ThucyBlog n° 244 – Les enjeux de la médiation égyptienne au prisme de l’offensive israélienne d’août 2022 contre Gaza (1/2)

Crédit photo : Hossam el-Hamalawy (licence CCA)

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Par Dima Alsajdeya, le 26 septembre 2022

Le 1er août dernier, lors d’un raid nocturne sur la ville de Jénine, au nord de la Cisjordanie, des soldats israéliens ont brutalement arrêté Bassam al-Sa’di, un dirigeant du Mouvement du Jihad islamique palestinien (MJIP) et ont tué Dirar al-Kafrini, un adolescent palestinien. Après une montée de tension entre Israël et le MJIP, et alors que les factions palestiniennes de la bande de Gaza discutaient de l’opportunité d’une riposte palestinienne, les services de renseignement généraux égyptiens (al-mukhabarat al-‘amma) sont intervenus en jouant leur rôle habituel de médiateur entre les deux parties. À la différence de ce qui semble se pratiquer habituellement, la médiation égyptienne du mois d’août est intervenue particulièrement tôt. Dans un souci dit d’apaisement, les médias israéliens ont décidé de publier une photo d’Al-Sa’di dans une salle d’interrogatoire pour mettre fin aux rumeurs circulant sur sa mort en détention. Dans le même but, les Égyptiens auraient également transmis au MJIP des preuves de vie filmées d’Al-Sa’di pour prévenir toute escalade. En dépit des gages donnés par les services de renseignement israéliens et malgré la médiation égyptienne, Israël lance finalement, le 5 août 2022, la 5e offensive militaire sur la bande de Gaza depuis l’instauration du blocus mis en place 15 ans plus tôt, en 2007.

Afin de comprendre l’implication égyptienne lors de la dernière offensive sur Gaza, nous avons fait le choix de revenir dans un premier temps sur le rôle historique de l’Égypte dans le dossier israélo-palestinien. La compréhension de l’évolution de ce rôle ainsi que les intérêts que retire l’Égypte de cette médiation doivent nous permettre de comprendre, dans un deuxième temps, ses modalités, ses fonctions et ses limites, notamment au prisme de l’offensive d’août 2022 contre Gaza.

Retour sur le rôle historique de l’Égypte dans la question israélo-palestinienne

L’Égypte joue un rôle historique dans la question israélo-palestinienne notamment depuis l’époque de Gamal Abdul Nasser (1954-1970). En effet, pour l’Égypte, la Palestine constitue un enjeu stratégique de sécurité nationale, surtout, et avant même la signature du Traité de paix avec Israël en mars 1979. Nasser s’est attaché, au moins en apparence, à soutenir le droit à l’autodétermination des Palestiniens et à créer une entité palestinienne chargée de mener la lutte, politique et armée, contre Israël. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) est donc née d’une initiative égyptienne en 1964. À partir de 1971, Anouar al-Sadate, souhaitant se distinguer de la politique régionale et internationale de Nasser, s’est rallié aux Américains et a signé un traité de paix avec Israël en 1979. Ce changement de stratégie n’a pas seulement changé le rapport de l’Égypte à la question palestinienne mais lui a également valu d’être mise au ban du monde arabe pendant 10 ans. Après l’assassinat de Sadate en octobre 1981, l’objectif principal de la politique du nouveau président Hosni Moubarak était de sortir l’Égypte de son isolement. Sa stratégie consistait en une reprise des relations égypto-palestiniennes dès décembre 1983 en plus d’une implication active de l’Égypte sur le dossier israélo-palestinien, se prévalant d’un rôle de médiateur soutenu par les États-Unis lui permettant de démentir les accusations de « trahison de la cause palestinienne » et de se présenter de nouveau comme une puissance régionale.

Parallèlement, Le Caire, fort du soutien des États-Unis, bénéficiait d’une rente stratégique en contrepartie d’une préservation de son traité de paix avec Israël et d’un investissement égyptien dans un rôle de médiation régionale, notamment dans la question israélo-palestinienne. Ainsi, l’Égypte est devenue la deuxième bénéficiaire des aides américaines – juste derrière Israël – avec environ 50 milliards de dollars en aide militaire et 30 milliards de dollars en aide économique depuis 1978.

