Élise Daniaud, le 5 janvier 2023
Influence de la politique migratoire européenne
Depuis le début de ce que les États de l’UE perçoivent comme la « crise des réfugiés », à son pic entre juillet 2015 et mars 2016, les peurs européennes ont influencé les conditions d’accueil au sein de la Turquie. La route historique dite « des Balkans » par laquelle transitent alors des migrants venus de Syrie, mais aussi d’Irak et Afghanistan, inquiète la Grèce, la Bulgarie, la Slovénie, la Croatie, la Serbie, ainsi que l’Autriche : certains de ces États sont fragiles, en voie d’intégration ou de négociation avec l’UE et craignent les « flux continus et soutenus de réfugiés et de migrants […] qui représentent un défi considérable pour la région », menaçant la stabilité de la région et de toute l’Union. D’autres, déjà membres, craignent de voir ces nouveaux arrivants s’installer de manière durable.
Suite à l’accord de réadmission des migrants en situation irrégulière de 2013 signé entre l’UE et la Turquie, l’accord sur l’immigration est signé le 18 mars 2016. Différents points y sont abordés : les migrants en situation irrégulière tentant de rejoindre les îles grecques seront renvoyés en Turquie. Pour chaque Syrien renvoyé en Turquie, un Syrien sera réinstallé en Europe (dans la limite de 72 000 personnes). La Turquie devra également prendre des mesures afin de limiter l’apparition de nouvelles routes terrestres ou maritimes d’immigration illégale. Afin de soutenir de tels efforts, l’UE devra accélérer l’apport des 3 milliards d’euros promis à la Turquie tout en ajoutant 3 milliards supplémentaires avant la fin 2018.
Quelques mois plus tard, la Commission européenne annonçait la création d’un « plan d’aide sociale d’urgence » de 348 millions d’euros, afin de soutenir au quotidien les familles de réfugiés les plus vulnérables basées en Turquie, en leur apportant une allocation mensuelle visant à couvrir leurs dépenses de base.
Récents développements et conséquences politiques : un racisme grandissant
Depuis 2018, la stratégie d’accueil instaurée par Erdoğan et son parti ainsi que son discours de soutien à l’opposition syrienne se sont retrouvés au centre du débat politique dans un contexte de crise économique et de déclin de l’influence de l’AKP. Les réfugiés sont progressivement devenus les boucs émissaires de l’opposition, ses représentants n’hésitant pas à prononcer des discours ouvertement xénophobes pour séduire les électeurs, alimentant ainsi une hostilité croissante envers les étrangers dans la société turque et entraînant la surenchère du gouvernement, craignant pour sa crédibilité aux yeux des électeurs.
Il est important de souligner le caractère systémique du racisme antisyrien, symbolisé notamment par la nuit du 11 août 2021, où une centaine d’homme turcs ont vandalisé des magasins et immeubles dans la partie Est d’Ankara à la suite de reportages concernant une attaque au couteau commise par un Syrien sur deux Turcs.
Ainsi, selon un sondage réalisé à l’automne 2021 par la Fondation sociale-démocrate de Turquie (SODEV), près des deux tiers des personnes interrogées souhaiteraient voir les Syriens « retourner dans leur pays », les considérant comme un « fardeau » (41,7%), et les qualifiant de « dangereux » et « sources de problèmes dans le futur » car « nuisant à la sécurité du pays », « ayant un impact négatif sur l’économie et la culture turque ainsi que sur les valeurs morales » (45,5%). Pour plus de 70% des sondés, les Syriens ne seraient « ni propres, ni fiables, ni polis » (plus de 70%). Enfin, près de deux tiers des sondés ne souhaiteraient pas qu’ils puissent obtenir la nationalité turque.
L’impact de la politisation de l’aide apportée aux réfugiées sur la société turque se traduit également par une augmentation du nombre d’agressions commises par des citoyens turcs sur de jeunes Syriens, et allant parfois jusqu’au meurtre, comme ce fut le cas pour Hamza Ajjan, Ali Hamdan al-Asani, Ghina Abu Saleh, Sherif Khaled al-Ahmad, Mamoun al-Nabhan, Ahmed Al-Ali, Muhammed el-Bish, Nail al-Naif, Sultan Jabna et Faris Muhammed Al-Ali. Les altercations et bagarres entre les enfants turcs et arabes, scolarisés sur les mêmes bancs d’école, sont également en hausse. Elles résultent parfois en de violentes querelles entre les familles et poussent certains Syriens effrayés à déscolariser leurs enfants pour les protéger, exposant la nouvelle génération à l’analphabétisme.
Dégradation des conditions de vie des Syriens et impact psychologique
L’instrumentalisation de la cause syrienne se retrouve dès lors au cœur des décisions gouvernementales : en juillet 2019, le ministre de l’Intérieur annonçait la création d’une nouvelle mesure limitant le nombre d’étrangers à 25% dans tous les quartiers, conduisant le gouvernement à fermer 16 provinces à l’arrivée de nouveaux arrivants. Le 23 mars 2022, des milliers de cartes « Kimlik » étaient supprimées, laissant leurs propriétaires en situation irrégulière. Deux mois plus tard, le « plan de retour volontaire » visant à reconduire 1,5 millions de Syriens vers le Nord de la Syrie était dévoilé, et ce malgré son inconformité avec le droit international. Il entraînait l’augmentation des arrestations, des suppressions de Kimliks ainsi que des violences policières, des emprisonnements et des retours forcés. En proie à la détresse, certains Syriens décidaient dès lors de risquer leur vie en retournant en Syrie ou en empruntant des voies illégales pour rejoindre l’Europe.
En parallèle, Erdoğan menaçait d’une offensive les territoires kurdes du Nord-Est syrien, et plus particulièrement les villes de Tall Rifaat et Manbij, sous le contrôle des Forces démocratiques syriennes. Si celle-ci est pour le moment en suspens, les opérations militaires turques sur le territoire syrien sont régulières depuis 2016, comme ce fut notamment le cas à Ras al-Aïn et Tall Abyad en 2019. La combinaison de ces différentes annonces gouvernementales a provoqué de vives inquiétudes au sein de la société syrienne en exil, dont les pires craintes se sont matérialisées cet été quand Mevlüt Çavuşoğlu, ministre des Affaires étrangères, a déclaré avoir rencontré son homologue syrien à l’automne. Erdoğan, quant à lui, aurait regretté l’absence d’al-Assad lors de la réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai à Samarcande en septembre, et ce malgré la méfiance et l’hostilité mutuelle des deux présidents.
Ce revirement politique naissant, trahissant plus de dix ans de soutien à l’opposition syrienne, a entraîné des manifestations importantes dans le Nord-Ouest de la Syrie. Il souligne à nouveau l’importance de la question syrienne pour les candidats aux élections présidentielles : à travers cette promesse de rapprochement, Erdoğan espère « faucher l’herbe sous les pieds » de ses concurrents, rassurer son électorat et apaiser le ressentiment de la société turque à l’égard de sa politique migratoire.