Par Louis Perez, le 8 novembre 2022
En 2023, cela fera 10 ans que les systèmes d’armes létaux autonomes (SALA) ont été mis à l’ordre du jour de la réunion des Hautes Parties contractantes à la Convention sur certaines armes classiques (CCAC). Si le cas des armes autonomes était déjà débattu depuis quelques années, l’arrivée du sujet au sein de la CCAC marquait le début de discussions multilatérales propices à l’adoption d’un instrument pour réguler ces systèmes controversés. Après plusieurs réunions informelles d’experts, les États parties se sont accordés en 2016 sur la création d’un groupe d’experts gouvernementaux, présageant, lui aussi, une régulation. Cet anniversaire prochain est l’occasion de faire le point sur les avancées obtenues par ce forum et notamment la question lancinante d’un traité qui apte à encadrer les SALA.
Il faut à cet égard préciser que la définition même des SALA est un objet de débats au sein de la CCAC. En tout état de cause, une ligne a été tracée par plusieurs États entre les SALA dits pleinement autonomes et les autres. Les SALA pleinement autonomes visent les systèmes sur lesquels, une fois activés, l’Homme ne pourrait plus intervenir et qui pourraient cependant recourir à la force ou modifier le cadre de leur mission. C’est avant tout ces systèmes qui sont abordés dans le présent billet en ce qu’ils sont les plus enclins à être encadrés par un instrument international.
Traité impossible ?
Plus de 40 États soutiennent aujourd’hui l’adoption d’un instrument international juridiquement contraignant pour la régulation et l’interdiction des SALA qui seraient incompatibles avec le droit international[1]. La majorité des États qui encouragent une telle initiative sont des pays assez peu développés, en tout cas faibles sur le plan militaire, qui n’auraient en réalité pas les moyens de développer ou d’acheter et donc d’utiliser de tels systèmes. On note toutefois la position singulière de la Chine qui, à la différence des autres grandes puissances militaires, s’est prononcée en faveur d’un instrument juridique interdisant les SALA à l’instar du Protocole sur les armes à laser aveuglantes[2]. La Chine donne cependant une définition très restrictive des SALA qui pourraient faire l’objet d’une interdiction et il y a fort à parier que les négociations sur le champ du traité seraient houleuses tant les intérêts chinois sur ce point semblent diverger de ceux des autres États partisans d’un traité. Dans cette croisade, ces États bénéficient du soutien actif de nombreuses organisations de la société civile, dont Human Rights Watch, qui est notamment à l’initiative de la coalition « Stop Killer Robot », un collectif d’organisations qui milite pour l’interdiction des SALA. En outre, le Comité international de la Croix-Rouge, organe phare en matière de promotion et de respect du droit des conflits armés (DCA), s’est lui aussi prononcé en faveur de règles contraignantes sur l’interdiction et la limitation des SALA.
La question de la possibilité d’un traité sur les SALA est d’autant plus préoccupante que l’étroite fenêtre qui aurait permis l’ouverture de négociations semble désormais fermée. En effet, la Sixième conférence d’examen de la CCAC, événement qui a eu lieu en décembre 2021 et qui vise à évaluer et amender le texte, était particulièrement attendue sur la question de la régulation des SALA. L’adoption d’un mandat visant l’ouverture de négociations d’un traité sur les SALA a été âprement discuté et soutenu par la majorité des États parties, sans toutefois aboutir. Les causes de cet échec résident dans les règles procédurales du forum qui requièrent une adoption par consensus des décisions et déclarations. Or, des États comme les États-Unis, Israël, l’Inde ou la Russie se sont formellement opposés à un tel mandat.