Cette implication égyptienne relève de plusieurs évolutions historiques. Dès les années 1980, l’Égypte s’est investie dans l’établissement des premiers contacts entre l’OLP de Yasser Arafat et les Américains. Elle a accompagné les Palestiniens vers leurs premières négociations officielles avec les Israéliens. Après la signature de la Déclaration de principes en septembre 1993 (plus connu sous le nom des Accords d’Oslo), l’Égypte a soutenu la mise en œuvre de cet accord. Elle a parrainé un accord pour la mise en place d’une autonomie palestinienne à Gaza et à Jéricho. Les négociations engagées par Le Caire concernaient plus particulièrement le transfert des prérogatives sécuritaires des appareils israéliens aux différents dispositifs sécuritaires palestiniens créés par les Accords d’Oslo. En 2000, au moment de l’éclatement de la deuxième Intifada palestinienne, le rôle de médiateur de l’Égypte ne s’est pas limité aux Palestiniens et Israéliens – en essayant, sans succès, de négocier une trêve de longue durée – mais a aussi concerné les factions palestiniennes entre elles, lesquelles étaient divisées quant à l’intérêt de recourir à la lutte armée. Après la mort d’Arafat en novembre 2004, l’ordre politique palestinien, déjà bouleversé par la disparition de son leader historique, se fracture davantage avec la bipolarisation du champ politique entre le Fatah et le Hamas.

En mars 2005, Le Caire a parrainé un accord entre 12 factions palestiniennes – dont le Fatah, le Hamas, le MJIP, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) – sur la réforme de l’OLP et l’intégration dans ses rangs de l’ensemble des forces politiques palestiniennes, dont les islamistes. La victoire du Hamas aux élections législatives palestiniennes en 2006 a entraîné le Fatah et le Hamas dans un affrontement violent qui a donné lieu à une séparation politique et géographique entre la bande de Gaza, dominée par les islamistes, et la Cisjordanie, contrôlée partiellement par l’Autorité palestinienne (AP) et soumise intégralement à l’occupation israélienne et à la pression de la colonisation. Dès février 2007, ce conflit a fait l’objet de plusieurs tentatives de réconciliation. Différents accords ont été signés entre des représentants du Fatah et du Hamas sous l’égide de l’Égypte et d’autres médiateurs comme le Qatar et l’Arabie saoudite, sans que cela n’aboutisse à une véritable entente entre les deux parties[1].

Dès juin 2007, en réponse à la victoire du Hamas à Gaza, Israël a placé l’enclave palestinienne sous blocus. L’Égypte, de son côté, a maintenu ce blocus en fermant le poste frontière de Rafah, seule sortie, non-contrôlée par Israël, de l’enclave palestinienne. Afin de prévenir toute explosion à l’intérieur de la bande de Gaza et de la garder sous contrôle pour éviter toute répercussion des violences sur leurs territoires, les Égyptiens investissent un rôle de médiateur, ou du moins de facilitateur, dans trois dossiers principaux : en plus du dossier historique du règlement de la question israélo-palestinienne (hal al-qadiyya al filastinyya), ils interviennent depuis 2007 dans le dossier de la réconciliation inter-palestinienne et dans celui de la « désescalade » (d’al-tahdiʾa) en vue de la conclusion d’une trêve de longue durée dans la bande de Gaza entre les autorités israéliennes et les factions palestiniennes.

Au cours des deux dernières décennies, l’Égypte a connu trois séquences présidentielles différentes pendant lesquelleschaque régime a essayé de protéger ses intérêts, garantir sa pérennité et étendre son influence sur le plan régional. Sous Hosni Moubarak (Octobre 1981- février 2011), la tension avec les mouvements islamistes provenait principalement de la divergence de vision portée sur la question de la lutte armée. Celle-ci contrariait la logique sécuritaire imposée par les Américains et les Israéliens lors des négociations israélo-palestiniennes, à la suite du déclenchement de la deuxième Intifada, et acceptée par les Égyptiens et de fait par l’AP d’Arafat, laissant peu, voire pas de place à toute solution politique. Après 2011, le rapprochement initié par le Hamas avec l’Égypte de Mohamed Morsi (juin 2012- juillet 2013) et le mouvement des Frères musulmans, entendait améliorer la situation dans l’enclave palestinienne et contourner son isolement international, notamment après le départ de la direction du Hamas de Damas en 2012. En effet, cette période a permis une ouverture durable du poste-frontière de Rafah et s’est donc traduit par une suspension partielle du blocus intégral de Gaza. Après la destitution de Morsi et l’arrivée au pouvoir d’Abdel-Fattah al-Sissi (depuis juin 2014), la tension entre l’Égypte et le Hamas a connu une montée sans précédent. En janvier 2015, l’aile militaire du Hamas (Les Brigades Izz al-Din al-Qassam) est inscrite sur la liste des organisations terroristes, et en février, le Tribunal des affaires urgentes du Caire (makamat al-ʾumūr al-mustaʿjala) y inscrit l’ensemble du mouvement, avant que la Cour d’appel n’annule ce verdict en juin 2015. À partir de 2017, la politique coercitive d’al-Sissi envers le Hamas s’atténue, et ce pour deux raisons : le Hamas révise sa charte et publie en mai son « Document de politiques et de principes généraux » (wathīqat al-mabadiʾ wa al-siyāsāt) où il se montre rassurant vis-vis de l’Égypte et ne mentionne pas ses liens avec les Frères musulmans, ennemis jurés du régime égyptien ; l’élection de Yahiya Al-Sinwar à la tête du Hamas la même année a amélioré les relations entre ce dernier et le régime égyptien grâce à une gestion, jugée efficace par les Égyptiens, des frontières entre l’enclave palestinienne et le Sinaï.

