ThucyBlog n° 245 – Les enjeux de la médiation égyptienne au prisme de l’offensive israélienne d’août 2022 contre Gaza (2/2)

Crédit photo : Hossam el-Hamalawy (licence CCA)

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Par Dima Alsajdeya, le 29 septembre 2022

Lire le début (Partie 1/2) 

Limites de la médiation égyptienne

Lors de la guerre israélienne contre Gaza en mai 2021, l’Égypte – avec l’aide de l’ONU, des États-Unis et du Qatar – a réussi à négocier un cessez-le-feu, entré en vigueur 11 jours après le début des bombardements israéliens. L’investissement diplomatique égyptien en faveur d’une désescalade avait été également observé à maintes reprises, notamment en 2008, 2012, 2014 et 2019, sans que cela n’empêche le déclenchement d’une autre guerre israélienne contre Gaza en août dernier. Cette récurrence de l’interruption des cessez-le-feu conclus sous l’égide de l’Égypte suscite des interrogations quant aux stratégies d’intervention de l’Égypte et à propos de ses leviers de pression aussi bien sur les Palestiniens que sur les Israéliens.

En réalité, les stratégies d’intervention de l’Égypte varient selon ses interlocuteurs. Avec les Israéliens, les moyens d’intervention sont souvent préétablis par le rapport de force entre les deux pays : il s’agit des formes de communication non coercitives et de la facilitation du dialogue, formel ou informel, établis avec les Palestiniens. Pour protester contre la politique israélienne, l’Égypte a pu émettre des condamnations directes et a rappelé à plusieurs reprises son ambassadeur pour contester une décision ou un événement en particulier, sans que cela n’aille plus loin. Avec les factions palestiniennes, cela dépasse la communication non coercitive, puisque l’Égypte emploie, lorsqu’elle le juge nécessaire, la menaces, des sanctions, ou même parfois la rétribution. Cela peut concerner, entre autres, l’aide financière et matérielle pour la reconstruction de Gaza à la suite des différentes offensives israéliennes, l’ouverture ou la fermeture du seul point de passage non contrôlé par les Israéliens (Rafah) entre l’Égypte et la bande de Gaza, la facilitation ou l’entrave des déplacements des dirigeants du Hamas et leur accueil en Égypte, ou encore l’arrestation de ses membres. Quant au Fatah, en dépit de relations moins fluctuantes lors des dernières années, l’Égypte a pu faire pression sur Mahmoud Abbas, notamment en introduisant en 2017 son adversaire politique Muhammad Dahlan dans les pourparlers inter-palestiniens.

S’il est aisé de reprocher à l’Égypte le manque d’avancée tangible dans les différents dossiers, il convient de rappeler le contexte dans lequel elle œuvre, capable à lui seul de brider son champ d’action. Depuis des décennies, la population palestinienne vit sous occupation militaire avec une intensification de la colonisation israélienne et un morcellement des territoires occupés. Si l’armée israélienne s’est retirée de la bande de Gaza en 2005, elle a continué son occupation à distance à travers un contrôle terrestre, maritime et aérien très strict. Gaza vit, en effet, sous blocus depuis plus de 15 ans et la situation humanitaire y est jugée désastreuse[1]. Dans de telles circonstances, le simple fait de négocier ne peut mener qu’à la conclusion de cessez-le-feu fragiles, et à une suspension des hostilités sans pour autant régler les questions de fond. La médiation égyptienne est en outre compliquée par la répétition des violations israéliennes du droit international dans le contexte du conflit israélo-arabe, ce qui place l’Égypte en porte à faux avec ses partenaires et concurrents régionaux. La question de la réconciliation inter-palestinienne, quant à elle, achoppe en raison des divergences d’intérêts et du manque de volonté politique, de la part des deux parties, de parvenir véritablement à un accord. Le statu quo ne semble pas être préjudiciable au point de les contraindre à faire des compromis. Finalement, l’Égypte maintient son effort de médiation pour deux raisons : elle conduit une politique de limitation des préjudices en concluant des arrangements conjoncturels et en prévenant des effets potentiellement plus graves sur les acteurs en cas de non intervention ; et elle répond efficacement, par ses actions, aux objectifs de sa politique étrangère.

