ThucyBlog n° 249 – La goutte d’eau qui a fait déborder le vase : l’histoire derrière la dissolution du dernier Parlement israélien

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Par Nitzan Perelman, le 26 octobre 2022
Doctorante en sociologie politique, Université Paris Cité
ED 624 – Laboratoire de changement social et politique (LCSP)

Le 1er novembre, auront lieu des nouvelles élections législatives en Israël, les cinquièmes en l’espace de trois ans et demi. La 24ème Knesset n’a « survécu » que 14 mois avant d’être dissoute le 30 juin dernier à la suite d’un vote initié par l’opposition. Afin de comprendre les raisons menant à cet évènement, présentons d’abord le régime politique israélien et ses caractéristiques. Israël s’exerce dans le cadre d’un régime parlementaire multipartite. Le parlement, que l’on nomme la Knesset, est un parlement monocaméral composé de 120 membres. Ses membres sont élus pour un mandat de 4 ans par un scrutin proportionnel plurinominal ; les sièges sont répartis aux candidats de tous les partis ayant franchi le seuil électoral de 3,25 % des votes. Le chef du parti ayant gagné le plus de sièges reçoit de la part du président israélien le mandat de composer une coalition devant représenter plus de 61 sièges du Parlement.

Cette mission est particulièrement compliquée puisque le seuil électoral considérablement bas génère l’entrée d’un grand nombre de partis au Parlement (depuis la fondation de l’État en 1948, le nombre de partis détenant un ou plusieurs sièges à la Knesset est en moyenne de 13 partis). En conséquence, le Premier ministre n’est pas toujours le chef du parti ayant gagné le plus de votes lors des élections, cela peut aussi être celui ayant réussi à convaincre le plus de partis à le rejoindre dans sa coalition.

Le gouvernement du changement 

C’est bien ce qui s’est produit lors de la composition de la dernière coalition parlementaire. Après de longs mois de négociations, ce sont Naftali Bennet, le chef du parti Yamina de la droite nationaliste-religieuse, et Yair Lapid, le chef du parti Yesh Atid du centre laïc, qui réussissent à établir une coalition de tout juste 61 sièges et prévoient une rotation au poste de Premier ministre. N. Bennet, occupant ce poste en premier, est le chef d’un parti n’ayant obtenu que 7 sièges lors des élections ! La coalition composée lors de ces accords est, elle aussi, étonnante : Meretz (gauche-socialiste) considéré par la droite comme de la gauche radicale, accompagné par Yisraël Beyttenou (droite-radicale) sans oublier Raam (parti islamiste), bien évidemment le parti au pouvoir Yamina (droite-nationaliste) et plusieurs autres partis centristes ou de droite. Ce mélange improbable est le résultat d’un seul but commun : remplacer Benjamin Netanyahou au pouvoir depuis 2009.

En effet, ce cycle d’élections, comme les trois qui le précèdent, se focalise sur B. Netanyahou et sa personnalité. Ses opposants demandent à le remplacer à tout prix en le présentant comme un danger pour la démocratie, alors que ses défenseurs pensent qu’il est le seul dirigeant légitime et décrivent ses opposants comme des traîtres à la patrie, à la droite ou tout simplement à B. Netanyahou. Ce débat public, de plus en plus radicalisé durant ces campagnes électorales, poussent les candidats à durcir leurs discours et à se positionner clairement concernant le pouvoir de B. Netanyahou. C’est ainsi que les « gauchistes » de Meretz, les nationaux-religieux de Yamina, les centristes-laïques de Yesh Atid, les islamistes de Raam et bien d’autres réussissent à composer une coalition extrêmement fragile mais fortement opposée à une personne : B. Netanyahou, à la tête de l’opposition. Cette opposition est composée du parti de Netanyahou, Likoud (droite), plusieurs partis ultra-orthodoxes, le parti Le sionisme religieux (droit-radical) et la Liste unifiée (alliance entre un parti d’extrême gauche et deux partis arabes).

Le gouvernement, surnommé par ses membres comme par ses défenseurs « le gouvernement du changement », connut pendant son mandat des moments difficiles. Les différences profondes entre les partis de la coalition sont bien visibles. Le gouvernement évite des projets de lois contrariant et essaie de maintenir le plus possible l’union de sa coalition. Netanyahou et ses alliés de leur côté essayent de faire tomber le gouvernement et de reprendre le pouvoir le plus vite possible. Malgré leurs tentatives de détourner des membres de la coalition et en dépit de leurs nombreuses motions de censure et leurs prises de position publiques contre ce « gouvernement gauchiste dangereux »[1] ils ne réussissent pas à arriver à leurs fins. Ainsi le 30 mai, tous les chefs de partis de l’opposition, à l’exception de la Liste unifiée, décident de voter contre tout projet de loi du gouvernement, peu importe le projet, afin de provoquer sa fin anticipée.

Les mesures d’urgence, l’apartheid à l’israélienne

Cette décision est prise quelques jours avant le vote sur le prolongement des mesures d’urgences en Cisjordanie, surnommées dans le débat public israélien « les mesures de Judée et Samarie »[2]. Ces mesures permettent à l’État israélien d’appliquer certaines lois du droit pénal et du droit civil dans une zone ne faisant pas partie de l’État, la Cisjordanie. En effet, les résidents de cette zone sont supposés vivre sous un régime militaire, ce qui est bien le cas des résidents palestiniens. Ces mesures dites d’urgence permettent aux résidents juifs de la Cisjordanie de vivre comme des citoyens et résidents israéliens tout en vivant en dehors des frontières officielles du pays. Ce sont ces mesures là qui instituent officiellement l’apartheid en Cisjordanie, tout en instaurant l’existence de deux régimes qui fonctionnent suivant l’appartenance ethnique.

