Par ThucyBlog, le 10 août 2022
Anatole France (1844-1924) est un auteur que l’on ne lit plus guère, en dépit de son grand intérêt littéraire, politique et sociologique. Il a pourtant une très grande vogue à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Il est l’un des modèles de Bergotte, l’écrivain admiré par Marcel Proust pour ses qualités de styliste et l’atticisme de son esprit. Erudit, sceptique, il n’en a pas moins été aussi un homme de convictions, dreyfusard, républicain, qui a terminé sa vie en soutien du parti communiste naissant après le Congrès de Tours (1920). Dans les quatre volumes qui constituent L’histoire contemporaine, L’Orme du Mail (1897), Le Mannequin d’osier (1897), L’Anneau d’améthyste (1899) et M. Bergeret à Paris (1901), il décrit les mœurs politiques et sociales de son temps, et notamment, avec faveur, le combat anticlérical ou antiboulangiste de l’époque. M. Bergeret, universitaire en province puis à la Sorbonne, est son double. Le scepticisme profond d’Anatole France ne l’empêche pas d’avoir des convictions fortes. L’auteur qui est, à la fin de sa vie, honni et insulté par les Surréalistes a aussi écrit Les Dieux ont soif, roman qui évoque les excès arbitraires et sanglants de la Terreur révolutionnaire.
Dans cette quadrilogie, qui ne se départit jamais d’un humour efficace et discret, il prend le contrepied des écrits contemporains de Maurice Barrès, auteur contemporain, clérical et nationaliste, boulangiste, antidreyfusard. Cette œuvre est un peu le contrepoint et la critique du Roman de l’énergie nationale, composé de trois volets, Les Déracinés (1897), l’Appel au soldat (1900), Leurs figures (1902), manifestes anti-républicains et réactionnaires. Ses adversaires politiques, et par exemple Léon Blum, ne cachaient pas leur admiration pour les qualités littéraires de Barrès. Il est lui aussi tombé dans un oubli profond. Leurs textes croisés méritent mieux, et il faut leur souhaiter de sortir du purgatoire.
Dans cet extrait du Mannequin d’osier, on assite à une conversation entre M. Bergeret et le Commandeur Albertini, intellectuel italien de ses amis. Ils discutent de l’armée, du nationalisme, de la guerre. Anatole France y confesse son scepticisme à l’égard du désarmement, et redoute pour un peuple les conséquences de la défaite. Ces propos sont prémonitoires, quelques années avant la première guerre mondiale. Mais le sceptique qu’il est donne aussi la parole au Commandeur Albertini qui soutient de tout autres thèses.
Le Mannequin d’osier, I
par Anatole France (1844 – 1924)
Si l’Europe n’était pas en caserne, on y verrait, comme autrefois, des insurrections éclater, soit en France, soit en Allemagne ou en Italie. Mais les forces obscures qui, par moments, soulèvent les pavés des capitales, trouvent aujourd’hui un emploi régulier dans les corvées de quartier, le pansage des chevaux et le sentiment patriotique.
Le grade de caporal donne une issue convenablement ménagée à l’énergie des jeunes héros qui, libres, eussent fait des barricades pour se dégourdir les bras, et je viens précisément d’apprendre qu’un sergent du nom de Lebrec prononce des harangues sublimes. En blouse, ce héros aspirerait à la liberté. Portant l’uniforme, il aspire à la tyrannie et fait régner l’ordre. La paix intérieure est facile à maintenir dans les nations armées, et vous remarquerez que si, dans le cours de ces vingt-cinq dernières années, Paris, une fois, s’est quelque peu agité, c’est que le mouvement avait été communiqué par un ministre de la Guerre. Un général avait pu faire ce qu’un tribun n’aurait pas fait. Et quand ce général fut détaché de l’armée, il le fut en même temps de la nation et perdit sa force. Que l’Etat soit monarchie, empire ou république, ses chefs ont donc intérêt à maintenir le service obligatoire pour tous, afin de conduire une armée au lieu de gouverner une nation.
Le désarmement, qu’ils ne souhaitent pas, n’est pas désiré non plus par les peuples. Les peuples supportent très volontiers le service militaire, qui, sans être délicieux, correspond à l’instinct violent et ingénu de la plupart des hommes, s’impose à eux comme l’expression la plus simple, la plus rude et la plus forte du devoir, les domine par la grandeur et l’éclat de l’appareil, par l’abondance du métal qui y est employé, les exalte, enfin, par les seules images de puissance, de grandeur et de gloire qu’ils soient capables de se représenter. Ils s’y ruent en chantant, sinon, ils y sont mis de force. Aussi ne vois-je pas la fin de cet état honorable qui appauvrit et abêtit l’Europe.
– Il y a deux portes pour en sortir, répondit le commandeur Aspertini : la guerre et la banqueroute.
– La guerre ! répliqua M. Bergeret. Il est visible que les grands armements la retardant en la rendant trop effrayante et d’un succès incertain pour l’un et l’autre adversaire. Quant à la banqueroute, je la prédisais, l’autre jour, sur un banc du Mail, à M. l’abbé Lantaigne, supérieur de notre grand séminaire. Mais il ne faut pas m’en croire. Vous avez trop étudié l’histoire du Bas-Empire, cher monsieur Aspertini, pour ne pas savoir qu’il y a, dans les finances des peuples, des ressources mystérieuses, dont la connaissance échappe aux économistes. Une nation ruinée peut vivre cinq cents ans d’exactions et de rapines, et comment supputer ce que la misère d’un grand peuple fournit de canons, de fusils, de mauvais pain, de mauvais souliers, de paille et d’avoine à ses défenseurs ?