Comprendre la médiation égyptienne lors de l’offensive israélienne d’août 2022

Après l’arrestation de Bassam al-Sa’di et la montée des tensions entre Israël et les factions palestiniennes dans la bande de Gaza, des agents des renseignements israéliens auraient transmis au MJIP, par l’intermédiaire de leurs homologues égyptiens, des informations selon lesquelles il n’y aurait pas d’escalade et qu’une solution serait trouvée avec leurs dirigeants politiques, au dossier des prisonniers politiques pour apaiser les tensions. À peine quatre heures plus tard et en dépit de ces assurances, Israël bombarde la bande de Gaza tuant Taiseer al-Jabari, le commandant de la division nord de la branche armée du MJIP (Saraya al-Quds). Le lendemain, Khaled Mansour, un dirigeant du MJIP dans le Sud de Gaza est également pris pour cible et tué dans une frappe aérienne israélienne sur le camp de réfugiés al-Shu’oot à Rafah. Le bilan de cette guerre s’élève, du côté palestinien, à 49 morts dont 17 enfants et 360 blessés, et du côté israélien à une dizaine de personnes légèrement blessées. Parallèlement, les forces armées israéliennes ont mené plusieurs opérations en Cisjordanie occupée et ont arrêté 19 membres du MJIP.

Par ailleurs, le déclenchement de la guerre contre Gaza ne peut être analysé sans tenir compte de la fragmentation politique israélienne, qui a conduit à l’effondrement répété des coalitions gouvernementales. La dissolution en juin dernier de la Knesset conduira ainsi à la tenue, en novembre, des cinquièmes élections législatives depuis 2019. En ce sens, le Premier ministre israélien Yaïr Lapid, ne se distingue pas de ses prédécesseurs[2]. En prévision de l’échéance électorale de novembre prochain, Lapid – auquel est souvent reproché son manque d’expérience militaire – instrumentalise avec son ministre de la défense Benny Gantz, la question sécuritaire en Israël et lance cette guerre contre Gaza pour se construire une stature de chef politique capable, d’abord, de réaliser des gains militaires face au MJIP, et ensuite d’assurer la sécurité d’Israël tout en faisant preuve de sa capacité à établir une union nationale[3].

Deux ruptures ont été observées lors de cette dernière guerre israélienne : le Hamas ne s’est pas associé au MJIP dans les représailles à l’offensive israélienne ; et contrairement à sa politique habituelle, Israël a essayé de tenir le Hamas à l’écart des combats. En effet, aucune déclaration n’a été faite de la part du Hamas pendant l’offensive pour confirmer ou infirmer sa participation, partielle ou complète, aux activités de la Chambre d’opération militaire commune (al-ghurfa al-mushtaraka) associant toutes les factions de la bande de Gaza[4]. En ce sens, certaines analyses ont avancé l’idée d’une division entre le MJIP et le Hamas qu’il convient de nuancer : le Hamas – qui gouverne l’enclave palestinienne depuis 2007 – est, rappelons-le, responsable d’une population de 2 millions d’habitants. Compte tenu de la situation économique et sociale catastrophique à Gaza, le choix de ne pas s’allier au MJIP lors des derniers combats semble être pour le moins pragmatique. Mahmoud Zahar, membre du bureau politique du Hamas, explique « qu’une guerre israélienne tous les 1 à 2 ans, a vocation à drainer l’énergie militaire et humaine des factions militaires à Gaza ». Pour essayer d’éviter une opération de grande ampleur, Israël a semblé rompre avec un principe durablement adopté, d’une responsabilité considérée absolue du Hamas sur l’ensemble des activités militaires dans la bande de Gaza. Cette décision tactique avait pour but d’écarter le Hamas de la participation aux combats, en insistant sur les objectifs de l’opération – à savoir le MJIP – et en s’engageant à ne pas cibler les bases du Hamas si ce dernier ne prenait pas part aux combats.

