ThucyBlog n° 238 – Kissinger raconte la guerre du Kippour en 1973 et le « ballet diplomatique à l’ONU »

Crédit photo : US Library of Congress (licence CCA)

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Par ThucyBlog, le 17 août 2022

Le 6 octobre 1973, l’Égypte d’Anouar el-Sadate et la Syrie de Hafez el-Assad lancent simultanément et sur plusieurs fronts une attaque militaire, prenant par surprise l’armée israélienne. Cette opération – qui intervient lors de la fête juive de Yom Kippour et pendant le mois du Ramadan – doit leur permettre de récupérer leurs territoires perdus – dans la péninsule du Sinaï et sur le plateau du Golan – lors de la guerre des Six-Jours en juin 1967.

Golda Meir, alors Première ministre d’Israël, appelle Henri Kissinger, Secrétaire d’État américain, quelques heures avant le déclenchement des hostilités : « Il se peut que nous ayons des ennuis ». À 8h55, Kissinger joint par téléphone Alexander Haig, secrétaire général de la Maison-Blanche : « Il se pourrait que nous ayons une guerre israélo-arabe ».

Dans son livre Sortie de crise, paru en 2003, Henri Kissinger propose une retranscription de ses échanges avec les différentes parties impliquées, égyptiennes, syriennes, soviétiques, israéliennes et onusiennes. Au début de la guerre, Kissinger affirme que la stratégie américaine consiste « à exploiter la politique de détente alors dominante pour définir les termes d’une démarche commune avec l’Union soviétique ». L’objectif affiché est d’éviter que l’URSS ne prenne fait et cause pour le « camp arabe ».

Dans l’extrait qui suit, Kissinger fait part de ses discussions pour parvenir à l’adoption par le Conseil de sécurité d’une résolution appelant à un cessez-le-feu et à un retour au statu quo. Plus que cela, ses échanges traduisent sa volonté d’éviter l’isolement des États-Unis et d’Israël en refusant que l’Assemblée générale se saisisse de la situation, car il sait l’enceinte acquise au camp arabe. Pour ce faire, il tente d’obtenir un compromis avec les Soviétiques.

SIR LAURENCE MCINTYRE, PRÉSIDENT DU CONSEIL DE SÉCURITÉ
DES NATIONS UNIES – HENRI KISSINGER

samedi 6 octobre 1973 – 10h38

KISSINGER : Je voulais vous parler de l’état général de notre connaissance du problème au Proche-Orient, comme vous le savez certainement.

MCINTYRE : C’est exact.

K : Nous avons reçu ce matin un appel urgent de notre ambassadeur en Israël nous disant que les Israéliens estimaient une attaque imminente, et qu’ils nous demandaient d’user de notre influence et d’assurer aussi aux autres parties intéressées qu’ils ne lanceraient pas d’attaque préventive. Nous l’avons fait, et j’ai téléphoné au ministre égyptien des Affaires étrangères, à l’ambassadeur d’Union soviétique, etc. Il semble que nous ayons été dépassés par les événements. Nous consultons en ce moment les diverses parties pour savoir quel est le meilleur moment pour réunir le Conseil de sécurité. Nous vous tiendrons informé de nos conclusions. Nous vous serions reconnaissants de nous faire connaître les vôtres. Nous aimerions avoir une idée de ce qui sortirait d’une telle réunion avant de nous lancer. Je vous expose en toute franchise ce que nous faisons.

M : Et je vous en remercie vivement. (…)

K : J’ai eu un court entretien avec le secrétaire général pour lui dire ce que nous avions fait. Naturellement, nous estimons que l’affaire relève du Conseil de sécurité et non de l’Assemblée générale.

(…)

K : Je souhaitais préciser que s’il y a une réunion, et au moment où elle se tiendra, nous ne ménagerons aucun effort et nous accueillerons tous les concours qui se présenteront pour la maintenir au niveau le plus élevé possible et éviter toute accusation mensongère. La situation est très exagérée, et nous tenons à éviter ce genre de choses.

