ThucyBlog n° 259 – De Bint al-Nil à Mada Masr, les journalistes égyptiennes « fauteuses de trouble » ? (Partie 2/3)

« Des égyptiennes fauteuses de trouble », Archive numérisée de l’article de 1951 (Source : Women and memory Forum)

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Par Victor Salama, le 22 décembre 2022

Lire le début (Partie 1/2)

La «diffusion de fausses informations», arme de répression massive

« Le président défunt Gamal Abdel Nasser avait de la chance. Lorsqu’il parlait, tous les médias étaient avec lui »
Le président égyptien Abdel Fatah Al-Sissi, discours du 5 août 2014

Anwar el-Sadate succède à Gamal Abdel Nasser à la mort de celui-ci en 1970. En 1976 Sadate consent à la réintroduction du multipartisme en Egypte et permet aux partis politiques de fonder leurs propres organes de presse. L’expérience est de courte durée puisque, face à l’opposition grandissante de cette presse au projet de normalisation avec Israël, Sadate la suspend et cherche à museler toute voix dissidente par une politique d’incarcération qui culmine en septembre 1981 par l’arrestation de plus de 1 500 journalistes et intellectuels de l’opposition[1].

L’assassinat du président Sadate par des djihadistes islamistes, le 6 octobre 1981, et l’arrivée au pouvoir de son Vice-président, Hosni Moubarak, qui perpétue l’état d’urgence, ne favorisent guère le développement d’une presse libre et pluraliste. A la fin des années 1990, une presse privée, dite indépendante, voit le jour, mais  le marché de la presse demeure contrôlé par les grands groupes de la presse dite nationale, qui se partagent le monopole de tous les secteurs d’activités qui gravitent autour de la presse, de l’impression à la distribution, en passant par la publicité.

Bien que la répression des libertés de la presse fût courante sous Hosni Moubarak, président de 1981 à 2011, elle est devenue systémique sous Abdelfattah al-Sissi. Celui-ci est élu président le 28 mai 2014 avec 96 % des voix, après avoir renversé par un coup d’Etat l’ancien président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, lui-même élu suite à la séquence révolutionnaire de 2011. L’ancien maréchal tient d’autant plus à renforcer son contrôle sur les débats publics après s’être assuré un second mandat en 2018, avec cette volonté revendiquée d’éradiquer tout héritage du sentiment révolutionnaire du Printemps arabe.

Les arrestations de journalistes, le ciblage des médias indépendants, la censure et l’adoption de lois de plus en plus restrictives ont tous pour but de réprimer les journaux indépendants qui émettent des critiques contre les politiques de l’État. Les affirmations faites par les autorités égyptiennes sur la liberté de la presse sont contredites par le fait que le pays compte une vingtaine de reporters derrière les barreaux et est régulièrement montré du doigt pour ses violations des droits humains, avec plus de 60.000 détenus d’opinion, dont plusieurs incarcérés pour « diffusion de fausses informations », selon des ONG internationales. La récente Cop27 qui s’est tenue du 6 au 18 novembre 2022 à Sharm el –Sheikh en Égypte, a été l’occasion de médiatiser la situation déplorable de la liberté d’expression dans le pays, notamment autour du cas du célèbre bloggeur Alaa Abdel Fattah, qui a passé la majeure partie des dix dernières années en prison. Une campagne menée par plusieurs organisations internationales de défense des droits de l’Homme a appelé à la libération de celui qui fut arrêté le 29 octobre 2021 pour diffusion de fausse nouvelles.

Le Caire figure en 168ème position sur 180 dans le classement de la liberté de la presse de 2022 de l’ONG Reporters sans frontières (RSF). Les médias indépendants sont de plus en plus placés sous le contrôle de l’État, que ce soit par des méthodes coercitives, l’acquisition par les appareils de renseignement d’un grand conglomérat de médias ou par la création d’un climat de peur dans lequel les journalistes sont obligés de choisir entre l’autocensure ou la sanction.

L’appareil médiatique égyptien, qui sous sa forme moderne, fut mis en place sous Gamal Abdel El Nasser, a pour vocation « d’éduquer le peuple »[2]. Les médias doivent, selon les mots mêmes des dirigeants de l’époque, faire la promotion des mesures prises par le pouvoir et participer au redressement de la Nation.

