ThucyBlog n° 248 – Semaine de Haut niveau des Nations Unies : Quel « tournant décisif » face à une polycrise majeure ?

Crédit photo : Spiff (licence CCA)

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Par Camille Bayet, le 19 octobre 2022

« Notre monde est au plus mal ». Le ton est donné d’entrée de jeu : c’est en cette formulation quasi apocalyptique que le Secrétaire général, Antonio Guterres, a ouvert la 77ème session de l’Assemblée générale des Nations Unies qui s’est déroulée du 19 au 26 septembre dernier. Placée sous le thème « un tournant décisif », cette réunion de Haut niveau a permis de rassembler pendant une semaine à New York les chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’organisation après deux années de pandémie et de réunions en ligne. Tous ont répondu présents à l’appel du multilatéralisme. Ou presque : la Russie, la Chine et l’Inde étaient représentées par leur ministre des Affaires étrangères plutôt que par leur chef d’État et de gouvernement respectif  (Vladimir Poutine, Xi Jinping et Norendra Modi) qui ont préféré faire le déplacement à Samarcande en Ouzbékistan pour le 22ème sommet de l’Organisation de coopération de Shangaï. Sur fond de guerre en Ukraine et de crise climatique majeure, que faut-il retenir de cette semaine diplomatique ?

Un rite de rentrée diplomatique

Les diplomates aussi ont leur rentrée annuelle. Depuis la création de l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1945, la troisième semaine de septembre est traditionnellement consacrée à une rencontre diplomatique au siège de l’institution, à New York. La Maison de Verre devient alors, durant ces quelques jours de début d’automne, le témoin des allers et venues des chefs d’État et de gouvernement du monde entier. Toute la Big Apple se transforme alors au rythme de cet évènement majeur de la politique internationale ; donnant lieu à des scènes parfois incongrues, comme celle d’Erdogan se baladant à Central Park entre deux réunions diplomatiques.

Après un discours d’ouverture par le Secrétaire général puis par le président de l’Assemblée générale de l’ONU, les délégations se succèdent au pupitre de l’AGNU pour donner leurs grandes lignes et priorités politiques pour l’année à venir. Ce « débat général » n’en est d’ailleurs plus tellement un : il s’apparente davantage à un discours donnant quelques fois, mais rarement, lieu à des réactions de la part des autres États membres. En une vingtaine de minutes[1], le ton est donné concernant les orientations politiques et prise de position sur les grands défis internationaux contemporain. En parallèle de ce débat, les délégations se retrouvent lors d’évènements organisés soit par l’ONU directement, soit par les représentations et missions des États membres à New York, soit par certaines organisations de la société civile.

En cette 77ème édition, les délégations ont pu se retrouver en présentiel après une 75ème session entièrement au format virtuel et une session hybride l’an dernier. Dans ce contexte de sortie progressive de la pandémie de la Covid-19, la thématique retenue, servant à la fois de fil rouge du débat général et de grande orientation pour l’année à venir, était : « Un tournant décisif : des solutions transformatrices face à des défis intriqués ». Quatre grands évènements connexes étaient organisés : le Sommet sur la transformation de l’éducation convoqué par le Secrétaire général, la réunion de haut niveau pour célébrer le 30ème anniversaire de l’adoption de la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, la réunion plénière de haut niveau consacrée à la célébration de la Journée internationale pour l’élimination totale des armes nucléaires et une session spéciale du Conseil de sécurité de l’ONU (CSNU) sur l’Ukraine.

L’Ukraine et le changement climatique au cœur des clivages politiques

Cette édition a été celle du retour de la guerre au sein d’une des puissances constitutives de l’organisation. Par conséquent, il faut naturellement retenir la centralité du conflit en Ukraine à la fois dans le débat général et dans les évènements annexes. Le président Emmanuel Macron a rappelé que « la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, a rompu par un acte d’agression, d’invasion et d’annexion, notre sécurité collective »[2]. Joseph Biden a évoqué une « guerre brutale et sans, une guerre choisie par un seul homme »[3]. Si le conseiller d’État et ministre des Affaires étrangères de la Chine Wang Yi s’est montré plus préoccupé par la question de Taiwan que par celle de l’Ukraine, il s’est contenté de rappeler que son gouvernement condamnait avec fermeté toute forme « d’ingérence dans les affaires intérieures »[4], y compris les sanctions européennes envers la Russie. Il en a appelé au dialogue pour que la situation ne « déborde pas ». N’a-t-elle pas déjà « débordée » ? Quant ministre des Affaires étrangères russe Serguei Lavrov, ce dernier a loué le rôle de son pays face aux « néonazis de Kiev » et s’est insurgé contre la « russophobie officielle »[5] dans les pays du Nord global.

Cette semaine de Haut niveau a aussi été rythmée par une session spéciale du Conseil de sécurité sur l’Ukraine. Le jeudi 22 septembre, sous la présidence de la France, les États membres du CSNU se sont retrouvés pour discuter de l’ordre du jour : « maintien de la paix et de la sécurité en Ukraine » avec, pour fil directeur, la lutte contre l’impunité. Quelques invités spéciaux étaient également de la partie : le procureur de la Cour pénale internationale Karim Khan, le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell ainsi que les délégations de l’Ukraine, de la Biélorussie, de la Turquie, de l’Allemagne et de la Lituanie, de la Pologne et de la République tchèque. Durant plus de trois heures, les débats houleux ont plus que jamais fait ressortir les fractures politiques ; et la nécessité urgente de repenser la place de cet organe onusien dans l’appareil global de sécurité collective.

