ThucyBlog n° 243 – Réflexions de Montesquieu sur diverses formes d’unification des peuples

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Par ThucyBlog, le 21 septembre 2022

Ces différents extraits de textes de Montesquieu tournent d’abord autour des diverses modalités d’union des peuples, qu’elles soient volontaires ou contraintes.  Leur contenu est toujours stimulant. On pourra y trouver toutes les comparaisons à des événements postérieurs que l’on souhaite : la formation des Etats-Unis ; la guerre de Sécession ; les développements de l’Union européenne et sa comparaison avec l’OTAN ; la fin de l’URSS, de la Yougoslavie ; le Brexit… 

On y retrouve la clarté et la densité du style de l’auteur, la brièveté de son expression et la profondeur de sa pensée, son érudition et sa constante référence à des exemples de l’Antiquité, et en l’occurrence à la féodalité, même si c’est bien de l’Europe au XVIIIe qu’il est question. Ces textes sont préparatoires de l’Esprit des lois, son magnum opus. Les derniers sont des notes probablement prises en vue de la rédaction d’un autre ouvrage, qui ne vit jamais le jour.

Montesquieu s’en explique ensuite dans le dernier extrait, rare confession personnelle pour un auteur qui parle peu de lui-même, absorbé par ses centres d’intérêt. Cette confession est pathétique, dans la mesure où il sent ses forces décliner, et d’abord sa puissance intellectuelle. Je touche, dit-il, « au moment où je perdrai jusqu’à mes faiblesses mêmes ». La dernière référence est alors pour l’humanité, que, dans une vision très moderne, il assimile à la divinité. C’est ce moment d’émotion qu’illustre la chanson de Jacques Brel, « Les vieux ».

Naissance de l’empire romain

Extrait de Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 1734

« Il fallait attendre que toutes les nations fussent accoutumées à obéir comme libres et comme alliées, avant de leur commander comme sujettes ; et qu’elles eussent été se prendre peu à peu dans la république romaine.

Voyez le traité qu’ils firent avec les Latins, après la victoire du lac Régille : il fut l’un des principaux fondements de leur puissance. On n’y trouve pas un seul mot qui puisse faire soupçonner l’empire.

C’était une manière lente de conquérir. On vainquoit un peuple, et on se contentait de l’affaiblir ; on lui imposait des conditions qui le minaient insensiblement ; s’il se relevait, on l’abaissait encore davantage : et il devenait sujet, sans qu’on pût donner une époque de sa sujétion.

Ainsi Rome n’était pas à proprement parler une monarchie ou une république, mais la tête du corps formé par tous les peuples du monde.

Si les Espagnols, après la conquête du Mexique et du Pérou, avaient suivi ce plan, ils n’auraient pas été obligés de tout détruire pour tout conserver.

C’est la folie des conquérants de vouloir donner à tous les peuples leurs lois et leurs coutumes : cela n’est bon à rien ; car dans toute sorte de gouvernement, on est capable d’obéir.

Mais, Rome n’imposant aucunes lois générales, les peuples n’avaient point entre eux de liaisons dangereuses ; ils ne faisaient corps que par une obéissance commune ; et, sans être compatriotes, ils étaient tous romains.

On objectera peut-être que les empires fondés sur les lois des fiefs n’ont jamais été durables, ni puissants. Mais il n’y a rien au monde de si contradictoire que le plan des Romains et celui des Barbares : et pour n’en dire qu’un mot, le premier était l’ouvrage de la force, l’autre de la foiblesse : dans l’un la sujétion était extrême ; dans l’autre, l’indépendance. Dans les pays conquis par les nations germaniques, le pouvoir était dans la main des vassaux, le droit seulement dans la main du prince : c’était tout le contraire chez les Romains. »

Chute de l’empire romain

Extrait du Dossier de l’Esprit des lois, textes figurant sur le manuscrit et non repris dans le volume publié en 1748 – Peut-être préparatoires d’un autre livre qui ne fut pas écrit.

« Si l’on pouvait douter des malheurs qu’une grande conquête apporte après soi, il n’y aurait qu’à lire l’histoire des Romains.

Les Romains ont tiré le Monde de l’état le plus florissant où il peut être ; ils ont détruit les plus beaux établissements, pour en former un seul, qui ne pouvoit se soutenir ; ils ont éteint la liberté de l’Univers et abusé ensuite de la leur, affoibli le Monde entier, comme usurpateurs et comme dépouillés, comme tyrans et comme esclaves.

Je sais bien mauvais gré aux Romains d’avoir détruit les institutions de presque tous les peuples de la Terre, pour établir les leurs. »

Des différentes manières de s’unir

Extrait du Dossier de l’Esprit des lois

« Plus la confédération approche de la démocratie, plus elle est parfaite. C’est ainsi qu’étaient les sociétés des Achéens, des Eoliens, des Thébains, des Latins, des Volsques, des Herniques. Lorsqu’elle approche de l’aristocratie, elle est moins parfaite. C’est ainsi que la Grèce étoit unie sous les Lacédémoniens et sous les Athéniens. Enfin, c’est une souveraine imperfection lorsque la constitution est monarchique : ce qui arrive lorsque la confédération, après avoir été libre, devient forcée par quelque victoire : comme celle des Latins ou des Romains ; ou lorsqu’elle a été ainsi établie dès le commencement, par la conquête : comme la confédération de l’Irlande et de l’Angleterre.