De l’intérêt d’une médiation égyptienne dans la question israélo-palestinienne

S’il existe une question qui préoccupe l’ensemble des présidents égyptiens depuis les années 1950, permettant d’expliquer l’implication de l’Égypte dans les différents dossiers relatifs à la question israélo-palestinienne, c’est bien celle de la portée de la cause palestinienne sur le plan interne égyptien. La question palestinienne a toujours constitué un enjeu de politique intérieure en cela qu’elle a constamment favorisé la création d’un espace de politisation de la population égyptienne et d’émergence de protestations.

D’une manière générale, l’intervention égyptienne dans les dossiers de la réconciliation et de la « désescalade » à Gaza, et dans celui, transversal, du règlement de la question palestinienne a des fonctions et des intérêts politiques, économiques et sécuritaires. Ces intérêts sont de nature à la fois « défensive » et « offensive ». D’une part, il s’agit pour l’Égypte d’une médiation qui vise à diminuer les violences dans la région et donc les répercussions éventuelles sur ses frontières, et à limiter les conséquences d’un conflit complètement asymétrique. D’autre part, cette médiation permet à l’Égypte de préserver son rôle régional, son image et son statut d’acteur incontournable dans le système régional et, par extension, international.

Son investissement doit être également compris dans une logique sécuritaire à travers la question de Gaza qui, selon le discours égyptien, pose un véritable problème sécuritaire pour l’Égypte. Depuis la prise de pouvoir par le Hamas à Gaza en 2007, l’Égypte mène une politique qui consiste à contenir les crises qui se multiplient à ses frontières, tout en participant au blocus mis en place par Israël isolant de facto l’enclave palestinienne. En effet, la situation sécuritaire dans le Sinaï en 2013 a renforcé les relations israélo-égyptiennes notamment en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme dans le Sinaï et la coopération militaire. Le Hamas, accusé par l’Égypte de collaborer et d’armer les insurgés dans la péninsule, était devenu l’une des cibles de la politique égyptienne de lutte contre le terrorisme au niveau régional. Finalement, cette lutte-antiterroriste a permis au Caire de renforcer son alliance avec les États-Unis et de préserver sa rente stratégique, toujours étroitement liée au maintien du Traité de paix israélo-égyptien et au rôle actif de l’Égypte au niveau régional.

Concernant la question de la « désescalade », ce sont les agents des services de renseignement généraux égyptiens (al-mukhabarat al-‘amma) qui gèrent le dossier – comme c’est le cas pour l’intégralité du dossier israélo-palestinien depuis la fin de l’année 2000 – et qui jouent le rôle d’émissaires pour apaiser les tensions, éviter les répercussions au-delà de l’enclave palestinienne, et conclure des accords de cessez-le-feu suivant chaque escalade entre Israël et les factions armées dans la bande de Gaza. L’Égypte joue également un rôle notable dans les discussions concernant le dossier d’échange des prisonniers. En octobre 2011, un accord a notamment été conclu pour libérer le soldat israélien Gilad Shalit contre environ un millier de prisonniers politiques palestiniens. Depuis mai 2021, la question fait de nouveau partie des sujets principaux de la médiation égyptienne entre les factions palestiniennes de Gaza et Israël.

Enfin, l’Égypte a parrainé un dialogue entre le Fatah et le Hamas concernant la tenue, en mai et juin 2021, des élections législatives et présidentielles palestiniennes, les premières depuis 15 ans. Celles-ci ont été reportées sine die une fois de plus en raison de l’incapacité des parties à s’entendre sur les modalités d’organisation de ces élections. Si ces différents moments permettent à l’Égypte de toujours revenir sur le devant de la scène régionale et internationale, et de reconfirmer à chaque fois sa place en tant que partenaire régional privilégié, l’échec des tentatives de réconciliation inter-palestinienne, la fragilité des différents cessez-le-feu conclus, ainsi que l’impasse dans laquelle se trouve le dossier israélo-palestinien d’une manière générale soulèvent des questions quant à la pertinence de cette médiation et interrogent son efficacité.

Lire la suite et fin (Partie 2/2)

[1] Le Qatar est le principal contributeur financier de l’administration à Gaza : un levier important pour tenter de faire entendre raison au Hamas.