(…)

KURT WALDHEIM, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DES NATIONS UNIES
– HENRI KISSINGER

samedi 6 octobre – 10h22

WALDHEIM : (…) Nos observateurs au Proche-Orient nous ont en effet confirmé que des combats importants se déroulaient le long des lignes égyptiennes et syriennes. (…) Je me suis entretenu avec Zayyat [le ministre égyptien des Affaires étrangères], qui demande la convocation d’une réunion de l’Assemblée générale. Je lui ai répondu que je doutais que ce soit envisageable – sur le plan pratique. Je ne pense pas que nous puissions nous réunir dans des délais aussi brefs. Je lui ai dit de demander une réunion du Conseil de sécurité. Pour l’instant il n’a pas d’instructions, mais il nous adressera un document et il nous demande de le faire circuler.

KISSINGER : Nous pensons que l’affaire devrait d’abord être portée devant le Conseil de sécurité.

W : Exactement. Je ne pense pas qu’il faille compter sur l’Assemblée générale. Ce n’est pas possible, matériellement, avant lundi. Je suis convaincu, pour ma part, que l’affaire relève du Conseil de sécurité. Je lui ai [à Zayyat] posé la question et il m’a répondu qu’il n’avait aucune instruction à ce sujet. Je lui ai fait part de mes profondes inquiétudes et lui ai répété qu’ils devaient tout faire pour apaiser la situation. Il s’est énervé et m’a déclaré « Ce n’est pas nous qui attaquons, ce sont les autres », etc.

K : Nos informations – notre impression – vont à l’inverse. Je peux vous dire – à titre strictement confidentiel – que nous sommes en rapport avec les Soviétiques pour voir si nous pouvons définir une position commune avant d’aller au Conseil de sécurité. En attendant, au cas où quelqu’un demanderait une réunion – et personne ne l’a encore fait –, pourrait-on légèrement la retarder, le temps que les Soviétiques se manifestent ? Si nous traînons un peu les pieds, c’est pour avoir leur réaction.

(…)

K : Nous tenons à la paix et à la sécurité, et elles relèvent du Conseil de sécurité. Un débat à l’Assemblée générale serait inutile et nous nous y opposerions.

(…)

K : Nous souhaiterions une réunion du Conseil de sécurité qui soit constructive, et, je vous informe à titre personnel, nous essayons de voir s’il est possible de définir un angle d’approche commun avec les Soviétiques pour rétablir un cessez-le-feu et les lignes du cessez-le-feu. (…).

ALEXANDER HAIG, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA MAISON-BLANCHE
– HENRI KISSINGER

samedi 6 octobre 1973 – 10h35

KISSINGER : (…) Les Égyptiens ont traversé le canal en cinq points et les Syriens sont entrés en deux endroits dans les hauteurs du Golan. Nous tenons ces informations des observateurs de l’ONU. Ici, nous estimons qu’une réévaluation des faits s’impose ; il n’est pas concevable que l’attaque des Israéliens [si elle est avérée] ait été repoussée en deux heures et que les Égyptiens aient réussi à franchir le canal.

(…)

K : Inconcevable. Nous devons poser l’hypothèse d’une attaque arabe. (…) La question reste ouverte : est-ce avec la collusion des Soviétiques ou malgré leur opposition ? [Pour ce qui est de] notre position officielle, j’ai d’abord appelé le secrétaire général, qui est incapable de tenir sa langue, pour l’informer des efforts que nous avons déployés, et je lui ai confié que j’avais été en contact avec les Soviétiques. J’ai appelé Dobrynine et lui ai dit que nous devrions demander conjointement une réunion du Conseil de sécurité. Les Soviétiques et nous. Et proposer conjointement une résolution appelant à la fin des combats, et au retour aux lignes de cessez-le-feu de 1967. (…) Si les Soviétiques veulent que les combats cessent, cela ne traînera pas. S’ils refusent de s’en mêler, nous devrons conclure à une collusion.

K : (…) si les Soviétiques acceptent de coopérer avec nous, nous adopterons une position neutre. Nous dirons que nous n’avons pas connaissance des faits, mais que les hostilités doivent cesser.

