ThucyBlog n° 239 – Tocqueville et l’Algérie

Attaque d'Alger par mer, 3 juillet 1830, toile d'Antoine Léon Morel-Fatio, 1836-37 (Châteaux de Versailles)

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Par ThucyBlog, le 24 août 2022

Tocqueville s’est beaucoup intéressé à l’Algérie, alors encore en voie de conquête et de colonisation. Il s’est notamment interrogé sur les raisons de la présence de la France, sur la pérennité de son entreprise, sur les relations entre populations conquises et colonisateurs. Dans ce rapport présenté à la Chambre à la fin de la Monarchie de Juillet, il considérait que le rôle de l’armée était trop important, et plaidait pour la recherche de formules civiles, et surtout pour des formes d’administration qui auraient été aussi avantageuses pour les Algériens que pour les nouveaux occupants. Il faut considérer le vocabulaire qu’il utilise comme anachronique, mais c’était celui du temps.

 Ce conservateur désenchanté était d’un pessimisme lucide. Il estimait que les Français n’étaient pas des colonisateurs. L’avertissement prophétique qu’il formule à la fin de son rapport annonce la tragédie de la guerre d’Algérie, un peu plus d’un siècle plus tard : si l’on ne réussit pas à concilier les intérêts de deux populations qui ne peuvent se fondre, « les deux peuples devraient combattre sans merci, et (…) l’un des deux mourir » Dans l’intervalle, la plupart des réformes tendant à améliorer le statut des Algériens et à mettre fin aux discriminations du système colonial, que ce soit sur le plan sociétal, économique, politique, avaient échoué devant la résistance des Européens d’Algérie.

Alexis de TOCQUEVILLE
(1805 – 1859)

Rapport sur le projet de loi relatif aux
crédits extraordinaires demandés pour l’Algérie (1847)

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QUELS EFFETS ON PEUT ESPERER DE PRODUIRE SUR LES INDIGENES PAR UN BON GOUVERNEMENT

Quel sera l’effet probable de la conduite que nous conseillons de tenir à l’égard des indigènes ? Où doit s’arrêter, en cette matière, l’espérance permise ? Où commence la chimère ?

Il n’y a pas de gouvernement si sage, si bienveillant et si juste, qui puisse rapprocher tout à coup et unir intimement ensemble des populations que leur histoire, leurs lois et leurs usages ont si profondément divisées. Il serait dangereux et presque puéril de s’en flatter. Il y aurait même, suivant nous, de l’imprudence à croire que nous pouvons parvenir aisément et en peu de temps à, détruire dans le cœur des populations indigènes la sourde haine que fait naître et qu’entretient toujours la domination étrangère. Il faut donc, quelle que soit notre conduite, rester forts. Ce doit toujours être là notre première règle.

Ce qu’on peut espérer, ce n’est pas de supprimer les sentiments hostiles que notre gouvernement inspire, c’est de les amortir ; ce n’est pas de faire que notre joug soit aimé, mais qu’il paraisse de plus en plus supportable ; ce n’est pas d’anéantir les répugnances qu’ont manifestées de tout temps les musulmans pour un pouvoir étranger et chrétien, c’est de leur faire découvrir que ce pouvoir, malgré son origine réprouvée, peut leur être utile. Il serait peu sage de croire que nous parviendrons à nous lier aux indigènes par la communauté des idées et des usages, mais nous pouvons espérer le faire par la communauté des intérêts.

Déjà nous voyons en plusieurs endroits ce genre de lien qui se forme. Si nos armes ont décimé certaines tribus, il y en a d’autres que notre commerce a singulièrement enrichies et fortifiées, et qui le sentent et le comprennent. Partout le prix que les indigènes peuvent attendre de leurs denrées et de leur travail s’est beaucoup accru par notre voisinage. D’un autre côté, nos cultivateurs se servent volontiers des bras indigènes. L’Européen a besoin de l’Arabe pour faire valoir ses terres ; l’Arabe a besoin de l’Européen pour obtenir un haut salaire. C’est ainsi que l’intérêt rapproche naturellement dans le même champ, et unit fortement dans la même pensée deux hommes que l’éducation et l’origine plaçaient si loin l’un de l’autre.

C’est dans ce sens qu’il faut marcher, messieurs, c’est vers ce but qu’il faut tendre.

La commission est convaincue que de notre manière de traiter les indigènes dépend surtout l’avenir de notre domination en Afrique, l’effectif de notre armée et le sort de nos finances ; car, en cette matière, les questions d’humanité et de budget se touchent et se confondent. Elle croit qu’à la longue un bon gouvernement peut amener la pacification réelle du pays et une diminution très notable dans notre armée.

Que si, au contraire, sans le dire, car ces choses se sont quelquefois faites, mais ne se sont jamais avouées, nous agissions de manière à montrer qu’à nos yeux les anciens habitants de l’Algérie ne sont qu’un obstacle qu’il faut écarter ou fouler aux pieds ; si nous enveloppions leurs populations, non pour les élever dans nos bras vers le bien-être et la lumière, mais pour les y étreindre et les y étouffer, la question de vie et de mort se poserait entre les deux races. L’Algérie deviendrait, tôt ou tard, croyez-le, un champ clos, une arène murée, où les deux peuples devraient combattre sans merci, et où l’un des deux mourir. Dieu écarte de nous, messieurs, une telle destinée !

Ne recommençons pas, en plein XIXe, l’histoire de la conquête de l’Amérique. N’imitons pas de sanglants exemples que l’opinion du genre humain a flétris. Songeons que nous serions mille fois moins excusables que ceux qui ont eu jadis le malheur de les donner ; car nous avons de moins qu’eux le fanatisme, et de plus les principes et les lumières que la Révolution française a répandus dans le monde.

L’ESCLAVAGE EN AFRIQUE

La France n’a pas seulement parmi ses sujets musulmans des hommes libres, l’Algérie contient de plus un très petit nombre de Nègres esclaves. Devons-nous laisser subsister l’esclavage sur un sol où nous commandons ? L’un des princes musulmans nos voisins, le bey de Tunis, a déclaré que la servitude était abolie dans son empire. Pouvons-nous, en cette matière, faire moins que lui ?

Vous n’ignorez pas, messieurs, que l’esclavage n’a pas, chez les mahométans, le même caractère que dans nos colonies. Dans tout l’Orient, cette odieuse institution a perdu une partie de ses rigueurs. Mais en devenant plus douce, elle n’est pas devenue moins contraire à tous les droits naturels de l’humanité.

Il est donc à désirer qu’on puisse bientôt la faire disparaître, et la commission en a exprimé le vœu le plus formel. Sans doute il ne faut procéder à l’abolition de l’esclavage qu’avec précaution et mesure. Nous avons lieu de croire qu’opérée de cette manière elle ne suscitera point de vives résistances et ne fera pas naître de périls.

Cette opinion a été exprimée par plusieurs des hommes qui connaissent bien le pays. M. le ministre de la Guerre s’y est rangé lui-même.