Par Guillaume Berlat, le 2 novembre 2022
Pseudonyme d’un ancien diplomate
La prétention des Occidentaux à une exigence d’universel dans la conduite des relations internationales – en réalité, imposer aux autres leur vision du monde – n’est-elle pas vaine, voire contreproductive ? Leurs échecs successifs en Irak, en Libye, en Syrie, en Afghanistan, au Sahel … tendraient à le démontrer. Hier dociles, certains peuples ne le sont plus aujourd’hui. Ils n’entendent pas/plus se plier aux injonctions d’autres qui s’érigent arbitrairement en conscience universelle, en juge partial du Bien et du Mal. C’est que « Face à Moscou et à Pékin, l’Occident n’a rien à gagner à se présenter comme le camp du bien. Chaque pays vit dans sa sphère, assuré de son bon droit » (Gérard Araud, 21 août 2022, Le Point). La problématique soulevée par ce diplomate pourrait être élargie à la majeure partie du monde. De proche en proche, ne mettons-nous pas le doigt sur la grave crise que traverse de nos jours le système multilatéral mis en place en 1945 fondé sur une conception universaliste du droit ? Une sorte de tous sous la même toise, d’arrogance insupportable pour le « reste du monde » (« Rest of the World »). Si la crise de l’universel devait se pérenniser – ce que nous tenons pour acquit -, ne faudrait-il pas imaginer un nouveau système de gouvernance des relations internationales moins ambitieux mais plus efficace organisé autour du concept de pluriversel ?
Un constat : la crise structurelle de l’universel
La crise de confiance, qui marque le monde du XXIe siècle, débouche sur une remise en cause de la norme comme régulatrice de la société internationale et sur une contestation de l’universel.
La crise de confiance. Alors que certains brillants esprits nous annonçaient pêle-mêle la fin de l’Histoire, le recueil des dividendes de la paix, l’adoption de la démocratie par tous les États …, ils ont été démentis par les faits au tournant des deux siècles. Par un bégaiement de l’Histoire, la confiance fait petit à petit place à la défiance. Donneurs de morale universelle, les Occidentaux – Américains en priorité – donnent le mauvais exemple en s’octroyant le droit de guerroyer aux quatre coins de la planète, souvent en dehors de la légalité internationale (guerre en Serbie, en Irak, intervention en Libye …). Ainsi, ils minent la confiance indispensable à un fonctionnement harmonieux du système international mis en place en 1945 par leur pratique du « faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais ». Si le gendarme du monde s’exonère régulièrement du respect de la norme internationale, qui devrait être intangible, par une sorte de « méfait du prince », le reste de la troupe a mécaniquement tendance à s’inspirer de son mauvais exemple.
La crise de la norme. La Charte de l’ONU est fondée sur le concept de paix par le droit. Il n’est qu’à se référer à son préambule (« foi dans les droits fondamentaux de l’homme », « créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations des traités et autres sources du droit international » …). Le système ne peut fonctionner que si tous les États membres en respectent l’esprit et la lettre. Or, nous sommes loin du compte à dresser la liste des traités non signés, non ratifiés, voire dont s’est retiré Washington au cours des dernières décennies. Or, si la Russie n’est pas exempte de tout reproche, il en va ainsi des Occidentaux. Comment accorder crédit aux déclarations du 23 août 2022 de Joe Biden selon lesquelles il réaffirme « son attachement à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, et rappeler que l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 tout comme l’invasion lancée en février dernier, sont en violation totale des normes les plus élémentaires du droit international, garant de la paix dans le monde et de la sécurité de tous » ? Et cela alors que Washington et Paris se plient aux exigences du prince héritier saoudien MBS qui conduit une guerre sanglante au Yémen, sans parler des libertés qu’il prend avec les droits de l’homme et de la femme dans son pays. Et, nous pourrions multiplier à l’infini tous ces coups de canif à la norme d’un Occident « sûr et dominateur ». Petit à petit, nous dérapons vers une situation d’anarchie fondée sur la crise de l’universel.
La crise de l’universel. Chine, Russie et États du Sud acceptent de moins en moins les leçons de gouvernance démocratique à géométrie variable de l’Occident. Ce que l’Ouest accepte pour certains, il le refuse à d’autres. Pourquoi ? En Afrique, nos partenaires récusent une forme d’ingérence dans leurs affaires intérieures, une conditionnalité de l’aide à géométrie variable au nom du respect de leur souveraineté. Ils sont tentés de se tourner vers d’autres partenaires, Chine, Russie, Turquie qui ne font pas de l’universalité, l’alpha et l’oméga de leur diplomatie. De plus, ils s’étonnent de voir les pays Occidentaux louer le patriotisme, le nationalisme ukrainien face à l’agresseur russe alors que ces concepts étaient, jusqu’à présent, considérés comme nauséabonds. Le respect de la souveraineté de chaque État, du choix délibéré de sa voie politique et économique, n’est-il pas antinomique avec la prétention à l’universalisme, à l’universel ? C’est la question fondamentale à laquelle nous renvoient les « non-alignés » version 2022, ayant refusé de prendre parti dans la querelle sur le conflit ukrainien. In fine, n’est-ce pas la logique même de l’édifice mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui se trouve sérieusement remise en cause ?
« L’universel n’existe pas, il n’existe que du particulier » déclare Michel Onfray. Et, c’est bien la situation à laquelle nous sommes confrontés avec un retour au particulier qui a pour nom pluriversel.
