Par Élise Daniaud, le 3 janvier 2023
Ankara face à la crise syrienne
Voisine de la Syrie, la Turquie continue d’accueillir près de 3,7 millions de réfugiés syriens, représentant 4,4% de sa population totale. Sont également présents sur son sol 22 000 Afghans, 5000 Irakiens et 1000 Iraniens, dont le nombre pourrait augmenter en conséquence de la révolte ayant éclaté au milieu du mois de septembre. Enfin, Ukrainiens et Russes, fuyant la guerre et la mobilisation générale annoncée par Poutine, s’installeraient à Istanbul depuis mars 2022.
Dès le début de la crise syrienne, Ankara s’est positionnée en faveur de l’opposition ainsi qu’en qualité de protecteur de ses « frères syriens », une expression employée régulièrement par Erdoğan. Mise en place dès le début de répression brutale du mouvement révolutionnaire s’opposant à Bachar al-Assad, la politique libérale de la « porte ouverte » jusqu’au milieu de l’année 2012 et le discours humanitariste immédiatement adoptés par le gouvernement turc ont entraîné une vague migratoire conséquente entre 2013 et 2017.
Confrontée à un flux constant de migrants, la Turquie s’est efforcée d’ériger rapidement des infrastructures sociales, éducatives et médicales répondant à leurs besoins. Cette politique d’accueil s’est accompagnée dès le départ d’une politique sécuritaire flexible, et de pratiques d’exclusion militarisées et technologisées, notamment aux frontières, portant régulièrement atteinte aux droits humains et violant le principe de non-refoulement.
Face au changement radical d’environnement auquel elle était confrontée, la communauté syrienne de Turquie s’est quant à elle heurtée aux complexités administratives, aux restrictions de déplacement, à la précarité et aux difficultés d’intégration. La langue turque, indispensable à la vie quotidienne, à l’exercice d’un travail, ainsi qu’à la poursuite des études, constitue une barrière importante pour la majorité des arrivants. Ces obstacles varient selon l’âge, le genre, la classe sociale, le niveau d’éducation et le statut marital des concernés. Ainsi, les jeunes femmes syriennes sont confrontées à des problèmes particuliers, que ce soit sur leurs lieux de travail ou dans leur vie privée : beaucoup d’entre elles décident de se marier avec des Turcs, bien que ces unions soient souvent illégales selon le droit de la famille local, l’âge autorisé pour le mariage étant fixé à 18 ans, et la polygamie étant interdite. Comme l’explique Constanze Letzch, la perspective d’un mariage avec un citoyen turc constitue bien souvent une échappatoire pour des Syriennes en proie au désespoir, qui tentent à tout prix d’échapper à la précarité. L’illégalité de ces pratiques prive néanmoins les nouvelles épouses de protection juridique et les expose à toutes sortes d’abus, dont des violences et viols conjugaux. De plus, les organisations des droits humains s’inquiètent de l’augmentation de phénomènes de traites des femmes et de mariages arrangés via des entremetteurs, ainsi que de l’hostilité grandissante des femmes turques envers les femmes syriennes, les accusant de briser leurs familles et de leur voler leurs époux.
De plus, la dégradation du climat sociopolitique, depuis le début de la crise économique de 2018 et l’échec partiel du parti de la justice et du développement (AKP) lors des élections locales de 2019, a engendré la normalisation d’un discours xénophobe, de crimes racistes et de violences à l’égard des Syriens. Alors que la Turquie laisse planer la possibilité d’un rapprochement avec Damas et exécute discrètement le plan de retour volontaire annoncé par Erdoğan en mai, visant à reconduire 1,5 millions de Syriens vers le nord de la Syrie, et ce malgré les nombreux dangers caractérisant la région. Ces derniers sont dès lors en proie à de vifs sentiments de peur, d’insécurité, et d’angoisse, les conduisant parfois à mettre leur vie en péril par le biais de l’immigration illégale vers l’UE ou d’un retour en Syrie.
Un cadre juridique migratoire récent
Jusqu’en 2013, l’immigration sur le sol turc était régulée par la loi no. 5683. Rédigée en 1950 dans un contexte d’après-guerre, elle visait à définir les conditions de « résidence et de voyage des étrangers en Turquie ». L’année suivante, la Turquie ratifiait la convention de Genève qui gérait le statut des « personnes étant devenues réfugiées à la suite des événements ayant eu lieu en Europe ». En 1967, lors de la ratification du protocole définissant le statut des réfugiés, le gouvernement turc s’abstenait néanmoins de l’étendre à d’autres régions : le statut de réfugié serait donc uniquement accessible aux candidats dont les pays d’origine étaient membres du conseil de l’Europe.
La volonté du gouvernement de voir la Turquie candidate à l’Union Européenne, tout en réagissant efficacement à la crise syrienne, entraîna en avril 2013 l’adoption de la loi no. 6458, régissant le statut des « étrangers et de la protection internationale ». Adoptant une approche centralisée tout en restant flexible, elle donna lieu à la création de la Présidence de la gestion migratoire, sous l’égide du ministère de l’Intérieur, ainsi que de 81 directorats régionaux.
Cette nouvelle loi était complétée en octobre 2014 par un texte consacré aux Syriens, apatrides et réfugiés de Syrie, adopté par le conseil des ministres. Cependant, le gouvernement ne revint pas sur les limites géographiques définies par la Convention de Genève : à leur arrivée, les Syriens ne pouvaient pas prétendre au statut de « réfugiés », mais seulement à une « protection temporaire » leur permettant d’obtenir un permis de travail sous réserve de conditions, d’avoir accès à des structures socioéducatives, des établissements de santé ainsi qu’à un soutien psychologique. Une carte d’identité nommée « Kimlik » leur était également automatiquement délivrée. Dans ce contexte, 17 camps étaient établis le long de la frontière pour les plus vulnérables, encadrés par la Présidence de la gestion des catastrophes et des urgences avec l’aide d’organisations humanitaires. En mai 2020, seul 1,7% des Syriens enregistrés en Turquie y résidaient.
La question de l’avenir des Syriens à moyen et long terme et leur éventuelle naturalisation est devenue un tabou dans la société turque. En juin 2016, Erdoğan avait pourtant dévoilé son intention d’accorder des passeports turcs aux réfugiés syriens lors d’un discours tenu à Kilis, proche de la frontière. De plus, selon Süleyman Soylu, ministre de l’Intérieur, près de 200 000 réfugiés auraient obtenu une réponse positive depuis le début de la vague migratoire. Les conditions d’attribution restent néanmoins floues. Des exceptions ont également été demandées par les groupes ethniques minoritaires, à l’instar des Turkmènes de Syrie, qui, comme les Turkmènes du Liban, expriment le souhait de pouvoir obtenir la nationalité turque.
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