ThucyBlog n° 241 – Démosthène

Crédit photo : Keyvan Piram

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Par ThucyBlog, le 7 septembre 2022

Démosthène, orateur athénien, est connu pour son hostilité à l’égard du roi de Macédoine, Philippe, père d’Alexandre le Grand, dont il redoute l’impérialisme. Dans ce discours aux Athéniens, il les engage à réagir par la guerre aux empiètements de Philippe sur les cités d’influence athénienne. On mesurera la permanence des problèmes internationaux et l’actualité de son discours. Les comparaisons sont-elles appropriées ? Diopithe est-il l’ancêtre de l’OTAN et Philippe de Poutine ? Ou faut-il limiter la similitude aux ambitions d’Hitler et à la faiblesse des démocraties occidentales ? Chacun pourra en juger. En toute hypothèse, la politique à suivre donne lieu à débat. Athènes était une démocratie…

A noter que le Pont-Euxin est aujourd’hui dénommé mer Noire.

A cette date, Philippe tenait les Thermopyles ; il était maître de la Thessalie, de la Phocide, d’une partie de l’Eubée. Thèbes, dans l’Hellade, Messène, Argos et les cités arcadiennes, dans le Péloponnèse, étaient dévouées à sa politique. Il occupait aussi presque toute la Thrace, et convoitait la Chersonèse. Cette contrée appartenait à Athènes, qui y attachait une extrême importance, parce qu’elle dominait les détroits par lesquels les navires, chargés des blés du Pont-Euxin, avaient accès vers les ports de la Grèce.

Diopithe, qui commandait les forces d’Athènes dans la Chersonèse, lança ses mercenaires sur un canton de la Thrace, devenu possession macédonienne. Philippe se plaignit vivement de cette violation flagrante de la paix, et menaça, s’il n’en obtenait pas réparation, de châtier les colons d’Athènes. En face de cette menace d’une guerre qui, une fois engagée, ne pourrait plus guère se terminer que par la ruine définitive d’un des deux adversaires, le peuple d’Athènes fut très ému.

Pour Démosthène, la guerre est inévitable ; il ne faut pas que, pour la différer de quelques jours, Athènes se prive elle-même des ressources qui peuvent lui permettre de la soutenir avec avantage. Loin de désavouer Diopithe, il faut faire, des troupes qu’il commande, le noyau d’une armée permanente, qui défendra la Chersonèse, mais sera prête surtout à prendre l’offensive contre la Macédoine. On doit faire appel aux Grecs, les grouper autour d’Athènes ; mais, pour obtenir leur confiance, il faut donner l’exemple, il faut que les citoyens contribuent de leurs biens, fassent campagne de leurs personnes, montrent enfin, par tous leurs actes, que la Grèce peut compter sur eux, qu’ils sont dignes et capables de la conduire à la victoire contre l’ennemi commun.

Discours sur les affaires de la Chersonèse
par Démosthène
(341 av. J. C.)

Un orateur ne devrait jamais, Athéniens, être mû par la haine ou le désir de plaire ; il faudrait que chacun énonçât seulement ce qu’il croirait le meilleur, surtout quand ce sont des questions publiques d’une grande importance qui sont soumises à vos délibérations ; mais, puisque, parfois, c’est la jalousie ou quelque autre mobile de ce genre qui anime l’orateur, vous, Athéniens, le peuple assemblé, vous devez, oubliant toute autre considération, ne songer, dans vos votes et vos actes, qu’à l’intérêt de la cité. Ce qui vous préoccupe en ce moment, ce sont les affaires de la Chersonèse, et l’expédition que Philippe dirige en Thrace depuis dix mois : or la plupart des discours ont pour sujet les actes et les projets de Diopithe.

Ces griefs contre tel ou tel des hommes que les lois vous permettent de châtier, quand vous le voulez, il me semble que vous êtes libres d’en hâter ou d’en différer l’examen, et qu’il n’y a nullement lieu, ni pour moi ni pour personne, de s’échauffer à cet égard. Mais quand il s’agit de l’ennemi de votre cité, qui, à la tête de nombreux soldats, cherche à s’assurer de fortes positions sur l’Hellespont, tarder d’un jour, c’est tout perdre, et je suis d’avis qu’il importe de délibérer et de se préparer au plus vite, sans permettre que des discussions tumultueuses, ou des accusations détournent notre esprit vers d’autres sujets.