Un remède : le recours éventuel au pluriversel
Emmanuel Macron constate justement le 24 août 2022 une « bascule du monde ». Elle signe un retour en force de la souveraineté, du réel et de la diversité
Le retour de la souveraineté. Par un énième bégaiement de l’Histoire, le concept de souveraineté retrouve aujourd’hui toutes ses lettres de noblesse. Il en va de même d’autres attributs de l’État qui avaient été frappés du sceau de l’infamie : identité, nation, patriotisme, frontières … au nom d’un politiquement correct de circonstance. Le monde semble revenir à ses fondamentaux. En période de crise, les citoyens se tournent naturellement vers leur État d’appartenance pour les protéger et non vers une hypothétique « communauté internationale » et ses multiples « machins » inefficaces » tant à l’échelon universel que régional. Désormais, ils retrouvent les vertus, les largesses de l’État providence durant la pandémie de Covid-19 résumée dans la formule du « quoi qu’il en coûte ». Ils s’interrogent sur les bienfaits supposés des fameuses « chaînes de valeur » qui les enchaînent dans des situations de dépendance incompatibles avec les concepts d’indépendance, d’autonomie stratégique, de souveraineté, de retour au « made in France ». Ils mesurent les inconvénients s’attachant à ces approches idéologiques venues d’Outre-Atlantique. Ils estiment s’être laissé bercer par un faux sentiment de sécurité alors que la planète accumulait les crises.
Le retour du réel. « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » (Bossuet). Pour avoir trop longtemps été des adeptes inconditionnels de la politique de la fuite en avant, les dirigeants occidentaux constatent qu’ils sont confrontés à des défis sans précédent depuis des décennies : sécuritaires, sanitaires, énergétiques, climatiques, alimentaires, migratoires… prenant des proportions inquiétantes au fil du temps. Nul ne met impunément sa tête dans la gueule du loup. Les responsables politiques sont rattrapés par le réel qui correspond de moins en moins aux fables qu’ils nous servaient auparavant. Et, ils doivent s’adapter, improviser dans l’urgence un avenir qu’il n’avait pas anticipé. Par une facétie de l’Histoire, le passé se reconjugue au présent. Comment sortir du piège que l’on a soi-même armé ? Le retour à la raison, au sens des réalités est un impératif catégorique pour surmonter le dilemme entre l’adaptation au réel ou la procrastination dans la chimère. Face à un avenir menaçant, s’impose une sorte de retour à la diversité.
Le retour de la diversité. La pandémie de Covid-19 est passée par là. Les yeux se sont enfin dessillés. L’uniformisation du monde, considérée comme le graal du XXIe siècle, est remise en cause. Au mantra de l’universel assénée ad nauseamsuccède celui du pluriversel. De quoi s’agit-il ? Selon le dictionnaire de la langue française, le pluriversel relève de la pluralité. Il convient à des personnes, des groupes hétérogènes. Avec ce terme, d’abord utilisé par les intellectuels décoloniaux d’Amérique latine, il s’agit de reconnaître l’apport des autres traditions philosophiques face à l’universalisme occidental eurocentré[1]. Et ce phénomène ne fait que s’étendre au reste du monde à la faveur de la montée de la conflictualité. Chaque État réclame le respect de ses spécificités historiques, géographiques, culturelles religieuses …, y compris au sein de l’Union européenne (Cf. Hongrie, Pologne…). Chacun entend rester maître chez lui, du moins sur les sujets qu’ils jugent de son strict ressort. S’y ajoute un rejet croissant du moralisme contre-productif des Occidentaux par les autres États. Nous sommes parvenus à la croisée des chemins en mesurant les dangers bien réels des mondes virtuels. Nous sommes loin du multilatéralisme de bonne volonté cher au quai d’Orsay (Cf. échec la 10èmeconférence d’examen du TNP, août 2022), au « multilatéralisme efficace » cher à Emmanuel Macron (Cf. son discours du 1er septembre 2022 devant la conférence des ambassadeurs). Il nous faut (ré)inventer un multilatéralisme de la diversité qui nous permettra de surmonter la crise systémique actuelle.
Vers un changement de paradigme dans l’action internationale ?
« Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités » nous rappelle fort à propos le général de Gaulle. Le conflit russo-ukrainien devrait nous conduire à repenser des pans entiers de la gouvernance mondiale afin de tenter de reconstruire un système international efficace. Il ne sert à rien de sauter sur une chaise comme un cabri en disant universel, universel, mais cela n’aboutit à rien, cela ne signifie rien. Ne répétons pas les erreurs du passé ! De nouvelles voies novatrices doivent être explorées pour prévenir un effondrement de l’édifice de régulation planétaire semblable à celui qu’a connu la Société des nations (SdN). Elles existent. La gouvernance internationale a besoin d’oxygène, d’air nouveau pour se régénérer. Une des priorités diplomatiques des chancelleries occidentales – si tant est qu’elles souhaitent anticiper l’avenir au nom du gouverner, c’est prévoir – ne devrait-elle pas être de repenser, au plus vite, le monde de demain pour s’y adapter et pour le maîtriser ? Ce qui n’a rien à voir avec la tambouille diplomatique, la logorrhée médiatique, la corde compassionnelle qui servent d’Ersatz de politique étrangère à l’Ouest. Inutile de se bercer d’illusions, aujourd’hui, le choix pour nos gouvernants, adeptes de la surenchère verbale et du déni du réel, est simple, binaire : pluriversel versus universel ?
[1] Valentine Faure, Le pluriversel, pour un « monde fait d’une multitude de mondes », www.lemonde.fr , 18 août 2022.