ThucyBlog n° 234 – Les racines du ciel : un Goncourt 1956 aux accents écologiques

Crédit photo : Ikiwaner (licence CCA)

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Par ThucyBlog, le 20 juillet 2022

Il n’est nul besoin de présenter Romain Gary (1914-1980). Ce séducteur enchaîna successivement les habits de héros de la France libre, d’écrivain en herbe juste après-guerre avec Éducation européenne (récompensé par le prix des critiques l’année de sa parution en 1945), de diplomate (entré au Quai d’Orsay en 1945 par la voie du concours du cadre complémentaire, il enchaînera plusieurs postes diplomatiques et consulaires. Il quittera la Maison des bords de Seine en 1961), puis d’écrivain à succès. Il recevra le prix Goncourt, une seconde fois, en 1975, pour La vie devant soi publié sous le pseudonyme d’Émile Ajar. Revenons quelques années en arrière ! Alors qu’il occupe le prestigieux poste de consul général à Los Angeles (1956-1961), il est chargé d’effectuer un bref intérim à l’ambassade de France à La Paz). C’est là qu’il apprend, le 4 décembre 1956, avoir été récompensé par les Goncourt pour son roman Les racines du ciel. L’accueil de la critique est pour le moins contrasté tant son style (peu académique) et sa narration (peu orthodoxe) déboussolent les milieux littéraires germanopratins. Après de longues tractations avec la direction du personnel, il peut rentrer à Paris. Il entre désormais dans le cercle restreint des diplomates écrivains. L’homme Romain est en avance sur son temps. Il fait preuve de clairvoyance. Il a été fortement marqué par son séjour en Afrique équatoriale française durant la Seconde Guerre mondiale. On pourrait qualifier Romain Gary de défenseur de l’écologie et non d’écologiste. Les racines du ciel[1], qui stigmatise la chasse à l’éléphant en Afrique, est qualifié à l’époque de premier roman écologique. Mais au-delà, ce Goncourt 1956 est aussi un grand roman africain de la décolonisation où les indépendances sont métaphorisées par la lutte de Morel, ancien détenu des camps de concentration, pour sauver les éléphants de l’extermination (Pascal Bruckner). Apparaissent également les problématiques de l’islam, des multiples trafics, des méfaits d’un colonialisme aveugle… Toutes questions dont on mesure aujourd’hui l’importance sur le continent africain.

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On présentait manifestement aux tribus africaines la civilisation occidentale comme une immense faillite à laquelle elles devaient à tout prix s’efforcer d’échapper. Voilà l’image qu’on leur offrait de l’Occident. C’est tout juste si on ne les suppliait pas de retourner à l’anthropophagie considérée comme un mal moindre que la science moderne avec ses armes de destruction, si on ne les invitait pas à adorer leurs idoles de pierre, dont l’espèce de Morel, justement, bourraient, comme par hasard, les musées du monde entier. Ah, il s’agissait bien des éléphants !

Le colonialisme vivait ses dernières heures, mais ne voulait pas le savoir. À Kano, en Nigéria britannique, des troubles politique venaient d’éclater entre partisans et adversaires de la Fédération à l’est les Mau-Mau mettaient à feu et à sang les territoires les plus pacifiques de l’Afrique – du nord venait le bruit menaçant de l’islam, qui empruntait une fois de plus les anciennes voies des marchands d’esclave – au sud, enfin, l’Afrique des Boers réveillait dans l’âme noire les plus anciennes plaies.

Il est possible que ce qu’on appelle la civilisation consiste en un long effort pour tromper les hommes sur eux-mêmes – et c’est ce qu’a fait l’Angleterre. Nous croyons profondément à une certaine décence élémentaire chez tous. Mais je veux bien admettre que nous sommes peut-être des survivants d’une époque révolue, et que le poids des réalités ignobles nous fera bientôt disparaître de la planète, comme les éléphants, tenez.

J’ai même la naïveté de rêver que l’indépendance de l’Afrique se fasse un jour au profit des Africains, mais je sais qu’entre l’Islam et l’URSS, entre l’Est et l’Ouest, les enchères sont ouvertes pour se disputer l’âme africaine. Cette âme africaine, n’est-ce pas, qui est une source illimitée de matières premières et un débouché pour nos produits manufacturés. Il se trouve que je crois plus aux fétiches de mes Noirs qu’à la camelote politique et industrielle dont on veut les inonder. Il n’y a pas de doute : je suis un anachronisme, un survivant d’une époque géologique révolue – comme les éléphants, tenez, puisqu’on parle d’eux. Au fond, je suis moi-même un éléphant.