Je m’étonne souvent du langage de vos orateurs habituels, Athéniens, mais rien ne m’a plus surpris que ce que j’entendais dire tout récemment dans le Sénat : il faut, déclarait-on, vous conseiller nettement ou de faire la guerre, ou de rester en paix. A la bonne heure ! S’il est vrai que Philippe reste paisible, qu’il ne détient aucune de nos possessions, contrairement aux traités, et ne cherche pas à ameuter tous les peuples contre nous, il n’y a plus lieu de discourir ; il faut simplement demeurer en paix, et je vois que vous y êtes, de votre côté, tout disposés ; mais regardez ces stèles où sont inscrits, et nos serments, et les conditions de la paix ; il est manifeste que, tout d’abord, avant que Diopithe et les colons qu’on accuse d’actes hostiles eussent mis à la voile, Philippe s’est injustement saisi de nombreuses places, dont vos décrets – ces décrets qui l’accusent, et que vous voyez ici gravés – nous assuraient la possession ; et toujours, sans relâche, il attire à lui les autres Grecs, ainsi que les barbares, et les coalise contre nous. Que vient-on dire, alors, qu’il faut être en paix ou en guerre ? Nous n’en avons pas le choix. Il ne vous reste plus qu’un parti à prendre, juste autant que nécessaire, mais que ces gens-là se gardent de vous indiquer. Quel est-il ? C’est de nous défendre contre l’agresseur. Prétendrait-on que, aussi longtemps que Philippe s’abstient de toucher à l’Attique et au Pirée, il ne fait pas tort à notre ville et n’engage pas la guerre ?

Fonder la justice sur de tels principes, admettre une telle définition de la paix, comme le font ces hommes vendus, c’est tenir un langage impie, insupportable, périlleux même pour votre sûreté ; c’est aussi soutenir une thèse contradictoire aux accusations lancées par vous contre Diopithe. Eh quoi ! nous accordons toute licence à Philippe, pourvu qu’il ne touche pas à l’Attique, et Diopithe ne pourra pas même secourir les Thraces, sans que nous disions qu’il engage la guerre ? A cet argument, certes, il n’y a rien à répondre ; mais on détourne la discussion : nos mercenaires, dit-on, commettent des excès, ils dévastent les rives de l’Hellespont ; Diopithe viole le droit des gens en capturant les navires de commerce, et nous ne devons pas le permettre. Oui, j’admets ces critiques, je n’y réplique pas. Et cependant, est-ce au nom de la justice qu’on vous donne de tels conseils ? Non ; on cherche ainsi à dissoudre l’armée que possède Athènes, en poursuivant devant vous celui qui en est le chef, et qui la fait vivre ; mais montrez-moi que Philippe, de son côté, licenciera ses troupes au cas où vous suiviez ces avis. S’il n’en est rien, ces gens-là vont simplement replacer Athènes dans la situation qui a amené nos désastres récents. Vous le savez, en effet, la supériorité de Philippe est due par-dessus tout à ce que ses actes devancent les nôtres. Disposant de forces constituées, sachant bien ce qu’il veut, il apparaît subitement sur tel point qu’il lui plaît ; quant à nous, lorsque nous sommes informés de ce qui se passe, nous faisons grand bruit et commençons nos préparatifs. Alors, qu’arrive-t-il ? Ce que Philippe a saisi, il le garde en toute sécurité ; pour nous, nous arrivons trop tard ; toutes nos dépenses sont en pure perte ; nous avons seulement montré notre haine et notre désir d’entraver Philippe ; et notre retard à agir ne nous laisse que la honte.

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N’allez donc pas, quand Diopithe s’efforce de vous constituer une force militaire, chercher, de votre côté, à la dissoudre, et dénigrer son chef. Équipez vous-mêmes une seconde armée ; envoyez à Diopithe des secours en argent ; soutenez-le d’ici par tous les moyens. Si l’on demandait à Philippe : Dites-moi ? les soldats que commande actuellement Diopithe, quoi qu’ils vaillent (à cet égard, je ne discute pas), souhaitez-vous qu’on les estime à Athènes, qu’ils prospèrent et grossissent en nombre, grâce aux renforts expédiés par la cité, ou préférez-vous que cette armée, accusée, injuriée à la tribune d’Athènes, se dissolve et périsse ? – Qu’elle périsse ! dirait-il à coup sûr. – Eh bien ! la prière que Philippe adresserait aux dieux, quelques-uns de nous ici veulent l’exaucer ! Et vous cherchez la cause des désastres qui ont frappé les affaires de la ville !

