ThucyBlog n° 258 – De Bint al-Nil à Mada Masr, les journalistes égyptiennes « fauteuses de trouble » ? (Partie 1/3)

« Des égyptiennes fauteuses de trouble », Archive numérisée de l’article de 1951 (Source : Women and memory Forum)

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Par Victor Salama, le 20 décembre 2022

« Eve a fait ses premiers pas dans la cour de sa majesté la Presse – ce métier de « fauteuses de trouble » comme disait Virginia Cowles (…]. Les hommes ont pensé qu’Eve se serait lassée dès ces premiers pas…Qu’elle rentrerait au bercail, se  contentant du maigre butin, courbant l’échine sous le poids de la défaite.  Mais il n’en était rien ! »,
Nabiha Abdel Maguid « Des égyptiennes fauteuses de trouble », Bint al-Nil, février 1952.

En 1941, la journaliste américaine Virginia Cowles publie son premier livre Looking for trouble, récit des huit mois passés à couvrir la guerre civile espagnole. Le livre de cette pionnière a eu un grand retentissement, au point d’inspirer, une décennie plus tard, le titre d’un article du magazine féminin égyptien Bint al-Nil[1].

« Des égyptiennes fauteuses de trouble »[2] est un article à la fois intemporel et prémonitoire. Paru dans ce magazine féminin en février 1951 et écrit par la journaliste Nabiha Abdel Maguid, il retrace l’épopée des femmes égyptiennes qui ont choisi le journalisme.

Des mésaventures, les femmes journalistes en Égypte n’en ont pas vécu qu’à cette époque. Le 7 septembre 2022, Lina Attalah, directrice du journal indépendant en ligne Mada Masr[3], et les journalistes Rana Mamdouh, Sara Seif Eddin et Beesan Kassab, étaient convoquées suite à des plaintes déposées par des membres du parti pro-régime Mostakbal Watan («Futur d’une nation», pro régime), à la suite d’un article les accusant d’«infractions financières graves» qui «devraient entraîner leur retrait de la scène politique»[4].

Selon Mada Masr,  les quatre journalistes, relâchées sous caution dans la soirée, sont accusées de «diffamation» et «harcèlement en ligne» ainsi que de «diffusion de fausses informations visant à déstabiliser le pays».

Dans ce court article nous proposons, à partir de l’histoire de journalistes égyptiennes, de donner une perspective sur des évènements actuels – l’arrestation de quatre « fauteuses de trouble » du journal indépendant Mada Masr – et tenter de déceler ce qui diffère et ce qui perdure dans les rapports qu’entretien l’État égyptien avec ses journalistes, en particulier lorsqu’il s’agit de femmes. Ce travail se base à la fois sur l’actualité égyptienne récente, mais aussi sur un travail de recherche sur les débuts de la presse féminine dans le monde arabe, en vue de la publication prochaine d’un ouvrage sur ce sujet.

Bint al-Nil et le journalisme au féminin

Paru pour la première fois le 1er novembre 1945, Bint al-Nil – journal féministe fondé par Doria Shafik – avait pour ambition d’éveiller la conscience politique, citoyenne et militante des femmes égyptiennes et arabes en organisant un véritable mouvement de droits de femmes.

L’article mentionné fait l’éloge des Égyptiennes qui ont emprunté la voie périlleuse du journalisme en retraçant l’histoire des glorieuses pionnières. La presse féminine indépendante, apparue en 1892, connaît son apogée dans les années 1920 en Égypte et au Liban. Entre la fin du 19ème siècle et le début des années 1930, une trentaine de journaux féminins indépendants voient le jour en Égypte et une quinzaine en Syrie-Liban au cours de la même période. L’Égypte est considérée comme le foyer d’origine de cette presse féminine en langue arabe, initiée par des femmes d’origine syro-libanaise, comme Hind Nawfal (al-Fatat, 1892), Louisa Habbalin (al-Firdaus, 1896) et Alexandra Avierino (Anis al-Jalis, 1898 et Le Lotus, 1901, en langue française), ou encore Esther Azhari Moyal (al-Aila, 1901). Ce développement a lieu à l’époque de la Nahda, la « renaissance arabe », marquée par l’essor de la production intellectuelle imprimée (livres et journaux), qui interroge et diffuse les idées liées à l’évolution nouvelle de la société.

