Par Françoise Thibaut, le 29 décembre 2022
Professeur émérite des universités, membre correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques
Décembre en Asie du Sud-Est est toujours un moment de grande effervescence, de joie lumineuse et aussi – pour un Européen – très paradoxal : On y prépare Noël !
Que l’on soit à Singapour, Hong Kong, Kuala Lumpur, Taipei, ou même Shanghai ou Jakarta, ainsi que dans des villes plus modestes, les banlieues, voire des villages, à partir de la mi-novembre, et pour toute la période de l’Avent, les illuminations de rues ou des maisons privées, des halls d’immeubles, se parent d’arbres chamarrés, de palmiers ou de lauriers déguisés, couverts de dorures et d’étoiles scintillantes. La frénésie des achats dans les rues commerçantes, peut atteindre la folie pure sur Orchard Road à Singapore, dans le superbe Mall commercial des Tours Petronas de Kuala Lumpur, ou peut-être dans Nathan à Hong Kong, Nanjing à Shanghai où le délire est le plus visible, ainsi que dans les petits marchés de rue, souvent nocturnes, dans une chaleur humide propice aux promenades festives ; On trouve tout, sur le modèle clinquant, joyeux, surprenant, de 1 dollar à des millions dans des emballages chamarrés, rouges et dorés.
Au-delà de l’apparence commerciale et du délire matérialiste, c’est la ferveur religieuse et chrétienne qui laisse pantois : Noël – Christmas – est fêté avec foi et recueillement, allégresse et respect, quelle que soit l’obédience chrétienne, protestante, catholique, orthodoxe ou de quelque doctrine particulière : chaque Église se pare de ses plus beaux atours, organise veillées et offices, propose sa crèche de plein air, son autel de quartier. Cela mélangé au bouddhisme, au confucianisme, à l’hindouisme, à l’islam tolérant : en plein quartier indien à Singapour, à l’angle de Jalan Besar ou de Bencoolen, tous les week-ends, une crèche vivante invite le passant à chanter, réciter une courte prière, et bien sûr, faire l’aumône. L’Armée du Salut officie comme à Piccadilly avec Brass Band… Même chose à Kuala Lumpur ou Kuantan dans une Malaisie pourtant islamique à 95 %. À Hong Kong, où l’empreinte britannique a pourtant fortement baissé depuis 25 ans, ce sont les chorales d’écoliers sur les esplanades, dans tous les Malls, qui enchantent par leurs hymnes à la gloire de l’Enfant Jésus, mélangés de quelques airs de comédies musicales… Singapour résonne Des Anges dans nos campagnes, l’embarcadère pour Macao diffuse sans se lasser le Minuit Chrétien révolutionnaire (peut être choisi pour cette raison) : on ne l’entendait jamais tant qu’à Hong Kong. Quant aux offices rituels, ils remplissent églises, temples et chapelles de familles ferventes, jusqu’à envahir le parvis, le cloître ou l’avenue proche.
En Chine
Les Églises chrétiennes ont toutefois quelque souci à se faire. Xi Jinping et son équipe ont entrepris de « museler les Chrétiens », à raison de leur « différence »[1]. Non ouvertement pourchassées, elles sont enserrées dans des systèmes de surveillance et de tracasseries administratives ou financières qui, à la longue, ont raison de leur patience, de leur résistance, voire de leur existence. Les différents ordres religieux, avec leurs services de secours, soins, éducation, assistance, leurs cloître et coursives ombragées, leurs chapelles et réfectoires pour indigents, ont été systématiquement expulsés des centres villes – au prétexte du prix exorbitants des terrains – de taxes foudroyantes et de leur inutilité dans des lieux d’affaires ou touristiques. Transférés dans les banlieues, ils ont dû abandonner des enceintes souvent magnifiques pour de modernes bâtiments anonymes (certes plus commodes), ainsi que les personnes qu’ils avaient coutume d’assister depuis des lustres.
Pour l’Église catholique en particulier la situation est complexe et souvent confuse car le Vatican est à la fois un État (politique) et une obédience. En 1951 les relations diplomatiques ont été rompues, ce qui a donné lieu à l’émergence d’une « Église clandestine » en Chine, avec les désastreuses conséquences humaines que l’on peut imaginer. C’est à l’initiative de Benoit XVI qu’en 2018 les relations ont pu être apaisées en vertu d’un Accord provisoire, renouvelable tous les 2 ans, qui permet de nommer des évêques et entretenir des paroisses de manière officielle. On estime désormais à environ 12 à 14 millions les Catholiques sur le territoire chinois, soit moins de 1 % de sa population.