(…)

K : Si les Soviétiques ne coopèrent pas avec nous et soutiennent sans réserve les Arabes (…), nous devons d’après moi, pencher vers les Israéliens.

ANATOLY DOBRYNINE, AMBASSADEUR D’UNION SOVIÉTIQUE
– BRENT SCOWCROFT, CONSEILLER POUR LA SÉCURITÉ ADJOINT

samedi 6 octobre 1973 – 17h45

DOBRYNINE : J’ai une réponse de Moscou. (…) : Nous éprouvons de sérieux doutes sur la nature des conséquences qui pourraient découler de la convocation précipitée d’une réunion du Conseil de sécurité à ce moment précis. Aucune des deux parties en conflit n’a, à notre connaissance, demandé la convocation du Conseil de sécurité. (…) Dans ces conditions il nous paraît peu souhaitable de tenir la réunion, car celle-ci conduirait à des polémiques ouvertes entre les vôtres et les nôtres, notre attitude au Proche-Orient étant connue. Et nos positions ne se verraient pas modifiées pour cette réunion particulière du Conseil de sécurité. Nous serions obligés de rappeler notre position bien connue et d’entrer ouvertement en conflit avec vous. Notre position au Proche-Orient depuis de nombreuses années, depuis 1967 – c’est Israël qui a occupé les terres arabes, et les victimes de l’agression sont les pays arabes, dont les territoires sont occupés. (…) Nous serons obligés de dire qu’il existe déjà des résolutions satisfaisantes émanant de l’Organisation des Nations Unies. Le problème est de s’y conformer. Nous jugeons peu souhaitable de réunir le Conseil de sécurité. En même temps, dans ce contexte compliqué et plutôt dangereux, l’important est de poursuivre d’étroites consultations entre nous et de voir comment régler le problème du Proche-Orient. (…)

ANATOLY DOBRYNINE, AMBASSADEUR D’UNION SOVIÉTIQUE
– BRENT SCOWCROFT, CONSEILLER POUR LA SÉCURITÉ ADJOINT

samedi 6 octobre 1973 – 19h20

KISSINGER : Voici ce que nous allons faire. Par égard pour le message que vous nous avez envoyé, nous ne saisirons pas le Conseil de sécurité ce soir, bien que notre première intention ait été de le faire à 6 heures. Nous attendrons une décision sur la stratégie à appliquer jusqu’à 9 heures demain.

DOBRYNINE : Du matin ?

K : Oui. Ce qui vous laisse le temps d’aller faire vos dévotions. Si vous pouviez m’obtenir une réponse de Moscou un peu plus précise.

(…)

D : Je comprends bien la situation. Mais vous nous voyez, nous, aller trouver les Arabes et leur dire : écoutez, je ne sais pas de combien vous avez avancé – deux ou trois kilomètres –, mais maintenant vous devez reculer. Ils nous répondront à n’en pas douter, vous nous invitez à restituer un territoire qui nous appartient ?

K : Ne pouvez-vous pas dire que, d’après vos informations, on s’efforce de mettre en place des négociations ? Ils ont prouvé ce qu’ils voulaient, l’urgence de la situation, et c’est pour eux, psychologiquement, le bon moment de faire un geste généreux au lieu d’attendre l’issue des hostilités. De toute façon, ils auront été éjectés de là avant lundi soir. (…)

K : Il faut que vous compreniez ceci. Si les choses tournent à la bataille de propagande lundi à l’Assemblée générale, notre seule parade consistera à nous montrer intraitables et à apprendre les réalités de la vie à des gens qui aiment faire de beaux discours, et nous verrons alors ce qui est le plus important – un discours ou la réalité. Je serai très brutal. Ce sera notre stratégie. Nous voulons régler l’affaire avant, au moins par une entente.

ALEXANDER HAIG, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA MAISON-BLANCHE
– HENRI KISSINGER

samedi 6 octobre 1973 – 19h30

KISSINGER : (…) Je leur ai dit [aux Russes] que le débat à l’Assemblée générale commencera lundi si nous n’allons pas devant le Conseil de sécurité. (…) Je lui ai dit [à Dobrynine] que, sauf indication contraire de ma part, je lui donnais jusqu’à demain pour éviter ce dilemme.

