la révolte… Mais la plupart de ceux qui avaient été condamnés pour des motifs politiques prirent la brousse, ce qu’on devait appeler plus tard « le maquis » et constituèrent le noyau de ce qui devint rapidement une véritable « rébellion »… Malheureusement, au terme d’une période de quelques mois au cours de laquelle on avait cru devoir ouvrir les prisons et libérer prématurément les hommes qu’on estimait « récupérables », un terrorisme larvé devait faire sa réapparition, s’étendre aux régions voisines et même à Douala (ndlr : à la fin des années 1950).

Notre politique consistait donc à tenter de maintenir un juste équilibre susceptible de permettre au pays (ndlr : il s’agit du Dahomey) d’évoluer progressivement vers une indépendance qui devait se passer sans heurts…  Lorsque le général de Gaulle décida de donner l’indépendance à tous les États membres de la Communauté, ce ne fut pas l’enthousiasme au Dahomey.

Ma « lettre d’instruction » du ministre précisait qu’il était « indispensable de coopérer avec les Britanniques dans le sens de la coordination et de l’administration condominiale » (ndlr : il s’agit des Nouvelles-Hébrides dans le Pacifique). Mais elle me demandait aussi de développer le caractère spécifique de notre influence et de « veiller à ce qu’aucune évolution ne soit précipitée avant que nos positions, encore fragiles, aient pu trouver une assise plus large » … Mais les décisions les plus importantes faisaient préalablement l’objet d’un examen minutieux de Jacques Foccart. Elles étaient ensuite exposées et discutées au cours d’un « conseil « retreint » qui rassemblait sous l’autorité du Président de la République, le Premier ministre et les membres du gouvernement concernés… La veille de ce conseil, le général (de Gaulle) recevait les différents chefs de territoire. Les audiences avaient été préparées par Jacques Foccart… Ce furent, je crois, parmi les plus grands souvenirs de ma carrière que ces conférences annuelles présidées par le général, toujours soucieux, toujours attentif à ce qui pouvait, dans une certaine partie du monde, maintenir et assurer l’influence de la France.

Ambassadeur de France en Afrique 

 Les affaires africaines, il est vrai, étaient traitées à Paris de manière fort complexe. Elles le sont toujours. M. Georges Pompidou, alors Premier ministre, me tint, sur le ton de la plaisanterie, lors de l’audience qu’il m’accorda, des propos que je crois devoir rapporter à peu près en ces termes : « Vous allez au Gabon, mon cher Ambassadeur, et votre rôle ne sera pas toujours facile. Non seulement sur place, mais aussi au niveau de vos contacts parisiens. Car vous aurez plusieurs patrons. D’abord le général qui, comme vous savez, s’intéresse de très près à l’Afrique. Monsieur Foccart, bien entendu. Le ministre des Affaires étrangères et son secrétaire d’État. Le ministre de la Coopération avec lequel vous devez avoir les rapports les plus étroits. Moi-même, enfin, qui ne peut me désintéresser de tout ce qui, de près ou de loin, concerne la politique étrangère de la France. Tâchez mon cher Ambassadeur, de rechercher et de trouver celui de ces patrons qui, au moment opportun, sauront vous comprendre, vous aider et vous donner les instructions que bous sollicitez. Cela ne sera pas facile. Mais bonne chance quand même ! ».

Au cours de ces déjeuners, toujours en comité très restreint, le général se montrait aimable et disert. Je me souviens qu’un jour, parlant de la presse française, le général posa à brûle-pourpoint cette question au président Léon Mba : « Bien entendu, Monsieur le Président, vous lisez Le Monde… » « Oui » répondit, pour être aimable et parce que c’était sans doute vrai, le président Léon Mba. « Et bien, vous avez tort, Monsieur le président » dit le général, « car c’est un journal de menteurs, qui raconte n’importe quoi et va chercher ses ragots dans les couloirs du Quai d’Orsay… N’est-ce pas Monsieur l’Ambassadeur ? dit-il en se tournant vers moi. La première page de l’histoire du Gabon indépendant venait d’être tournée (ndlr : avec le décès de Léon Mba le 28 novembre 1967) …. Chef de l’État à trente-deux ans, le plus jeune de l’Afrique de l’époque, le président Bongo n’eut aucune difficulté à prendre en main les commandes et les destinées du Gabon.

En ce mois de septembre 1972, il régnait à Tananarive (ndlr : à Madagascar) une certaine confusion. Le président Tsiranana était encore chef de l’État… mais l’autorité, en fait, était entre les mains du général Ramanantsoa, chef du gouvernement. J’eus alors toutes sortes de difficultés à présenter mes lettres de créances… Le point culminant de cette agitation eut lieu dans le cadre très particulier de Diego-Suarez… On put lire en première page du journal « Tselatra » : « Expulsez Delauney ! ». Ma mission se poursuivit donc dans un contexte nouveau parsemé d’embûches que je m’efforçai d’éviter constamment pour préserver l’essentiel de notre présence et de nos intérêts (ndlr : le ministre Ratsiraka aurait exigé à plusieurs reprises le départ de l’ambassadeur de France) … Dans ce contexte troublé, je concluais, dans mon rapport de fin de mission, qu’il fallait se résigner à observer et à subir, quoi qu’il en coutât…

Au Quai d’Orsay, on se montrait peu favorable à mon retour au Gabon. Ce n’était pas dans les habitudes de la maison ! On s’efforça simplement de faire traîner les choses en longueur, et ce n’est qu’au mois de mars 1975 que ma désignation fut officiellement acquise. … Mon retour au Gabon se passa de manière très simple comme si je n’avais jamais quitté ce pays. Le président Bongo était manifestement satisfait de me revoir à Libreville. Une certaine presse française, cependant, n’avait manqué de commenter sur le mode satyrique une décision qui lui permettait, une fois de plus, de critiquer la politique africaine du président Giscard d’Estaing…. Depuis 1972, le Gabon s’était considérablement transformé : au niveau diplomatique …sur le plan économique (nouveaux gisement pétroliers) … sur le plan des infrastructures routières (construction du chemin de fer « Transgabonais ») … sur le plan international (conférence des chefs d’État de l’Organisation de l’Unité africaine) … (ndlr : Maurice Delauney occupera ses fonctions de 1975 à 1979).

Le choix de mon successeur devait s’arrêter sur un de mes amis, que le président Bongo connaissait bien et qui avait sa confiance, Maurice Robert (ndlr en 1979). Homme d’une grande expérience, c’était un militaire de carrière qui avait quitté l’armée avec le grade de colonel. Il était alors responsable d’un des secteurs les plus importants du SDECE….

Si j’ai réussi, au cours de ces pages, à apporter un témoignage, je demande au lecteur, de penser à travers ma personne, à tous ceux qui ont contribué à construire l’Afrique et à préparer son avenir.

[1] Maurice Delauney, De la casquette à la jaquette ou de l’administration coloniale à la diplomatie africaine, La Pensée universelle, 1982.