Lorsque l’union est démocratique, chaque Etat participant peut la rompre, parce qu’il a toujours gardé son indépendance. C’est ainsi qu’était la société des Achéens ; Quand l’union est aristocratique, la partie qui rompt l’union peut être accusée du crime d’infraction de l’union. On ne peut être recherché que pour avoir rompu l’union : ce qui est un crime contre le corps entier uni. C’est ainsi qu’était le corps de la Grèce sous Athènes et Lacédémone. Si l’union est monarchique, c’est un crime de lèse-majesté de rompre l’union. C’est ainsi qu’étaient les Latins à l’égard des Romains. Ils étaient punis pour n’avoir pas conservé la majesté du Peuple romain ; ce qui était un crime commis contre le peuple dominant, non pas contre les peuples unis : dans leurs associations les Romains étaient des monarques.

Si l’union est démocratique, comme chaque partie a conservé la souveraineté, il peut fort bien être établi que toutes les résolutions, pour être exécutées, soient unanimes, comme il est établi dans la république des Provinces-Unis. Mais, comme il ne suffit pas que les lois soient tirées de la nature de la constitution, mais qu’il faut encore que la constitution aille, et que l’on puisse prendre des résolutions actives, cela ne peut avoir lieu que dans les cas où où les membres unis sont en petit nombre. Ainsi, dans la société des Achéens, où un très grand nombre de villes fut reçu, l’avis du plus grand nombre d’elles fut toujours suivi ; sans quoi, il aurait été impossible de prendre des résolutions.

Lorsqu’une union est aristocratique, tout est réglé par l’avis du plus grand nombre, dirigé par les chefs aristocratiques ; et, lorsqu’elle est monarchique, tout est réglé par l’avis du peuple dominant.

Ces constitutions fédératives peuvent être formées : ou par des Etats qui, ayant un même gouvernement, s’unissent entre eux, et c’est la plus naturelle ; ou par des Etats dont le gouvernement est différent, et c’est celle qui est la plus sujette à des inconvénients : telle est la constitution germanique, et telle était la république fédérative des Grecs, lorsque Philippe se fit nommer parmi les Amphictyons.

Quelles doivent être les principes des lois de ces confédérations pour qu’elles puissent subsister ?

Si l’union est à pactes égaux, on n’a d’autre chose à faire qu’à accomplir les conditions de l’union, à moins que ces conditions ne soient destructives de cette union.

Si les pactes sont inégaux, il faut éviter qu’ils ne le deviennent davantage. Pour cela, il faut se gouverner de manière que l’on conserve ses forces pour l’utilité de l’Etat qui commande et la sûreté de celui qui sert. Il faudra se conserver la puissance militaire, et ne point faire comme ces villes grecque, qui payaient aux Athéniens de l’argent, au lieu de vaisseaux, mais comme les Latins, qui suivaient toujours les Romains dans leurs guerres et les obligèrent, à la fin, de les incorporer dans leur république.

Pour que des cités inégales puissent se maintenir, il faut prendre garde que les citoyens ne se dégoûtent de leur patrie pour aller grossir la cité la plus puissante. Il faudra, au moins, faire une loi que personne ne puisse aller habiter la cité principale sans laisser de la postérité dans la cité qu’il quitte. Et cela est si nécessaire que cela n’est pas même désavantageux à la cité principale, et que les Romains l’établirent entre eux et les Latins, leurs alliés.

On demande s’il faut se rapprocher, ou non, par le changement des manières et des mœurs, et voici ce qui convient. Tant que la confédération est liberté, il faut garder ses manières et ses mœurs, pour garder sa liberté. Mais, lorsque la confédération est devenue servitude, il faut abandonner ses manières pour prendre celles de la nation dominante, lesquelles approchent plus de la liberté ou de l’empire. C’est ainsi que firent les alliés des Romains : jaloux auparavant de leurs lois, quand ils virent Rome commander à l’Univers, ils se firent Romains. »

… Et Montesquieu cessa d’écrire

Dossier de l’Esprit des lois

« J’avais le conçu le dessein de donner plus d’étendue et plus de profondeur à quelques endroits de cet ouvrage ; j’en suis devenu incapable. Mes lectures ont affaibli mes yeux, et il me semble que ce qui me reste encore de lumière n’est que l’aurore du jour où ils se fermeront pour jamais.

Je touche presque au moment où je dois commencer et finir, au moment qui dévoile et dérobe tout, au moment mêlé d’amertume et de joie, au moment où je perdrai jusqu’à mes faiblesses mêmes.

Pourquoi m’occuperais-je encore de quelques écrits frivoles ? Je cherche l’immortalité, et elle est dans moi-même. Mon âme, agrandissez-vous ! Précipitez-vous dans l’immensité ! Rentrez dans le grand Etre !…

Dans l’état déplorable où je me trouve, il ne m’a pas été possible de mettre à cet ouvrage la dernière main, et je l’aurais brûlé mille fois, si je n’avais pensé qu’il était beau de se rendre utile aux hommes jusqu’aux derniers soupirs mêmes…

Dieu immortel ! Le Genre humain est votre plus digne ouvrage. L’aimer, c’est vous aimer, et, en finissant ma vie, je vous consacre cet amour. »