Si ces premiers journaux féminins traitent notamment de littérature et de la vie domestique, les périodiques vont progressivement s’intéresser à la condition et au rôle des femmes dans la société. Intriguées par les révolutions urbaines, culturelles, et bientôt politiques au sein du monde arabe et au-delà, les périodiques féminins se veulent une fenêtre sur un monde en pleine transformation, tantôt critiqué, tantôt loué, se donnant pour mission de diffuser et promouvoir une certaine vision de la femme moderne. Outre cet intérêt pour le monde extérieur, la question de la femme est au cœur de la réflexion derrière celle de l’identité nationale, et plus largement l’identité arabe (qui donnera lieu au panarabisme), comme en témoigne le foisonnement d’articles, d’enquêtes, de lettres de lectrices… De ce fait, ces journalistes et les journaux qu’elles dirigent militeront très tôt pour les indépendances nationales et la décolonisation.

Luttes d’indépendance et « régimes des monologues »

Les États arabes nouvellement indépendants ont rapidement été secoués par une série de révolutions et de coups d’État militaires. Les dirigeants, luttant contre l’ordre ancien, étaient résolus à ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire de leurs pays en réorientant l’idéologie et la politique de leur société par décret. Estimant représenter « le Peuple » et jouissant de l’aura des luttes d’indépendance, ils revendiquent le monopole de la vérité, interdisent l’expression d’opinions autres que les leurs, et prennent le contrôle de tous les moyens de communication, y compris la presse.

Cette reprise en main a généralement lieu en deux étapes : d’abord, en étouffant la critique dans la presse écrite tout en lançant des organes de presse parrainés par le régime. Ensuite, si ces mesures s’avéraient être insuffisantes, on procédait à la « nationalisation » de la presse, qui devenait ainsi un organe gouvernemental. Ce faisant, les dirigeants instituent ce que l’intellectuel égyptien Luis Awad appelle « le régime des monologues »[5].

Ce fut le cas pour le président égyptien Gamal Abdel Nasser qui, dès son arrivée au pouvoir en 1952, entend contrôler le paysage journalistique en suspendant, à partir de 1954, les publications qui lui sont hostiles. Cette décision sera le prélude à la nationalisation du secteur de la presse, en 1960. La refonte de l’espace journalistique marque la naissance de la presse dite nationale, totalement acquise à la cause du régime, avec aux commandes le proche conseiller de Nasser, Mohammed Hasanayn Haykal[6].

La censure s’abat sur tous ceux, femmes et hommes, qui ne suivent pas la ligne éditoriale du régime. Doria Shafik en fera les frais : lorsqu’elle entame une grève de la faim dans l’ambassade d’Inde (pays neutre) en Égypte afin de protester contre le tournant autoritaire du régime de Nasser, elle est assignée à résidence par celui-ci en 1957. Les journaux de Doria Shafik seront interdits, et son nom effacé de l’histoire égyptienne. Après un isolement intenable, elle mettra fin à ses jours en 1975, à 67 ans, en se jetant d’un balcon.

Lire la suite (Partie 2/3)

[1] « La fille du Nil » en arabe

[2] Titre en arabe « مصريات باحثات عن المتاعب »

[3] Mada Masr est un journal en ligne arabophone et anglophone, qui a pour ambition de « produire un journalisme intelligent et engageant en réinterrogeant le rôle des médias par rapport à son public »

[4] «Mada journalists charged with spreading false news, insulting Nation’s Future Party, chief editor faces charge of operating unlicensed news site », Mada Masr, 7 septembre 2022.

[5] Ami Ayalon, The Press in the Arab Middle East. A History, New York 1995

[6] Enrique Klaus « La presse à l’épreuve des weblogs », in Vincent Battesti, François Ireton. L’Égypte au présent, Inventaire d’une société avant révolution. Éditions Sindbad-Actes Sud, p.1200, 2011, coll. La Bibliothèque arabe, Hommes et Sociétés.