ThucyBlog n° 233 – Comment devenir Académicien

Crédit photo : Guillermo Fernández (licence CCA)

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Par ThucyBlog, le 13 juillet 2022

Cet extrait d’un texte de Marcel Proust est un clin d’œil aux deux membres du Jury du Prix Albert Thibaudet, décerné annuellement à un ouvrage francophone de relations internationales. Antoine Compagnon, son président, et Serge Sur, membre, ont été élus respectivement à l’Académie française et à l’Académie des Sciences morales et politiques. Ceci à un mois d’intervalle, en décembre 2021 et janvier 2022.  

Proust n’a été membre d’aucune académie, mais son décès prématuré ne lui en a pas laissé le temps. Dans ce texte, il présente avec humour la fièvre verte du prince Von***, qui veut devenir membre correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques et souhaite s’appuyer sur le Marquis de Norpois, ambassadeur et grand électeur. Mais comment obtenir son soutien ? Le prince Von*** cherche la clef. Pour apprécier le sel de ce passage, il convient de se souvenir que le Marquis de Norpois est le vieil amant de Madame de Villeparisis (prononcer Viparisi). La vieille dame a vécu une jeunesse agitée, de sorte que le Faubourg Saint Germain, bastion de l’aristocratie, s’est détournée de son salon. Le Marquis de Norpois entend le relancer. Inutile de dire que ce temps est révolu.

L’illustration musicale, un lied de Schubert, chanson en vert, est une allusion aux broderies vertes qui ornent les costumes académiques.

Marcel Proust 
A la recherche du temps perdu 
Le Coté de Guermantes, I

Le prince von*** n’avait plus qu’une ambition dans la vie, celle d’être élu membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, raison pour laquelle il était venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme était à la tête de la coterie la plus fermée de Berlin, avait sollicité d’être présenté chez la marquise, ce n’était pas qu’il en eût éprouvé d’abord le désir. Rongé depuis des années par cette ambition d’entrer à l’Institut, il n’avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus de cinq le nombre des Académiciens qui semblaient prêts à voter pour lui. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d’au moins une dizaine de voix auxquelles il était capable, grâce à d’habiles tractations, d’en ajouter d’autres. Aussi le prince, qui l’avait connu en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le voir et avait-il fait tout ce qu’il avait pu pour se le concilier. Mais il avait eu beau multiplier les amabilités, faire avoir au marquis des décorations russes, le citer dans des articles de politique étrangère, il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces prévenances avaient l’air de ne pas compter, qui n’avait pas fait avancer sa candidature d’un pas, ne lui avait même pas promis sa voix ! Sans doute M.de Norpois le recevait avec une extrême politesse, même ne voulait pas qu’il se dérangeât et « prît la peine de venir jusqu’à sa porte », se rendait lui-même à l’hôtel du prince et, quand le chevalier teutonique avait lancé : « Je voudrais bien être votre collègue », répondait d’un ton pénétré : « Ah ! Je serais très heureux ! » Et sans doute un naïf, un docteur Cottard, se fût dit : « Voyons, il est là chez moi, c’est lui qui a tenu à venir parce qu’il me considère comme un personnage plus important que lui, il me dit qu’il serait heureux que je sois de l’Académie, les mots ont tout de même un sens, que diable ! sans doute s’il ne me propose pas de voter pour moi, c’est qu’il n’y pense pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les alouettes me tombent toutes rôties, que j’ai autant de voix que j’en veux, et c’est pour cela qu’il ne m’offre pas la sienne, mais je n’ai qu’à le mettre au pied du mur, là, entre nous deux, et à lui dire : Hé bien! votez pour moi, et il sera obligé de le faire ».

Mais le prince de Faffenheim n’était pas un naïf ; il était ce que le docteur Cottard eût appelé « un fin diplomate » et il savait que M. de Norpois n’en était pas un moins fin, ni un homme qui ne fût pas avisé de lui-même qu’il pourrait être agréable à un candidat en votant pour lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires étrangères, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fût comme maintenant pour lui-même, de ces conversations où on sait d’avance jusqu’où on veut aller et ce qu’on ne vous fera pas dire. Il n’ignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c’est pour cela qu’il avait fait avoir à M. Norpois le cordon de Saint-André. Mais s’il eût dû rendre compte à son gouvernement de l’entretien qu’il avait eu après cela avec M. Norpois, il eût pu énoncer dans sa dépêche : « J’ai compris que j’avais fait fausse route ». Car dès qu’il avait recommencé à parler Institut, M. de Norpois lui avait redit :