Dès le deuxième jour de l’offensive, Yaïr Lapid a déclaré que « les objectifs stratégiques de cette opération [avaient] été atteints ». Cette déclaration a pu montrer une promptitude israélienne à conclure un cessez-le-feu avec le MJIP et donc une opportunité pour l’Égypte d’intensifier ses efforts. Les rumeurs sur la conclusion d’un cessez-le-feu ont commencé à circuler dès le samedi 6 août. Une première indication pour une entrée en vigueur le 7 août à 20h, heure de Jérusalem, aurait été contrariée par la demande du MJIP d’un certain nombre de garanties égyptiennes, notamment dans le dossier des prisonniers politiques. À cette médiation ont aussi participé l’ONU et le Qatar, et selon toute vraisemblance, ce dernier aurait poussé le Hamas à jouer un rôle en vue d’un apaisement et aurait essayé de convaincre le MJIP d’amorcer une désescalade. Le MJIP demandait notamment l’allégement du blocus israélien sur Gaza et le ravitaillement d’urgence de son unique centrale électrique, en plus des garanties égyptiennes dans le dossier des prisonniers politiques palestiniens. L’Égypte a finalement publié un communiqué où elle appelait à un « cessez-le feu général et réciproque à partir de 23h30, le 7 août 2022 ». Les « garanties » demandées par le MJIP ont été transformées en « efforts » et en « engagement à œuvrer » pour la libération de Khalil Awawda, alors en grève de la faim, et son transfert à l’hôpital entre-temps. L’Égypte devait également œuvrer pour la libération de Bassam al-Sa’di « le plus tôt possible ». Si les termes délibérément ambigus de l’accord ont rendu possible un arrangement conjoncturel et un apaisement immédiat, cela a aussi permis à Israël d’en faire valoir une interprétation contestable, quitte à décrédibiliser le médiateur égyptien. Au regard du contexte, on peut en effet penser que la libération de Khalil Awawda ne pouvait qu’être immédiate et que sa détention administrative a finalement été suspendue, 24 jours après la conclusion de l’accord, non grâce aux engagements égyptiens, mais plutôt en raison de son refus de suspendre sa grève de la faim, qui a duré plus de 6 mois. Quant à la libération de Bassam al-Sa’di, Israël a refusé d’en discuter. À part le ravitaillement de la centrale électrique à Gaza, on peine à constater le moindre signe d’allégement du blocus. À deux reprises donc, le médiateur égyptien a été désavoué : au sujet de l’offensive elle-même et au sujet de son arrêt. Après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le MJIP aurait exprimé une « colère considérable » quant au rôle des services de renseignement égyptiens. Celui-ci a parlé d’une « trahison » de la part des services égyptiens qui auraient fourni des informations et des indices trompeurs induisant en erreur ses dirigeants.

En somme, cette guerre permet d’observer des mécanismes relativement classiques de la médiation égyptienne. Elle met toutefois en lumière une séquence qui, selon toute vraisemblance, présente deux particularités : un changement dans l’attitude israélienne envers le Hamas qui pourrait expliquer que ce dernier n’ait pas participé aux hostilités aux côtés du MJIP ; et une tension perceptible, plus qu’à l’accoutumé, liée à la médiation égyptienne et remettant en cause l’efficacité des modalités de son intervention. Reste à savoir si ces évolutions traduisent une inflexion durable de la politique israélienne envers les différentes factions présentes à Gaza, ou s’il s’agit d’un changement conjoncturel, et si la réponse du Hamas constitue elle aussi une mutation de sa politique vis-à-vis d’Israël. Il n’est pas impossible que les prochaines évolutions politiques internes israéliennes ne donnent quelques pistes de réflexion à ce sujet.

[1] Plus de 80% de la population aurait besoin d’une aide humanitaire. Il existe par ailleurs une pénurie alimentaire et une pénurie de médicaments, une absence de carburant et d’eau potable, un taux de pauvreté et de chômage massif qui ne fait qu’augmenter. Pour plus de détails sur cette question voir : https://www.oxfam.org/fr/decouvrir/urgences/crise-humanitaire-gaza

[2] Depuis 2001, Israël a connu 10 élections législatives dont 7 ont été précédées par des opérations militaires puis des offensives contre Gaza (2000, 2008, 2012, 2014, 2019, 2021 et 2022).

[3] Yaïr Lapid s’est réuni avec Benyamin Netanyahou lors de l’offensive contre Gaza. Les photos publiées par son cabinet visaient selon l’analyse des différents observateurs et en particulier des médias israéliens à montrer sa capacité de fédérer au sein de l’État. Un moyen pour convaincre son électorat de sa capacité à établir une union nationale.

[4] Créée en 2006 mais élargie et activée en 2018, la chambre d’opération militaire commune est constituée de 12 groupes armés.