Par-delà les fractures politiques, le Secrétaire général a également insisté sur le changement climatique comme enjeu majeur de notre siècle. Constatant les dérèglements environnementaux partout dans le monde (inondation au Pakistan, incendies dévastateurs partout en Europe et aux États-Unis, etc.), il a évoqué « une guerre suicidaire contre la planète »[6] pour dénoncer l’inertie voire le déni de certains États membres face à cette crise. Le président de l’AGNU, Csaba Kőrösi, a, quant à lui, fait part de ses inquiétudes face au changement climatique « qui nous détruit lentement »[7]. Justice climatique, solidarité avec les États les plus affectés par ces dérèglements et neutralité énergétique sont placées au cœur de l’agenda politique de l’organisation.

Réformer les institutions pour contrer cette polycrise

Crise sécuritaire, crise climatique, crise migratoire, crise alimentaire, crise sociale, crise du multilatéralisme. Les crises s’empilent à l’ONU, ou plutôt s’emboitent. Car il est bien ici question non pas seulement d’une accumulation des enjeux mais plutôt d’une imbrication de crises interdépendantes. Pour exprimer cette idée, le concept de « polycrise »[8] a proliféré ces derniers temps dans le débat public. Comment l’ONU peut-elle encore surmonter ce défi de notre 21èmesiècle ?

Un élément de réponse pourrait se trouver dans la réforme des institutions de l’organisation. Face aux nouvelles configurations de puissance, l’ONU semble aujourd’hui dépassée pour répondre durablement aux enjeux politiques. Ce constat est loin d’être nouveau, mais la guerre en Ukraine n’a fait que relancer le débat autour de la nécessaire réforme du CSNU et de l’AGNU. Le premier étant accusé de ne plus représenter l’ordre géopolitique contemporain ; la seconde étant pointée du doigt pour son manque de pouvoir et de vitalité dans la machinerie onusienne. Si la France plaide depuis longtemps déjà en faveur d’une réforme du CSNU (à la fois sur sa composition et sur le droit de veto), la surprise de ce 77ème débat général est venu du président des États-Unis. Une première pour une administration du pays, Joseph Biden a annoncé soutenir l’augmentation du nombre de représentations permanents et non permanentes du CSNU, notamment pour inclure davantage d’États d’Afrique, d’Amérique latine et des Caraïbes.

Face à un Conseil fragmenté et impuissant pour répondre à la guerre en Ukraine, l’AGNU a, de son côté, retrouvé toute son importance et sa « centralité dans les débats de politique internationale » pour reprendre les dires de Franck Petiteville. Elle avait déjà rapidement prouvé sa réactivité dès le 1er mars en adoptant une résolution condamnant l’agression commise par la Russie à l’encontre de l’Ukraine. En cette 77ème session, force est constater qu’à défaut de trouver une solution pérenne à la guerre en cours, l’AGNU parvient au moins à réunir à la table des négociations l’ensemble des États membres et d’être encore le forum de discussions le plus démocratique des instances onusiennes.

*  *  *

Et si donc, le « tournant décisif » tant attendu, serait d’abord d’ordre institutionnel ? Rien de très novateur, mais cette proposition a été relancée par les fractures politiques liées à la guerre en Ukraine. Tout comme elle avait déjà été relancée par le conflit en Syrie en 2011. Et en Lybie la même année. Et en Irak en 2003. En somme, chaque conflit de notre siècle relance la sempiternelle question de la réforme de l’ONU et de son Conseil de sécurité en premier lieu. Cette 77èmesession de l’AGNU n’a pas dérogé à la règle : on ne peut que constater une routinisation de l’enjeu de la réforme. Mais sans volonté politique réelle, l’ONU demeure condamnée à l’inertie institutionnelle. Les temps sont urgents, il va falloir le prendre ce « tournant décisif » tant attendu.

[1] Mais parfois plus, le record absolu du plus long discours à l’AGNU étant détenu par Fidel Castro en 1960 pour son intervention de 4 heures et 29 minutes.

[2] Déclaration du président de la France Emmanuel Macron devant la 77ème session de l’AGNU, 20 septembre 2022. Disponible en ligne : https://gadebate.un.org/fr/77/france

[3] Déclaration du président des États-Unis Joseph Biden devant la 77ème session de l’AGNU, 21 septembre 2022. Disponible en ligne : https://gadebate.un.org/sites/default/files/gastatements/77/us_en.pdf

[4] Déclaration du conseiller d’État Wang Yi devant la 77ème session de l’AGNU, 24 septembre 2022. Disponible en ligne : https://gadebate.un.org/fr/77/chine

[5] Déclaration du ministre des Affaires étrangères Serguei Lavrov devant la 77ème session de l’AGNU, 24 septembre 2022. Disponible en ligne : https://gadebate.un.org/fr/77/fédération-de-russie

[6] Déclaration du Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres devant la 77ème session de l’AGNU, 20 septembre 2022. Disponible en ligne : https://gadebate.un.org/fr/77/secrétaire-général-des-nations-unies

[7] Déclaration du Président de l’AGNU Csaba Kőrösi devant la 77ème session de l’AGNU, 20 septembre 2022. Disponible en ligne : https://gadebate.un.org/fr/77/président-de-l‘assemblée-générale-ouverture

[8] Se référer notamment au graphique établi par l’historien Adam Tooze et disponible en ligne : https://adamtooze.substack.com/p/chartbook-130-defining-polycrisis