Toutefois, Hong Kong avec sa surveillance renforcée reste très préoccupante : en effet le cardinal Zen, un des plus respectés prélats catholiques d’Asie, âgé de plus de 90 ans, défenseur assidu de la liberté d’opinion, a soutenu les mouvements libertaires (notamment le 612 Humanitarian Relief Fund) s’est permis une critique des actions gouvernementales dans le cadre de la Loi sur la sécurité nationale imposée en 2020. Brièvement arrêté en mai 2022 pour « collusion avec des forces étrangères », remis très vite en liberté (mais avec retrait de son passeport), sa mésaventure a permis de dévoiler l’ampleur de la pression imposée au Territoire. À Singapour, la cathédrale du Bon Pasteur édifiée sur Victoria Street, à l’initiative du prêtre français Jean-Marie Beurel a bénéficié de fonds français, espagnols, et aussi philippins et… chinois. Très fréquentée, elle a connu une période difficile, lorsque faute d’entretien, la nef s’effritait sur les fidèles ; c’est avec sa « cassette » personnelle que Benoit XVI a pu susciter le début d’une énergique restauration, continuée de manière plus officielle par le Pape François.
À Singapour
On ne saurait mésestimer les empreintes protestantes, la puissance anglicane symbolisée à Singapour par la rutilante et blanche cathédrale Saint Andrew édifiée par la communauté écossaise à partir de 1855, en grande partie par la main d’œuvre des prisonniers indiens (environ 2 000) jusqu’en 1867. Toutefois la plus ancienne église « en dur » fut la chapelle orthodoxe, édifiée en 1835 par la communauté arménienne, dont les financiers les plus efficaces furent les frères Sarkis, propriétaires du fameux hôtel Raffles… Dans la ville-État le légendaire couvent CHIJMES (Convent of the Holy Infant Jesus) fondé au début de 1854 avec 4 nonnes, dédié à l’éducation des jeunes filles et leur protection, a été définitivement sécularisé en 2018, transformé en galerie de boutiques et restaurants. Lui faisant face, l’Institution Saint Joseph qui scolarisait les garçons est désormais un Musée d’art moderne. Par contre, l’amusante Waterloo Street, juste à côté, regroupe toute sorte d’édifices religieux, synagogue, temple, mosquée, jusqu’aux célèbres et très fréquentés Sri Krishnan Temple et Godness of Mercy Temple, obscurcis de fumées d’encens à l’entrée du District indien.
Toutes ces villes et ces quartiers où le cosmopolitisme est une habitude, s’imprègnent sans a priori des croyances les plus diverses, et pratiquent « l’Art des parcs de Paix »[2], vastes jardins d’agrément, arborés et fleuris, dans lesquels sont disséminés les édifices et lieux de recueillement les plus divers ; on s’y promène et s’y repose, aussi longtemps qu’on le souhaite, sous discrète surveillance et caméras, bien sûr, ce qui évite les comportements inadéquats. Des espaces pour les jeunes enfants permettent aux parents de se recueillir sans soucis.
De manière générale, la célébration de la Nativité, dans les métropoles du monde Pacifique, garde une empreinte encore très britannique : vœux de « Merry Christmas and Happy New Year » dès la fin novembre sur des cartes enneigées arborant aussi l’or et le rouge, avec les 2 oranges chinoises, les crackers, les bas pendus devant une cheminée en carton, le chapon, l’étouffant pudding, l’office de nuit où tout le monde chante et le Boxing Day… L’influence américaine largement due aux Communautés méthodistes joue aussi son rôle, notamment à travers les chorales d’enfant et des offices festifs où chacun apporte sa contribution.
Beaucoup d’Asiatiques sont à la fois bouddhistes – ce qui est un mode de vie – et chrétiens – ce qui est une relation mystique. Il n’est pas rare que dans un couple, l’un soit protestant, l’autre catholique, le tout mêlé de références traditionnelles, qu’elles soient d’origine hindoue, chinoise ou nippone. Les enfants sont alors éduqués dans cette ambiance de tolérance, ce qui rassure pour l’avenir, à moins que le démon du sectarisme ne vienne s’en mêler…
Les Singapouriens et les Hongkongais (du moins, pour ces derniers, jusqu’aux années les plus récentes) ont la réputation d’être des travailleurs acharnés, proches des Japonais, ne s’arrêtant jamais ; est-ce vrai, au-delà de leur réel talent ?