Les raisons de leur refus sont multiples. Le premier argument régulièrement avancé est d’ordre juridique et s’attache à considérer le DCA comme suffisamment armé face aux SALA. Les États-Unis ou la Russie arguent en effet que le droit existant est suffisant et qu’il ne nécessite pas de nouvelles règles contraignantes. Il est vrai que, comme souvent en droit, le DCA repose sur des principes généraux dont on ne peut nier que la nature flexible et dynamique permet d’appréhender les phénomènes nouveaux. C’est justement, le caractère nouveau et récent des SALA qui fonde un autre argument, sur le plan technique cette fois. Des États estiment qu’il est trop prématuré pour discuter de nouvelles règles, car la technologie continue d’évoluer et que les règles adoptées aujourd’hui ne seront peut-être plus viables demain ou, pire, entraveront des usages bénéfiques sur les plans militaire, voire humanitaire. En effet, sans être clairement énoncée, une autre raison de ce refus réside évidemment dans les avantages opérationnels des SALA, présumés déterminants par ces États. Les États-Unis n’hésitent d’ailleurs pas à souligner que « les efforts militaires pour développer des armes plus précises et plus efficaces reflètent une convergence entre l’efficacité militaire et la protection humanitaire »[3]. Selon eux, développer les SALA permettrait de meilleures performances militaires et donc un meilleur respect du DCA. Il serait donc contre-productif de les interdire.
Si durant les discussions de la CCAC en 2022, de nombreux États ont continué de rappeler leur volonté d’adopter un instrument contraignant relatif aux SALA, il semble que l’opposition persistante de grandes puissances militaires sur ce point acte qu’il est illusoire de penser que cela arrivera au sein de la CCAC. La proposition de s’émanciper de ce forum a alors été soulevée. D’aucuns ont cité le rôle que pourrait occuper l’Assemblée générale des Nations Unies sur cette question comme elle le fait déjà pour la question cyber[4]. Une récente déclaration commune sur les SALA portée par l’Autriche lors de 77ème session de l’organe semble indiquer qu’il pourrait assumer ce rôle. Il a également été pointé l’implication éventuelle du Conseil des droits de l’Homme où d’ailleurs la question a d’abord émergé en 2013 avant de migrer vers la CCAC. En outre, il existe des précédents où des initiatives internationales de la société civile ont mené l’adoption d’instruments contraignants dans le domaine de la maîtrise des armements comme ce fut le cas pour la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel, la Convention sur les armes à sous-munitions ou plus récemment, en 2017, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. Or, l’utilisation récente d’armes à soumission par la Russie durant la guerre en Ukraine ou le simple fait qu’aucune puissance nucléaire n’est partie au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires illustrent les limites de tels processus face aux velléités des grandes puissances militaires. Quelle incidence pourrait avoir un traité de maîtrise des armements si les États les plus propices à utiliser les armes en question n’y sont pas parties ? En dépit d’une portée limitée, cela permettrait d’exercer une forme de pression sur les États qui développeraient et utiliseraient des SALA. Cet objectif est également poursuivi par l’éventuelle adoption d’un code de conduite en la matière.
[1] Algérie, Argentine, Autriche, Bolivie, Brésil, Chili, Chine, Colombie, Costa Rica, Croatie, Cuba, Djibouti, Équateur, Égypte, El Salvador, Ghana, Guatemala, Saint-Siège, Irak, Jordanie, Kazakhstan, Malte, Mexique, Maroc, Namibie, Nouvelle-Zélande, Nicaragua, Nigéria, Pakistan, Panama, Pérou , Philippines, Sierra Leone, Espagne, État de Palestine, Afrique du Sud, Sri Lanka, Ouganda, Venezuela et Zimbabwe
[2] CCAC, Working Paper of the People’s Republic of China on Lethal Autonomous Weapons Systems, juillet 2022 : https://meetings.unoda.org/section/ccw-gge-2022_documents_18542_proposals_19869/#:~:text=Working%20paper%20on%20Lethal%20Autonomous%20Weapons%20Systems%20submitted%20by%20the%20People%27s%20Republic%20China%20(Chinese%20version).
[3] CCAC, « Humanitarian benefits of emerging technologies in the area of lethal autonomous weapon systems Submitted by the United States of America », CCW/GGE.1/2018/WP.4, 28 mars 2018, §6.
[4] Deux initiatives existent en son sein, un groupe d’experts gouvernementaux et un groupe de travail à composition non limitée. Voir sur ce point : https://dig.watch/processes/un-gge