Aujourd’hui, la quasi-totalité des organes de presse sont aux ordres, directement contrôlés par l’État, les services secrets ou quelques riches hommes d’affaires proches du pouvoir[3]. Les médias qui refusent de se soumettre à la politique de la censure sont bloqués, comme le site d’information indépendant Mada Masr, inaccessible en Égypte depuis 2017, ainsi que centaines de sites d’information interdits par les autorités ces dernières années et dont l’accès n’est possible pour les Égyptiens que grâce à un VPN (réseau privé virtuel).

Fin 2019, la police effectue une perquisition dans les locaux de Mada Masr au Caire, interpellant trois journalistes, dont sa fondatrice et rédactrice en chef Lina Attalah, brièvement détenue à nouveau en mai 2020.

Comme l’illustre le graphique suivant, la « diffusion de fausses nouvelles » est de loin l’accusation la plus fréquemment utilisée par les autorités égyptiennes pour museler la liberté et la pluralité d’expression en ligne depuis 2014.[4]

Source : « Digital Authoritarianism in Egypt : Digital Expression Arrests 2011-2019 », The Open Technology Fund, 2019.

Dans le contexte de lutte antiterroriste prônée par le régime depuis 2014, les inculpations de journalistes pour « appartenance à une organisation terroriste » et «  diffusion de fausses nouvelles »  deviennent monnaie courante et finissent de plus en plus par des procès devant des juridictions d’exception, notamment la cour de sureté de l’État.

« Digital Authoritarianism in Egypt : Digital Expression Arrests 2011-2019 », The Open Technology Fund, 2019

Après la perquisition de septembre 2019 dans ses locaux et l’arrestation de Lina Attalah, Mada Masr est présentée par les médias contrôlés par l’État comme une fabrique de mensonges, dont le seul but serait d’alimenter les chaînes d’opposition affiliées aux Frères musulmans avec des fausses informations. Depuis le renversement du président Morsi en 2013, la confrérie des Frères musulmans, dont il était l’un des cadres, fut en effet placée sur la liste des organisations terroristes puis interdite. Ceux, parmi ses membres ou sympathisants, qui n’ont pas fui le pays, sont emprisonnés ou exécutés. L’accusation d’appartenance aux Frères musulmans est synonyme de haute trahison. Dans son émission « Bel Warqa Wel Qalm », l’animateur Nashaat El-Deehy délivre ainsi, le 26 novembre 2019, un long monologue dénigrant ouvertement Mada Masr :

« Dans les derniers jours, le nom de Mada Masr figurait souvent dans des articles et des rapports. C’est la source principale de fausses informations pour les Frères musulmans. Ils disent tous : « Selon Mada Masr ». […] Le nom deMada Masr est associé dans mes oreilles aux Frères musulmans… Al-Jazeera dit : « Selon Mada Masr ». BBC dit : « Selon Mada Masr ». Deutsche Welle dit : « Selon Mada Masr ». Les Frères musulmans disent : « Selon Mada Masr ». Que Dieu maudisse Mada Masr. »[5]

Cette campagne assidue, contre le journal met en particulièrement en doute la probité de sa fondatrice, Lina Attalah :

« Ils publient de faux rapports et les envoient à l’étranger pour recevoir des financements étrangers. […] Je dis aux autorités responsables… ce prix[6] que Lina Attalah a reçu est une forme de financement indirect. Le ministère de la Solidarité et le gouvernement ont mis en place une régulation pour le financement des organisations. Du coup, ils se sont dit : “On ne va plus envoyer de financements, mais plutôt donner des prix.” »
Nashaat El-Deehy, lors de l’émission télévisée Bel Warqa Wel Qalm du 1er juin 2020[7].

Lire la suite et fin (Partie 3/3) 

[1] Ibid

[2] Tourya Guaaybess « Les médias égyptiens et l’internationalisation des flux,», in Vincent Battesti, François Ireton, op cit.

[3] Bahgat, Hossam, « Looking into the latest acquisition of Egyptian media companies by general intelligence », Mada Masr, 21 décembre 2017, https://www.madamasr.com/en/2017/12/21/feature/politics/looking-into-the-latest-acquisition-of-egyptian-media-companies-by-general-intelligence/

[4] « Digital Authoritarianism in Egypt : Digital Expression Arrests 2011-2019 », The Open Technology Fund, 2019.

[5] « Égypte : ces présentateurs à la solde du pouvoir qui mènent campagne contre les journalistes », Reporters Sans Frontières, 2022.

[6] En 2020, Lina Attalah a reçu le prix de l’International Center for Journalists (ICFJ) : https://www.icfj.org/about/profiles/lina-attalah

[7] « Égypte : ces présentateurs à la solde du pouvoir qui mènent campagne contre les journalistes », Reporters Sans Frontières, 2022.