Promulguées au lendemain de la conquête de la Cisjordanie lors de la guerre des Six Jours, ces mesures ont pour but de régler de manière « urgente » la situation dans ces zones et sont considérées comme telle depuis lors. En tant que telles, elles sont soumises au vote tous les cinq ans afin d’être prolongées. De manière générale, elles sont approuvées quasi automatiquement, peu importe le parti au pouvoir. Cela en raison de leur signification et de leur influence sur les 500 000 colons israéliens vivant aujourd’hui en Cisjordanie.

Ayant été prolongé pour la dernière fois en 2017, ces mesures – qui arrivaient à expiration le 30 juin 2022 – devaient être renouvelées par la 24ème Knesset une nouvelle fois. L’opposition, saisissant l’importance de ces mesures, décide alors d’utiliser ce vote de façon stratégique pour faire tomber le gouvernement. En effet, les opposants savent que la non-prolongation des mesures provoquerait « un tohu-bohu juridique » comme le signale le ministre de la Justice Gideon Sa’ar : D’un côté, les colons perdraient toutes leurs droits en tant que citoyens israéliens (le droit à l’assurance maladie, le droit de rentrer en Israël sans contrôles spécifiques, etc.) ; De l’autre côté, les autorités israéliennes n’auraient aucune compétence dans cette zone (les tribunaux israéliens ne pourraient traiter des crimes commis par des Israéliens dans ces zones, la police ne pourrait arrêter des criminels y vivant, l’administration fiscale ne pourrait effectuer son travail auprès des résidents, etc.). Bref, en l’absence de ces mesures, les colonies seraient définitivement coupées de l’État hébreu et la vie des juifs y serait organisée par le régime militaire et ses lois, de la même façon que vivent actuellement les Palestiniens.

Le début de la fin

L’opposition savait que l’échec d’une prolongation de ces mesures démontrerait la fragilité du gouvernement et son impuissance à promulguer des lois « qui vont de soi »[3], de « statu-quo »[4] comme le disent les parlementaires de la droite. De plus, les conséquences engendrées par la non-prolongation de ces mesures sont si graves que le parlement devrait être dissout ; les mesures seraient alors prolongées automatiquement puis, une coalition plus stable, avec le Likoud à sa tête, pourrait ensuite les promulguer à l’issue des élections.

La stratégie de l’opposition est clairement énoncée lors du débat sur la prolongation des mesures d’urgence : « On nous demande comment c’est possible que l’on vote contre les mesures de Judée et Samarie. La réponse est très simple : c’est un projet de loi qui fera tomber ce gouvernement dangereux » dit Yoav Kish, un membre du Likoud. Il rajoute « on va les prolonger tout de suite après notre retour [au pouvoir]. Dans tous les cas, elles seront automatiquement prolongées une fois les élections annoncées.  Tout le monde sait que l’on ne peut pas permettre une situation où 500 000 de personnes vivent sans loi et sans ordre »[5].

Le vote à l’issue du débat au parlement expose une situation complétement absurde. D’un côté, Meretz, un parti de gauche s’opposant fortement à la colonisation et à l’occupation israélienne, vote pour la prolongation des mesures assurant la continuation des deux. De l’autre côté, l’opposition, ressemblant les partis les plus nationalistes du champ politique israélien, ceux considérant la colonisation comme la mission nationale la plus importante d’Israël, vote contre la loi permettant l’État de préserver son pouvoir dans les colonies. Les deux se font bien évidemment pour un but purement politico-stratégique, et non pas une raison idéologique.

Les partis arabes, à la fois de l’opposition et de la coalition, votent également contre le projet de loi et donc celui-ci n’est pas promulgué. Comme prévu, à la suite de ce vote, la Knesset est dissoute le 30 juin et des nouvelles élections sont annoncées.

La goutte d’eau qui a fait déborder le vase du « gouvernement du changement » est le régime d’apartheid israélien en Cisjordanie. Le débat au sujet de ces mesures « d’urgence », permettant l’existence des deux régimes dans une seule zone, expose la fragilité de cette situation et sa dépendance à un simple projet de loi qui doit être approuvé tous les cinq ans. En parallèle, la dissolution du Parlement, à la suite de l’échec de la prolongation des mesures, clarifie le rôle majeur que joue la colonisation au sein du régime israélien : il s’agit du « Totem sacré » de l’État, valeur intouchable allant bien au-delà de toute divergence politique.

[1] Benjamin Netanyahou lors d’une conférence de presse, cité dans : Yehuda Shlezinguer, « Netanyahou : Bennet demande d’établir un gouvernement gauchiste dangereux », Israël Hayom, 5 mai 2021, https://www.israelhayom.co.il/news/politics/article/566441

[2] Lorsque les Israéliens parlent de Judée et Samarie, ils se référent à la Cisjordanie. Il s’agit du nom biblique de cette zone. Ce terme est politiquement chargé puisqu’en l’utilisant, les Israéliens expriment l’appartenance historique de la Cisjordanie à l’État d’Israël et donc au droit que détiennent les juifs sur cette région.

[3] Archives numériques du Parlement israélien, séance plénière de la 24ème Knesset, « projet de loi pour la prolongation des mesures d’urgence », 6 juin 2022, p. 138

[4] Ibid. p.98

[5] Ibid. p.87