« J’aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collègues. Ils doivent, je pense, se sentir vraiment honorés que vous ayez pensé à eux. C’est une candidature tout à fait intéressante, un peu en dehors de nos habitudes. Vous savez, l’Académie est très routinière, elle s’effraye de tout ce qui rend un son un peu nouveau. Personnellement je l’en blâme. Que de fois il m’est arrivé de le laisser entendre à mes collègues. Je ne sais même pas, Dieu me pardonne, si le mot d’encroûtés n’est pas sorti une fois de mes lèvres », avait-il ajouté avec un sourire scandalisé, à mi-voix, presque a parte, comme dans un effet de théâtre et en jetant sur le prince un coup d’œil rapide et oblique de son œil bleu, comme un vieil acteur qui veut juger de son effet. « Vous comprenez, prince, que je ne voudrais pas laisser une personnalité aussi éminente que la vôtre s’embarquer dans une partie perdue d’avance. Tant que les idées de mes collègues resteront aussi arriérées, j’estime que la sagesse est de s’abstenir. Croyez bien d’ailleurs que si je voyais jamais un esprit un peu plus nouveau, un peu plus vivant, se dessiner dans ce collège qui tend à devenir une nécropole, si j’escomptais une chance possible pour vous, je serais le premier à vous en avertir. »

« Le cordon de Saint-André est une erreur, pensa le prince ; les négociations n’ont pas fait un pas ; ce n’est pas cela qu’il voulait. Je n’ai pas mis la main sur la bonne clef. »

C’était un genre de raisonnement dont M. de Norpois, formé à la même école que le prince, eût été capable. On peut railler la pédantesque niaiserie avec laquelle les diplomates à la Norpois s’extasient devant une parole officielle à peu près insignifiante. Mais leur enfantillage a sa contrepartie : les diplomates savent que, dans la balance qui assure cet équilibre, européen ou autre, qu’on appelle la paix, les bons sentiments, les beaux discours, les supplications pèsent fort peu ; et que le poids lourd, le vrai, le déterminant, consiste en autre chose, en la possibilité que l’adversaire a, s’il est assez fort, ou n’a pas, de contenter, par moyen d’échange, un désir. Cet ordre de vérité qu’une personne entièrement désintéressée comme ma grand-mère, par exemple, n’eut pas compris, M. de Norpois, le prince von*** avaient souvent été aux prises avec lui. Chargé d’affaires dans des pays avec lesquels nous avions été à deux doigts d’avoir la guerre, M. de Norpois, anxieux de la tournure que les événements allaient prendre, savait très bien que ce n’était pas par le mot «Paix », ou par le mot « Guerre », qu’ils lui seraient signifiés, mais par un autre, banal en apparence, terrible ou bénin, que le diplomate, à l’aide de son chiffre, saurait immédiatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignité de la France, il répondait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le ministre de la nation ennemie verrait aussitôt : Guerre. Et même, selon une coutume ancienne, analogue à celle qui donnait au premier rapprochement de deux être promis l’un à l’autre la forme d’une entrevue fortuite à une représentation du théâtre du Gymnase, le dialogue où le destin dicterait le mot « Guerre » ou le mot « Paix » n’avait généralement pas eu lieu dans le cabinet du ministre, mais sur le banc d’un « Kurgarten » où le ministre et M. de Norpois allaient l’un et l’autre à des fontaines thermales boire à la source de petits verres d’une eau curative. Par une sorte de convention tacite ils se rencontraient à l’heure de la cure, faisaient d’abord ensemble quelques pas d’une promenade que, sous son apparence bénigne, les deux interlocuteurs savaient aussi tragique qu’un ordre de mobilisation. Or, dans une affaire privée comme cette présentation à l’Institut, le prince avait usé du même système d’inductions qu’il avait fait dans la Carrière, de la même méthode de lecture à travers des symboles superposés.

[…]

M. de Norpois et le prince allemand, si les apaches leur étaient inconnus, avaient accoutumé de vivre sur le même plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgré leur grandeur, des êtres d’égoïsme et de ruse, qu’on ne dompte que par la force, par la considération de leur intérêt, qui peut les pousser jusqu’au meurtre, un meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hésitation à se battre ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation : « périr ». Mais comme tout cela n’est pas dit dans les divers Livres jaunes et autres, le peuple est volontiers pacifiste ; s’il est guerrier, c’est instinctivement, par haine, par rancune, non pas par les raisons qui ont décidé les chefs d’Etat avertis par les Norpois.

L’hiver suivant, le prince fut très malade, il guérit mais son cœur resta irrémédiablement atteint.