Au Japon
Au Japon, la redoutable ère du karoshi (épuisement au travail) des années 70/80 est périmée depuis longtemps. Un étonnant mélange des traditions shinto et du modernisme à l’américaine fait du Japon le plus important utilisateur mondial de jours chômés : l’Oshogatsu de janvier salue l’An nouveau (3 jours), puis mars et mai voient les Fêtes des Filles et des Garçons ; au printemps puis en automne les innombrables fêtes des cerisiers puis des moissons, l’anniversaire de l’Empereur et de la Nation, les derniers jours de décembre (misoka et omisoka) sont l’adieu à l’année finissante… À ces rituels locaux, il faut ajouter les fêtes païennes et occidentales, introduites par l’occupation américaine : l’idiote Saint Valentin : on baigne dans le rose et les Barbie girls ; ce sont les filles qui offrent des cadeaux aux garçons ; et en novembre Halloween, d’origine irlandaise, plaît beaucoup aux fantômes et kamis nippons et permet, une fois de plus, un souhaitable délire commercial. Le Père Noël, remplaçant Saint Nicolas, développé dans le monde entier par les Américains après la Deuxième Guerre mondiale, accompagné du sapin décoré n’est pas en reste.
C’est sous l’influence commerciale japonaise que ces deux fêtes se sont développées en Zone Pacifique, générant une débauche d’objets, de déguisements et de festivités.
De fait, le calendrier est révélateur : à Singapour la période festive commence généralement à l’automne avec les fêtes indiennes du Deepavali et de l’Ali Raya Hadji donnant lieu à des festivités, des congés et des défilés splendides. Les dates varient en fonction des lunaisons ; des pique-niques géants ont lieu sur des greens aménagés en face des temples les plus vénérés, tel le Sri Thancayuthapani Temple sur Clemenceau Avenue où les femmes arborent leur plus beau sari et tous leurs ors[3].
Ensuite, toutes les communautés préparent la Noël chrétienne accompagnée dans les rues et les magasins de sonores White Christmas et Let It Snow nord-américains : il y a 4 jours de congés, et l’on remet le couvert, une semaine plus tard pour le Nouvel an occidental, avec feux d’artifice et décompte de l’Heure zéro à la marina, le tout agrémenté de gueuletons aux 19 plats et de « soldes du Nouvel an ».
À peine remis de ces agapes et vacances festives, tout janvier en Asie est consacré à la préparation du Nouvel an chinois (CNY), situé à la seconde lune du calendrier lunaire, entre fin janvier et fin février : les décors rouge et or inondent rues et foyers, les dragons peuplent les guirlandes symbolisant l’animal de l’an nouveau : spectacles, feux d’artifice, chorales, brass bands se succèdent sans lassitude. Une semaine entière de congés est octroyée[4], ce qui à Hong Kong ou Singapour, donne du temps pour les « promotions de Nouvel an » à -80 % des prix affichés. Tout cela dans des magasins, des marchés de plein air, des restaurants qui ne ferment pratiquement jamais grâce à l’astucieux mélange des origines ethniques et religieuses des personnels, lesquels, nombreux se relaient en fonction de leur appartenance. Ce mélange sans complexe du commerce, des traditions et des croyances est rassurant et donne lieu à beaucoup de décontraction.
Le 22 janvier 2023 nous passeront de l’Année du Tigre, réputée agressif et agité (nous n’avons pas été déçus), à la gentille Année du Lapin, ou du Chat selon les régions, réputée propice à l’enfantement. Puis se succèderont les fêtes locales, nationales, shinto, bouddhiste, américano-occidentales… Mais assurément l’Asie festive ne manque ni de congés ni de feux d’artifice… Aller au temple, à l’Église, poser des bâtonnets d’encens, faire Kampé avec ses voisins, souhaiter Merry Christmas and Happy New Year rendent la vie aimable…
[1] Au même titre que les Ouïghours ou d’autres groupes musulmans au prétexte du « risque » qu’ils représentent pour la cohésion de la République populaire. Il s’agit de la même approche que celle appliquée au Tibet depuis 25 ans : se débarrasser des plus virulents, déplacer les populations par villages entiers, entreprendre des travaux détruisant les lieux de culte particulier ; par contre entretenir les aspects folkloriques et culturellement exploitables en vue du tourisme et de ses spectacles lénifiants. La préoccupation financière n’est jamais loin : « payer pour exister », où devenir une source de revenus sont des constantes de la société chinoise quelle qu’elle soit.
[2] Le mot Paix est employé dans le sens de « paix intérieure », sérénité, et non en opposition au conflit ou à la guerre.
[3] Les Britanniques ont longtemps interdit ces défilés très spectaculaires, en raison de leur « indécence » ; les associations puritaines voyaient très mal les hommes à peu près nus déambuler avec des flèches plantées dans le cou ou sur le torse. Cela faisait « peur aux enfants et aux femmes » (YMCA). Réglementées et selon un parcours dûment encadré et balisé, elles sont autorisées depuis le début des années 2000 et donnent généralement lieu à 3 jours de congé.
[4] En principe, seuls congés officiels accordés aux salariés quels qu’ils soient. En Chine populaire, c’est « la semaine du grand exode » qui permet aux travailleurs des grandes villes d’aller visiter leurs familles restées au village.