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D’abord, Athéniens, ayez cette conviction bien arrêtée que Philippe est en guerre avec Athènes, que la paix est rompue par son fait, et cessez de vous accuser les uns les autres à ce sujet. Croyez qu’il n’a que de mauvaises intentions à votre égard, qu’il est l’ennemi de la cité tout entière, et du sol de la cité, j’ajouterai : de tous les habitants de la cité, de ceux mêmes qui se croient le plus en faveur auprès de lui. Et que ceux-là, en effet, songent à Euthycrate et à Lasthène, ces Olynthiens qui semblaient jouir de sa plus étroite intimité : après qu’ils lui eurent livré leur ville, quel traitement leur infligea-t-il ? Mais c’est, par-dessus tout, notre système politique qu’il combat, contre lequel il dirige ses machinations ; sa plus constante préoccupation, c’est de le détruire. Et il a, pour agir ainsi, d’excellentes raisons ; il sait clairement que, quand il aurait dompté tout le reste, sa puissance sera fragile tant que vous restez en démocratie. Qu’il éprouve un échec, comme il peut s’en produire, puisqu’il est homme, et aussitôt tout ce qu’il domine aujourd’hui par la force, se lèvera et accourra se grouper autour de nous.

C’est que, en effet, si, par votre nature, vous n’êtes guère capables de conquérir et de garder la prééminence, vous excellez à empêcher qu’un autre la saisisse, et à l’en précipiter ; en un mot, s’il s’agit de barrer la route à qui veut commander, et de revendiquer la liberté pour tous les peuples, vous êtes là, toujours prêts. Il ne veut donc pas que notre libre humeur guette l’occasion de le frapper ; il ne le veut absolument pas, et c’est là, de sa part, raisonner bien et juste. Il faut, dans ces conditions, tout d’abord le regarder comme l’ennemi irréconciliable de notre cité et du gouvernement démocratique ; car, si vous n’en êtes pas convaincus au fond du coeur, vous n’aurez pas la volonté de vous adonner sérieusement à vos affaires. En second lieu, sachez nettement que tous ses plans, tous ses préparatifs visent notre cité, et que là où on lui résiste, on combat pour nous.

Ne serait-ce pas le comble de la simplicité de supposer que, s’il s’agit de bicoques thraces, – et quel autre nom donner à Drongile, à Cabyle, à Mastira, à ces places qu’il enlève en ce moment ? – Philippe brille de s’en emparer, et que, pour atteindre ce but, il affronte fatigues, tempêtes, périls extrêmes ; mais qu’il ne convoite pas les ports, les arsenaux, les flottes d’Athènes, ses mines d’argent, ses revenus de tout genre, et qu’il vous laisse en possession de tous ces biens, tandis que le seigle et le millet des silos de Thrace le font hiverner dans cet enfer ? C’est impossible à croire : oui, ses dernières campagnes, comme toutes ses autres entreprises, n’ont qu’un but : mettre la main sur ce qui est à nous. Que conseille donc le bon sens ? Instruits, convaincus de ces vérités, secouez enfin cette indolence excessive, inouïe ; contribuez de votre argent, exigez des tributs de vos alliés, et, quand vous aurez constitué une force armée, veillez, par tous vos actes, à ce qu’elle soit maintenue. Ainsi, comme Philippe tient une armée toujours prête à opprimer, à asservir tous les Grecs, vous, Athéniens, vous en aurez une prête à secourir toutes les cités, et à assurer leur salut. Ce n’est pas en envoyant des secours isolés que vous obtiendrez un résultat : ce qu’il faut, c’est, après avoir organisé une troupe solide, assurer sa subsistance, y joindre des questeurs et des esclaves publics, établir ainsi la surveillante la plus rigoureuse sur l’emploi de vos deniers ; vous demanderez compte à ces agents du maniement des fonds, comme au général de ses actes militaires. Si vous agissez de la sorte, si vous le voulez réellement, vous contraindrez Philippe à observer une paix équitable, et à rester dans ses États – ce qui serait pour vous le plus grand des biens ; sinon, vous le combattrez avec des chances égales.