ThucyBlog n° 257 – La route transaméricaine : enjeux et difficultés du panaméricanisme en pratique

Crédit photo : JYB Devot (licence CCA)

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Par Guillaume Vanegas Merino, le 14 décembre 2022
Stagiaire au Centre Thucydide 

Ouvrage monumental par sa longueur, devant initialement s’étendre de l’Alaska jusqu’à l’extrémité Sud de la Patagonie, la route panaméricaine occupe une place prédominante dans le processus d’intégration régional américain. Cette artère reliant une quinzaine[1] de pays est l’incarnation du panaméricanisme, mouvement né institutionnellement à Washington en 1889 lors de la Première conférence internationale des États américains. L’idée d’une Amérique comme nation, unie par des liens profonds, était déjà prônée par le Libérateur Simon Bolivar dans sa Lettre de la Jamaïque en 1815. Preuve de l’actualité du propos, au cours du 9ème Sommet des Amériques, qui se tenait à Los Angeles en juin dernier, le président américain Joe Biden a rappelé la nécessité d’une coopération continentale assurant prospérité économique et défense de la démocratie. Or, l’absence de certains chefs d’État, comme le président mexicain Andres Manuel Lopez Obrador, marque une certaine défiance et illustre ainsi la fragilité du concept même de panaméricanisme. Les Étasuniens, qui redoutaient l’existence de groupements forts au Sud ont toujours alterné entre hard power et soft power afin de maintenir constamment le contrôle sur leur « pré carré ».

Cartographie : Seaweege (libre de droit)

Dans la conjoncture actuelle, le renforcement des frictions régionales et l’interventions d’autres acteurs internationaux amenuisent ce contrôle et complexifient de fait l’achèvement du dernier tronçon de voies localisé dans la région du Darién, entre le Panama et la Colombie. Parallèlement pourtant, la finalisation de l’union des Amérique par la voie terrestre reste présentée comme une priorité par le monde académique américain, notamment dans l’Agenda centroamericana para el Siglo XXI[2]. Dès lors, la jonction des trois Amérique, initialement pensée comme un outil de coopération, a-t-elle encore un sens à l’heure où l’hégémonie politique américaine recule sur le continent et où les divisions et les marques d’opposition s’intensifient ? Pièce angulaire du commerce centraméricain, au carrefour entre régions aux ressources multiples, cet itinéraire présente, au delà des enjeux économiques, une réelle portée politique (I). Néanmoins, des obstacles écologiques et sociaux, notamment sur la question de la région du Darién, mettent en suspend l’accomplissement de cette expression du panaméricanisme (II).

I. Des enjeux régionaux décisifs à l’heure d’une internationalisation accrue des échanges

La route panaméricaine, en tant que support matériel du processus d’intégration régionale, joue un rôle majeur dans le développement économique et politique latino-américain. C’est en ce sens qu’elle avait été conçue lors de la 5èmeconférence internationale des États américains en 1923. Les années 1960 marquent une grande avancée dans le projet, avec l’« achèvement » de la partie principale du réseau, le tronçon d’Amérique centrale, accompagnant la mise en œuvre du Marché commun centraméricain (MCCA). André Marcel D’Ans écrivait en 1997, « il y a plusieurs façons d’être un isthme, corridor géographique de liaison et d’échanges, lieu de passage obligé ou regrettable barrière pour la navigation ». En tant que colonne vertébrale de l’isthme, la Panaméricaine se doit d’être à l’épreuve des défis continentaux modernes. C’est tout d’abord sur le plan économique qu’elle révèle tout son intérêt. Encore aujourd’hui au sein de l’Amérique centrale, 90 % des marchandises transitent par voie terrestre. La construction du dernier tronçon constituerait une avancée majeure dans la façon dont sont appréhendés les échanges intra régionaux, ces derniers représentant déjà 17% du total des exportations centraméricaines. Une connexion terrestre des Amériques apporterait une alternative flexible au transport maritime qui pourrait davantage se concentrer sur les échanges intercontinentaux. Finalement, la route panaméricaine ne doit plus se concevoir comme un unique corridor de transport. En réalité, elle s’inscrirait dans un système de plateformes logistiques portuaires et aéroportuaires plus ambitieux. L’objectif est de faciliter les communications de marchandises sur un continent ou le transport d’une tonne de marchandise coûte plus cher qu’en Europe ou en Afrique (0,17 dollar par km contre respectivement 0,10 et 0,13 dollar par km)[2]. Là où en France ou aux États-Unis, la vitesse de circulation des camions oscille entre 60 et 80 km/h, elle peine à atteindre 15 km/h en Amérique centrale. Au regard de ces données, l’amélioration des infrastructures se pose donc encore comme une priorité, et un dispositif de facilitation des échanges et des contrôles douaniers semble indispensable.