(…)

K : J’ai dit à Dobrynine que si l’affaire est portée devant l’Assemblée générale et si les Etats-Unis se font étriller, je voulais qu’ils connaissent notre position, à savoir que les mots sont des mots, et les actes des actes, et que les gens susceptibles d’agir auront la bride sur le cou pendant quelques jours (…).

MOHAMED EL-ZAYYAT, MINISTRE ÉGYPTIEN DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
– HENRY KISSINGER

samedi 6 octobre 1973 – 20h48

KISSINGER : (…) Je voulais simplement que vous sachiez, de vous à moi, que si la fortune des armes venait à s’inverser, nous ne verrions pas d’un œil favorable de nouveaux gains territoriaux israéliens. Et nous aimerions que la situation se dénoue dans un sens qui ne rende pas plus difficile de reprendre ce que je croyais être le début de meilleures chances de pourparlers. (…)

ZAYYAT : Mais même, comment pouvez-vous conseiller à qui que ce soit après [cinq mille tués] de revenir à son point de départ ? C’est absolument insensé ! (…)

K : Voyez-vous, notre théorie est que l’autre camp va lancer une très forte offensive dans un jour ou deux, et que nous serons ensuite confrontés à un autre problème majeur, et nous souhaiterions contenir les combats au maximum afin de donner une chance à la diplomatie. (…).

Z : La situation est réellement intenable pour nous. Nous l’avons dit et répété : c’est un territoire égyptien. (…)

K : Je n’ai malheureusement aucun plan concret, monsieur le Ministre, mais je suis convaincu que vous avez fait une très bonne démonstration. Les événements d’aujourd’hui l’ont puissamment prouvé. Maintenant, la question est de savoir comment partir de là pour aboutir à un résultat positif et non à une extension de la guerre, qui risquerait d’inverser une grande partie des bénéfices acquis. (…)

Z : Et maintenant, que puis-je suggérer ? Revenir à la ligne d’hier ? Je ne pense même pas pouvoir le chuchoter ! (…)

K : (…) Comment pouvons-nous faire cesser les combats maintenant ?

Z : Je ne sais pas vraiment. Vous êtes loin. Vous pouvez avoir la tête plus froide, vous pouvez me dire quoi penser et je m’arrange pour prendre un avion demain, voir le président [Sadate] et revenir. Je ferai n’importe quoi parce que je crois sincèrement que toutes les guerres doivent finir par une paix quelconque et la paix que nous voulons. Je pense qu’on peut s’entendre sur ce point, vous l’avez dit et répété.

*  *  *

À l’issue de ses échanges menés durant la première journée de cette guerre, Henri Kissinger résume la situation ainsi :« Le problème clé en matière de stratégie aux Nations Unies ne consistait pas à voter une résolution précise, mais à prévenir un éventuel isolement des États-Unis, le déchaînement d’une nouvelle flambée de colère dans le monde arabe, et la formation d’une coalition réunissant l’Europe, l’Union soviétique et le monde arabe. Plus précisément : 1) nous refusions un cessez-le-feu sur place parce qu’il aurait créé un précédent permettant d’utiliser les Nations Unies pour légitimer des gains obtenus par l’offensive militaire ; 2) nous recherchions un fondement à la politique américaine et à l’action des Nations Unies dans la perspective d’une victoire d’Israël, que tous les services de renseignement annonçaient comme inévitable ; 3) nous voulions empêcher l’Union soviétique de mener une croisade idéologique et géopolitique contre les États-Unis et Israël ; 4) nous tenions à conserver l’option de garder la haute main sur le processus de paix diplomatique après la fin des hostilités ».

Finalement, il faut attendre le 22 octobre 1973 pour que le Conseil de sécurité vote une résolution 338 demandant « à toutes les parties aux présents combats de cesser le feu et de mettre fin à toute activité militaire immédiatement ». Les hostilités prennent fin le 25 octobre 1973 avec la signature d’un cessez-le-feu.