Ne m’accusez pas de cynisme, mais dans tous les mouvements révolutionnaires, il y a toujours eu au début des idéalistes fumeux et inspirés ; les réalistes, les vrais bâtisseurs viennent après, lentement, inexorablement. Tout cela pour vous dire qu’il est essentiel de l’empêcher de se faire prendre … vivant. Je l’aime bien, c’est un innocent, mais au fond, il vaudrait mieux qu’il disparaisse en pleine gloire, en pleine légende. Il passerait ainsi à la postérité comme le premier Blanc ayant donné sa vie pour l’indépendance de l’Afrique… au lieu de se révéler comme un simple illuminé.

La protection de la nature, ce n’est pas précisément ce qui préoccupe les politiciens en ce moment. Mais les peuples s’y intéressent. Ce que nous essayons d’obtenir les passionne et il paraît que tous les journaux en parlent. On va donc y arriver. La nouvelle conférence pour la défense de la faune et de la flore va se réunir dans quinze jours et je me charge d’attirer d’une manière … frappante l’attention du monde sur ses travaux. Ils seront bien obligés de prendre les mesures nécessaires. Sinon, il nous faudra continuer… avoir beaucoup de patience.

Au fond, ce que je veux, c’est qu’on apprenne plus tard aux enfants noirs dans les écoles : c’est Morel, un Français qui a sauvé les éléphants, qui a fait respecter la nature en Afrique. Je veux qu’on dise çà comme on dit que c’est Fleming qui a inventé la pénicilline. Tu vois que je ne suis pas désintéressé. Peut-être que j’aurai le prix Nobel, si on crée un jour un prix Nobel d’humanité…

… Il s’agit simplement de reconnaître l’existence d’une marge humaine que tous les gouvernements, partis, nations, que tous les hommes s’engageraient à respecter, quelle que fût l’urgence ou l’importance de leur entrepris, aspiration, construction ou combat. Au moment où se réunit à Bukavu une nouvelle conférence pour la protection de la faune et de la flore africaine, il croit indispensable d’appeler l’attention de l’opinion publique mondiale sur les travaux de la conférence, travaux qui se déroulent au milieu de l’indifférence générale. Les délégués doivent travailler sous le regard attentif de l’opinion publique mondiale. Le Comité prend solennellement l’engagement de cesser son action dès que les mesures indispensables auront été prise. Pour le Comité, signé Morel.

Les avis à son sujet étaient assez partagés ; certains le croyaient sincère, mais fou, d’autres encore rappelaient qu’il avait été un des principaux signataires de l’appel de Stockholm pour l’interdiction des armes atomiques, qu’il avait été mêlé à la guerre d’Espagne puis mis en prison par Hitler – ceux-là voyaient en lui un simple agent des menées communistes dans le monde… Le naturaliste lu répondit qu’il avait eu pour seul mobile les conséquences effroyables des radiations atomiques sur la faune et la flore. Il ne s’agissait pas seulement des armes de guerre, mais aussi des déchets des réacteurs nucléaires à usage pacifique, qui conservaient indéfiniment leur virulence dans l’air et dans les mers, constituant ainsi un péril pour la faune marine et les oiseaux.

Nous en avons assez – par-dessus la tête – et je vous demande d’insister là-dessus – nous voulons sortir l’Afrique de la sauvagerie et je puis vous jurer que les cheminées d’usines sont à nos yeux mille fois plus belles que les cous de girafes tant admirées de vos touristes oisifs. Nous sommes ici pour faire cesser ce malentendu. Et aussi – remarquez, c’est moins important – pour nous procurer une quantité d’ivoire, la plus grande possible – avec le produit de la vente, nous achèterons des armes nouvelles -, nous n’en avons jamais assez.

Il ne s’agissait même plus de savoir si les fins justifiaient ou non les moyens, il ne l’avait jamais cru ; si l’homme était capable de fraternité vraie, ou s’il devait demeurer une irrémédiable contrefaçon. Il n’était pas question de renoncer à l’indépendance de l’Afrique, mais cette indépendance ne lui paraissait plus séparable à présent d’un but beaucoup plus important et encore plus menacé.

Il allait demeurer à jamais le premier Blanc ayant donné sa vie pour le nationalisme noir. Il ne pourrait jamais plus protester devant l’opinion publique et crier très haut sa conviction obstinée, vous déclarer que ce qu’il défendait vraiment était avant tout une certaine conception de la dignité humaine…. Appelez cela comme vous voulez. Liberté, dignité, humanité, écologie… Cela revient au même. Je fais tout ça pour les amis de l’homme. On nous l’a appris à l’école, ce que ça veut dire. Le reste, je m’en contrefous.

Mais je ne puis me résigner à un tel scepticisme et j’aime mieux croire que vous n’êtes pas sans éprouver une sympathie secrète pour ce rebelle qui s’est mis en tête d’arracher au ciel lui-même je ne sais quel respect de notre condition. Après tout, notre espèce est sortie de la vase il y a quelques millions d’années, et elle finira par triompher aussi un jour de la dure loi qui nous est faite.

[1] « Les racines du ciel », Romain Gary, Gallimard, 1956 (1980 pour la nouvelle édition).