Quoi qu’il en soit, l’Amérique centrale est le lieu stratégique de profusion de projets qui attirent les investisseurs étrangers. Alors qu’en Colombie, les investissements d’Eiffage et de Vinci s’accentuent, Soletanche Espagne réalise 80% de son chiffre d’affaires en Amérique latine. La Chine entend aussi tirer son épingle du jeu, et profiter notamment de l’isolement croissant du Nicaragua de Daniel Ortega pour contrôler de nouvelles voies commerciales et augmenter ses échanges avec le Brésil et le Venezuela. La panaméricaine se trouve également au centre d’enjeux géopolitiques cruciaux là où certains ambitionnent de faire de la zone une plate-forme multimodale centrale au sein du réseau mondial des échanges. Dans ce contexte, il est difficile de comprendre pourquoi la jonction au niveau de la région du Darién, qui apparaît pourtant essentielle et prioritaire, reste actuellement encore inachevée.

II. La multiplication des obstacles à l’achèvement du projet : le rêve d’une union des trois Amérique en péril

Le bouchon du Darién peut à juste titre être considéré comme un frein majeur à la connexion des Amériques. Cette zone de marais et d’épaisses forêts barre l’isthme sur environ 160 km entre Pacifique et Mer des Caraïbes et constitue une frontière presque impénétrable de 50 km entre Colombie et Panama. Aujourd’hui, la périlleuse traversée du Darién est devenu un passage obligé pour les migrants désireux de rejoindre les Etats-Unis. Selon des données officielles des autorités panaméennes, entre janvier et mi-octobre, quelque 185 000 personnes ont traversé la jungle du Darién, dont 133 000 en provenance du Venezuela. Le Panama craint que l’ouverture du bouchon n’accentue ce phénomène migratoire et mette en péril l’équilibre naturellement établi dans la région. C’est plus largement toutes formes de violences et de trafics illégaux qui pourraient être amplifiées, notamment le trafic de drogue dont le cartel colombien el Clan del Golfo est le principal moteur. Le Panama a aussi longtemps invoqué le risque de propagation de maladies tropicales comme la fièvre aphteuse, point sur lequel la Colombie rempli depuis 1991 toutes les normes requises. De même, nous pourrions aussi citer la méfiance envers les guérillas ou encore la nécessaire protection des cultures des peuples autochtones qui font toutes à leur échelle obstacle à la concrétisation de la jonction.

Ces éléments, confortent un manque de volonté politique des gouvernements panaméens successifs face à un voisin jugé trop turbulent. Aujourd’hui, les inquiétudes chroniques sont appuyées par une forte opposition des écologistes panaméens au projet. L’impact écologique immobilise en effet une éventuelle progression qui viendrait perforer du Nord au Sud deux parcs nationaux réunis en une réserve de la biosphère. Cet espace naturel représente au même titre que l’Amazonie, un véritable poumon vert déjà meurtri par la déforestation le rongeant des deux côtés de la frontière. Néanmoins l’éventualité d’une autre voie de passage pour la Panaméricaine, longeant l’Atlantique et épargnant de ce fait la biodiversité du Darién, n’a pas recueilli les louanges espérées du côté panaméen, confirmant ainsi l’hostilité historique du pays pour cette route. Il semble dès lors que le Panama entretienne un double discours ambigu, son ministère des transports s’étant positionné en faveur d’une ouverture considérée comme prioritaire dans l’agenda évoqué en introduction. Cette contradiction illustre une Amérique centrale qui se tourne progressivement vers un régionalisme ouvert, qui peine toutefois à impulser un développement inclusif et qui reste, comme le disait Alain Musset, une « mosaïque de petits mondes » aux initiatives étatiques fragmentées face à l’absence d’une réelle vision régionale. Les difficultés auxquelles la finalisation du projet fait face renvoient à l’historique de l’isthme centraméricain qui a de tout temps été davantage envisagé comme un inconvénient qu’il convient de franchir au plus court et de n’aménager qu’en fonction de cette seule traversée. A contrario, cette jonction des Amérique s’ancre dans une dynamique d’expansion du réseau de transport. Elle contribuerait donc enfin à penser à la fois le développement régional des territoires et leur articulation à l’échelle internationale.

[1] Du nord au sud : Alaska (États-Unis), Canada, États-Unis, Mexique, Guatemala, Salvador, Honduras, Nicaragua, Costa Rica, Panama, Colombie, Équateur, Pérou, Chili, Argentine. Certains pays comme le Brésil et la Bolivie y seraient indirectement reliés par l’autoroute transocéanique reliant la côte est du Brésil à la côte ouest du Pérou.

[2] Centroamérica en el Siglo XXI: Una agenda para la competitividad y el desarrollo sostenible; bases para la discusión sobre el futuro de la región, INCAE / CLACDS (Centre latino-américain de compétitivité et développement durable), HIID (l’Institut pour le développement international de l’Université de Harvard), 1999.

[3] Pablo BALCACERES, La région busca la mejor ruta logística, El Economista.net, 3 janvier 2018.