ThucyBlog n° 252 – La régulation des systèmes d’armes létales autonomes : traité impossible, code de conduite improbable ? (2/2)

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Par Louis Perez, le 10 novembre 2022 

Lire le début (Partie 1/2) 

Code de conduite improbable ?

Si les puissances militaires se refusent à perdre l’avantage opérationnel que constituerait la possession de SALA, elles demeurent, pour certaines, soucieuses de conserver l’image d’États respectueux du droit international. En parallèle des arguments juridiques et politiques destinés à justifier le refus d’un traité, plusieurs États ont proposé comme solution palliative l’adoption d’instruments concertés non conventionnels, c’est-à-dire non contraignants. Dès 2017, la France et l’Allemagne ont soumis l’idée d’une déclaration politique et d’un code de conduite qui contiendrait des règles politiquement contraignantes et une liste de mesures de transparence volontaires. L’adoption en 2019 par les États membres de la CCAC de 11 principes directeurs sur les SALA a concrétisé l’objectif d’une déclaration politique qui rappelle le rôle de l’humain dans l’utilisation des SALA et l’applicabilité du droit international à ces derniers. Quant au code de conduite, le duo franco-allemand, accompagné de la Finlande, la Norvège, la Suède, l’Espagne et des Pays-Bas, a proposé en 2022 la structure éventuelle d’un tel document[1]. Sur cette question, les États-Unis ont eu une position fluctuante. Si en 2017, ils se déclaraient contre ce type d’initiative, ils ont proposé lors de la Sixième conférence d’examen de réfléchir à un code de conduite pour guider le développement et l’utilisation des SALA, probablement pour tempérer la vague d’États militant pour l’ouverture de négociations sur un traité. Le Royaume-Uni s’est également montré favorable à un document qui rappelle le droit applicable et compile les bonnes pratiques en donnant pour exemple le Document de Montreux sur les sociétés militaires privées ou l’Arrangement de Wassenaar sur les biens à double usage. Ces deux instruments réunissent aujourd’hui de nombreux États et ont une certaine autorité dans leur domaine respectif. De façon similaire ou parallèle, le Royaume-Uni a présenté en 2022 un modèle de manuel de DCA visant à appliquer les principes de ce droit au cas spécifique des SALA en citant comme modèle le Manuel de Tallinn sur les cyberopérations et le Manuel de San Remo sur les conflits armés en mer. Ces documents n’ont cependant pas la même autorité que les précédents. Les manuels de DCA sont souvent des œuvres doctrinales auxquelles peu d’États souscrivent entièrement. Il reviendra dès lors aux États de préciser les modalités d’un code de conduite qui détermineront son effectivité par rapport aux buts qu’ils visent. On peut cependant s’interroger sur l’adoption d’un tel document eu égard aux différentes interprétations du DCA exprimées par ces États au sein de la CCAC. Ces divergences conduiront probablement à un texte lisse se bornant à rappeler des généralités en la matière. En outre, il sera intéressant d’examiner la réception et l’adhésion à une telle initiative par les États et la société civile en faveur d’un traité. Se satisferont-ils du peu qu’on leur octroie ou refuseront ils toute alternative à un traité ? La portée de cet instrument est en outre incertaine. L’Allemagne a indiqué qu’il s’agissait d’un premier pas vers un traité tandis que cette conception est formellement rejetée par les États-Unis.

Bien que les modalités d’adoption, le contenu et la portée des documents proposés par les États soient très différents, ils expriment la volonté de certains de se saisir sur le plan juridique international de nouveaux phénomènes sans pour autant se lier juridiquement puisque ces documents ne sont pas contraignants. À cet égard, ils sont critiqués par les États partisans d’un traité qui estiment que ces documents n’ont pour but que la diversion. Il s’agirait d’apaiser la société civile en démontrant un intérêt pour le respect du DCA et de ses valeurs tout en conservant une marge de manœuvre dans l’interprétation de ce droit. Pour autant, il n’est pas sûr qu’un État pourrait bafouer effrontément ce à quoi il aurait souscrit dans un tel instrument[2]. En dépit de leur caractère souple, ces documents n’emportent pas toujours l’adhésion des États les plus concernés. Ainsi, la Chine et Israël n’ont pas rejoint l’Arrangement de Wassenar. De même, la Russie n’a pas adhéré au Document de Montreux et ses agissements supposés derrière le Groupe Wagner illustrent bien qu’elle ne semble pas prête à le rejoindre. La Russie s’est à ce titre prononcée contre toute initiative relative à un document commun relatif aux SALA. Avec la Chine, elle se dit cependant ouverte à l’échange volontaire de bonnes pratiques, sans que cela soit institutionnalisé ou formalisé.

Dès lors, si un code de conduite est envisageable, son effet régulateur est pour le moins incertain.

Que peut donc nous offrir la prochaine décennie en matière de régulation des SALA ? D’une part, un traité qui ne sera ratifié que par de petites puissances, qui ne seront, dans les faits, probablement pas en mesure de détenir des SALA, mais qui bénéficiera du soutien d’acteurs internationaux avec une forte légitimité. D’autre part, un code de conduite, fruit des intérêts convergents limités de quelques grandes puissances militaires qui n’engagera cependant pas leur responsabilité juridique. Bien maigres seront donc les apports de ces initiatives eu égard aux buts qu’elles poursuivent et en comparaison à d’autres instruments de maîtrise des armements. Un traité sur les SALA aura peu d’occasions d’être mis en œuvre et rien ne pourra être imposé aux États qui n’y ont pas consenti. Un code de conduite quant à lui sera aisément compris comme un acte à la portée avant tout politique et morale. Mais sous un angle plus optimiste, ne pourrait-on voir dans ces gesticulations normatives des actions, non pas concurrentes, mais concourantes, d’une association d’États, oserait-on dire d’une communauté internationale, qui reconnaît et répond à un besoin social international, celui d’appréhender les SALA pour éviter un accroissement ou une facilitation de violations du DCA tout en préservant l’intérêt militaire prodigué par les technologies qui concourent à ces systèmes. C’est cet équilibre qui doit être au cœur des débats. Au lieu de polariser les discussions sur l’instrumentum, faudrait-il porter une plus grande attention au negotium. À ce titre, traité ou code de conduite seraient peut-être en train de constituer l’opinio juris de futures normes coutumières en la matière.

[1] CCAC, GEG SALA, « Working paper submitted by Finland, France, Germany, the Netherlands, Norway, Spain, and Sweden », 13 juillet 2022.

[2] À cet égard la portée juridique des instruments concertés non conventionnels est un débat doctrinal classique du droit international. Pour certains, il faut dissocier le caractère contraignant, et la sanction qu’il emporte, du caractère juridique. Pour d’autres, un texte juridique crée nécessairement des droits et des obligations, à défaut il n’est pas juridique.