– Ce langage est spécieux, répliqua le commandeur Aspertini. Pourtant je crois discerner l’aurore de la paix universelle.
Et l’aimable Napolitain, d’une voix chantante, dit ses espérances et ses rêves, dans les roulements sourds du couperet, qui de l’autre côté du mur, sur la table de cuisine, faisait, aux mains de la jeune Euphémie, un hachis pour M. Roux.
Vous vous rappelez, M. Bergeret, disait le commandeur Aspertini, l’endroit d’un Don Quichotte où, Sancho s’étant plaint essuyer sans trêve les plus cruelles disgrâces, l’ingénieux chevalier lui répond que cette longue misère est signe d’un bonheur prochain. Car, dit-il, la fortune étant changeante, nos maux ont déjà trop duré pour ne pas bientôt faire place à la félicie. La seule loi du changement…
Le reste de ces heureux propos se perdit dans l’explosion d’une bouillotte d’eau, suivie de cris inhumains, poussés par Euphémie, fuyant épouvantée ses fourneaux.
Alors M. Bergeret, attristé par l’inélégance de sa vie étroite, rêva de quelque villa où, sur une blanche terrasse, au bord d’un lac bleu, il mènerait de paisibles entretiens avec le commandeur Aspertini et M. Roux, dans le parfum des myrtes, à l’heure où la lune amoureuse vient se tremper dans le ciel pur comme le regard des dieux bons, et doux comme l’haleine des déesses.
Mais sortant bientôt de ce songe, il reprit sa part dans l’entretien commencé.
La guerre, dit-il, a des conséquences infinies. J’apprends, par une lettre par mon excellent ami William Harrison, que la science française est méprisée en Angleterre depuis 1871 et qu’on affecte d’ignorer dans les universités d’Oxford, de Cambridge et de Dublin le manuel d’archéologie de Maurice Raynouard, qui pourtant est de nature à rendre aux étudiants plus de services que tout autre ouvrage similaire. Mais on ne veut pas se mettre à l’école des vaincus. Et, pour en croire un professeur sur les caractères de l’art éginétique ou sur les origines de la poterie grecque, il faut que ce professeur appartienne à la nation qui excelle à fondre des canons. Parce que le maréchal de Mac-Mahon fut battu en 1870 à Sedan et que le général Chanzy perdit, l’année suivante, son armée dans le Maine, mon confrère Maurice Raynouard est repoussé d ‘Oxford en 1897. Telles sont les suites lentes, détournées et sûres de l’infériorité militaire. Et il n’est que trop vrai que d’une trogne à épée dépend le sort des Muses.
– Cher monsieur, dit le commandeur Aspertini, je vous répondrai avec la liberté permise à un ami. Reconnaissons d’abord que la pensée française entre comme autrefois dans la circulation du monde. Le manuel d’archéologie de votre très savant compatriote Maurice Raynouard n’a pas pris place sur les pupitres des universités anglaises, mais vos pièces de théâtre sont représentées sur toutes les scènes du globe, les romans d’Alphonse Daudet et ceux d’Emile Zola sont traduits dans toutes les langues ; les toiles de vos peintres ornent les galeries des deux mondes; les travaux de vos savants jettent encore un éclat universel. Et, si votre âme ne fait plus frissonner l’âme des nations, si votre voix ne fait plus battre le coeur de toute l’humanité c’est que vous ne voulez plus être les apôtres de la justice et de la fraternité, c’est que vous ne prononcez plus les saintes paroles qui consolent et qui fortifient; c’ est que la France n’est plus l’amie du genre humain, la concitoyenne des peuples; c’est qu’elle n’ouvre plus les mains pour répandre ces semences de liberté qu’elle jetait jadis par le monde avec une telle abondance et d’un geste si souverain, que longtemps toute belle idée humaine parut une idée française; c’est qu’elle n’est plus la France des philosophes et de la Révolution et qu’il n’ y a plus, dans les greniers voisins du Panthéon et du Luxembourg, de jeunes maîtres écrivant, la nuit, sur une table de bois blanc, ces pages qui font tressaillir les peuples et pâlir les tyrans. Ne vous plaignez donc pas d’avoir perdu la gloire que redoute votre prudence.
Surtout, ne dites pas que vos disgrâces viennent de vos défaites. Dites qu’elles viennent de vos fautes. Une nation ne souffre pas plus d’une bataille perdue qu’un homme robuste ne souffre d’une égratignure reçue dans un duel à l’épée. C’est une atteinte qui ne doit causer qu’un trouble passager dans l’économie et un affaiblissement réparable. Il suffit, pour y remédier, d’un peu d’esprit, d’adresse et de sens politique. La première habileté, la plus nécessaire, et certes la plus facile, est de tirer de la défaite tout l’honneur militaire qu’elle peut donner. A bien prendre les choses, la gloire des vaincus égale celle des vainqueurs, et elle est plus touchante. Il convient, pour rendre un désastre admirable, de célébrer le général et l’armée qui l’ont essuyé, et de publier ces beaux épisodes qui assurent la supériorité morale de l’infortune. Il s’en découvre dans les retraites même les plus précipitées. Les vaincus doivent donc tout d’abord orner, parer, doter leur défaite, et la marquer des signes frappants de la grandeur et de la beauté. On voit dans Tite-Live que les Romains n’y manquèrent pas et qu’ils ont suspendu des palmes et des guirlandes aux glaives rompus de la Trebbia, du Trasimène et de Cannes. Il n’est pas jusqu’à l’inaction désastreuse de Fabius qu’ils n’aient glorifiée, à ce point qu’après vingt-deux siècles on admire la sagesse du Cunctator, qui n’était qu’une vieille bête. C’est le premier art des vaincus.