« Diable ! se dit-il, il ne faudrait pas perdre de temps pour l’Institut ; car, si je suis trop long, je risque de mourir avant d’être nommé. Ce serait vraiment désagréable ».

Il fit sur la politique de ces vingt dernières années une étude pour la Revue de Deux Mondes et s’y exprima à plusieurs reprises dans les termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le remercia. Il ajouta qu’il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le prince se dit, comme quelqu’un qui vient d’essayer d’une autre clef pour une serrure : « Ce n’est pas encore celle-ci », et se sentant un peu essoufflé en réduisant M. de Norpois, pensa : « Sapristi, ces gaillards-là me laisseront crever avant de me faire entrer. Dépêchons. »

Le même soir, il rencontra M. de Norpois à l’Opéra :

« Mon cher ambassadeur, lui dit-il, vous me disiez ce matin que vous ne saviez pas comment me prouver votre reconnaissance ; c’est fort exagéré, car vous ne m’en devez aucune, mais je vais avoir l’indélicatesse de vous prendre au mot ».

M. de Norpois n’estimait pas moins le tact du prince que le prince le sien. Il comprit immédiatement que ce n’était pas une demande qu’allait lui faire le prince de Faffenheim, mais une offre, et avec une affabilité souriante il se mit en devoir de l’écouter.

« Voilà, vous allez me trouver très indiscret. Il y a deux personnes auxquelles je suis très attaché et tout à fait diversement comme vous allez le comprendre, et qui se sont fixées depuis peu à Paris où elles comptent vivre désormais : ma femme et la grande duchesse Jean. Elles vont donner quelques dîners, notamment en l’honneur du roi et de la reine d’Angleterre, et leur rêve aurait été de pouvoir offrir à leurs convives une personne pour laquelle sans la connaître elles éprouvent toutes deux une grande admiration. J’avoue que je ne savais comment faire pour contenter leur désir quand j’ai appris tout à l’heure, par le plus grand des hasards, que vous connaissiez cette personne ; je sais qu’elle vit très retirée, ne veut voir que peu de monde, happy few ; mais si vous me donniez votre appui, avec la bienveillance que vous me témoignez, je suis sûr qu’elle permettrait que vous me présentiez chez elle et que je lui transmette le désir de la grande-duchesse et de la princesse. Peut-être consentirait-elle à venir dîner avec la reine d’Angleterre et, qui sait, si nous ne l’ennuyons pas trop, passer les vacances de Pâques avec nous à Beaulieu chez la grande-duchesse Jean. Cette personne s’appelle la marquise de Villeparisis. J’avoue que l’espoir de devenir l’un des habitués d’un pareil bureau d’esprit me consolerait, me ferait envisager sans ennui de renoncer à me présenter à l’Institut. Chez elle aussi on tient commerce d’intelligence et de fines causeries. »

Avec un sentiment de plaisir inexprimable le prince sentit que la serrure ne résisterait pas et qu’enfin cette clef-là y entrait.

« Une telle option est bien inutile, mon cher prince, répondit M. de Norpois ; rien ne s’accorde mieux avec l’Institut que le salon dont vous parlez et qui est une véritable pépinière d’académiciens. Je transmettrai votre requête à Mme la marquise de Villeparisis : elle en sera certainement flattée. Quant à aller dîner chez vous, elle sort très peu et ce sera peut-être plus difficile. Mais je vous présenterai et vous plaiderez vous-même votre cause. Il ne faut surtout pas renoncer à l’Académie : je déjeune précisément, de demain en quinze, pour aller ensuite avec lui à une séance importante, chez Leroy-Beaulieu sans lequel on ne peut faire une élection ; j’avais déjà laissé tomber devant lui votre nom qu’il connait naturellement à merveille. Il avait émis certaines objections. Mais il se trouve qu’il a besoin de l’appui de mon groupe pour l’élection prochaine, et j’ai l’intention de revenir à la charge ; je lui dirai très franchement les liens tout à fait cordiaux qui nous unissent, je ne lui cacherai pas que, si vous vous présentiez, je demanderais à tous mes amis de voter pour vous (le prince eut un profond soupir de soulagement) et il sait que j’ai des amis. J’estime que si je parvenais à m’assurer son concours, vos chances deviendraient fort sérieuses. Venez ce soir-là à six heures chez Mme de Villeparisis, je vous introduirai et je pourrai vous rendre compte de mon entretien du matin. »

[…]

« Monsieur, dit Mme de Villeparisis à M. de Norpois, vous penserez tout à l’heure que vous avez quelque chose à dire au prince au sujet de l’Académie ? »