Par Victor Salama, le 26 décembre 2022
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« Qu’est-ce que ça fait d’être une femme journaliste en Égypte aujourd’hui ? »
« Les femmes journalistes courent plus de risques que leurs collègues masculins, car celles qui osent enquêter sur des sujets sensibles et controversés font face à des conséquences désastreuses, notamment la violence sexuelle, la diffamation et le harcèlement en ligne, afin de ternir leur image et détruire leur réputation. »
Shahira Amin, journaliste égyptienne[1]
Dans une société fortement patriarcale, le comportement des femmes journalistes y est soumis à davantage de restrictions sociales que leurs confrères masculins, ce qui les rend encore plus vulnérables aux accusations d’affaires de mœurs. Ainsi, en 2017, la journaliste Nafisa El-Sabagh, s’est retrouvée accusée, par la presse et les sites d’information affiliés à l’État, de promouvoir la consommation d’alcool. Quelques mois plus tard, la journaliste et activiste Esraa Abdel Fattah était victime d’une campagne de dénigrement particulièrement vicieuse parce qu’elle avait retiré son voile. Sur les chaînes de télévision détenues par les services de renseignement, les présentateurs montrent des photos d’elle en maillot de bain et prétendent révéler « la vérité sur « Esraa Abdel Fattah, qui portait un voile avant le 25 janvier 2011 et qui porte aujourd’hui un bikini » »[2].
Plus récemment, en 2020, lorsque Basma Mostapha s’est mise à enquêter sur l’affaire dite du « Fairmont hôtel »[3], elle subit un piratage systématique de ses boites mails et réseaux sociaux de la part des services de sécurité égyptiens dont le principal objectif est de pénétrer la vie professionnelle et intime des journalistes[4].
Si à ses débuts, Bint al-Nil était essentiellement un journal féminin et féministe, il a peu à peu évolué – sous la direction de sa fondatrice Doria Shafik – pour régulièrement aborder des questions de société (la corruption dans la société égyptienne moderne) et de politique internationale comme la menace communiste sur le monde arabe, la méfiance du pouvoir égyptien vis-à-vis des Américains, la nécessité d’une union politique et régionale arabe, mais aussi une réflexion ininterrompue sur la mission de la presse et les défis à laquelle elle fait face. Le cheminement de Doria Shafik du « genre » vers le « général » est, d’une certaine façon, le reflet inversé de celui de Lina Attalah.
Ayant fait ses premiers pas de militante dans un milieu marxiste où les questions de genres sont subordonnées à la lutte des classes, Lina Attalah s’était initialement distanciée du discours genré et de ce qu’elle appelle les politiques identitaires. « Je n’avais quasiment jamais de réponse intelligente à donner lorsqu’on me posait cette question lancinante : qu’est-ce que ça fait d’être une femme journaliste en Égypte aujourd’hui ? Je ne voulais pas raconter des histoires de sexisme, de patriarcat et d’oppression, qui allaient nourrir les clichés et l’essentialisme orientalistes et me mettre dans posture de la survivante héroïque. Je ne voulais pas non plus défendre aveuglément les arabes. Mais je n’avais pas de troisième voie, aucune explication nuancée pour décrire une vie d’engagement public par le prisme du genre[5] ».
Cette « troisième voie », elle l’a trouvée progressivement, et notamment grâce à son travail de journaliste. « J’ai découvert qu’il y avait une autre réalité à laquelle il fallait faire face. Une réalité étouffante, qui ne pouvait être ignorée par le simple déni des politiques identitaires. La rédaction que je dirigeais[6] était connue pour être un espace dirigé par des femmes. Mais, nous faisions partie d’un grand groupe de presse où les structures de pouvoir traditionnelles prévalaient et les hommes avaient tous les pouvoirs. Pour beaucoup d’entre eux, cette rédaction était insignifiante, peut-être parce que nous étions de jeunes journalistes et qu’un scoop venant de notre rédaction ne serait pas pris sérieusement par la hiérarchie. […] J’ai passé tellement de temps à me distancier de ma condition de femme que j’ai mis du temps à enfin faire le lien […]Durant ma carrière de rédactrice en chef, je n’avais jamais eu la réputation de celle qui pousse les sujets sur les questions de genre, et celles des femmes en particulier. Mais, au fur et à mesure de ma carrière – et notamment grâce aux rencontres avec de merveilleuses féministes progressistes – j’ai entrepris l’effort d’analyser le monde qui m’entoure au prisme du genre[7] ».
Comprendre, apprendre, mais aussi patienter, tel est le lot des fauteuses de trouble comme l’affirme Nabiha Abdel Maguid à la fin de son article en 1952, et de conclure : « le journalisme est un métier dont la douceur et l’amertume sont savoureux. Et gloire à ceux qui sauront endurer l’amertume car le génie, c’est de savoir patienter [8] ».
[1] Sahar Khamis & Rasha El-Ibiary. Egyptian Women Journalists’ Feminist Voices in a Shifting Digitalized Journalistic Field, Digital Journalism. 2022
[2] « Égypte : ces présentateurs à la solde du pouvoir qui mènent campagne contre les journalistes », Reporters Sans Frontières, 2022.
[3] Un groupe de jeunes hommes issus de familles aisées avait drogué et violé une jeune femme dans la chambre d’un hôtel de luxe en 2014. Les accusations ne sont apparues qu’en juillet 2020.
[4] Matar, Reed, « Egypt: Female Media Personalities Behind Bars, Accused of “Terrorism” », Daraj, 5 octobre 2020.
[5] Lina Attalah. « On a belated encounter with gender ». In Zahra Hankir (Ed.) Our women on the ground. 2019. Harvill Secker, pp 45 – 56.
[6] Le quotidien égyptien anglophone « Egypt Independant ».
[7] Lina Attalah, op cit.
[8] « Des égyptiennes fauteuses de trouble », Bint al-Nil, février 1952.