Par Insaf Rezagui et Mohammed Qawasma, le 7 mars 2023
Le 30 décembre dernier, l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) adopte la résolution 77/247 par 87 voix pour, 53 abstentions et 26 voix contre, portant sur les « pratiques et activités d’implantation israéliennes affectant les droits du peuple palestinien et des autres Arabes des territoires occupés ». Au-delà des condamnations habituelles de l’occupation militaire israélienne, l’enceinte onusienne demande à la Cour internationale de Justice (CIJ) de rendre un avis consultatif portant sur les conséquences juridiques de la poursuite de l’occupation militaire israélienne sur la mise en œuvre du droit du peuple palestinien à s’autodéterminer. Le 30 janvier 2023, la Cour confirme la réception de la demande d’avis consultatif. Près de vingt ans après l’avis rendu le 9 juillet 2004, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (dit « Affaire du Mur »), cette seconde demande de l’Assemblée générale permet à l’Autorité palestinienne (AP) de préciser le processus de judiciarisation entamé depuis 2004, dans le cadre de sa stratégie multilatérale.
1. Le rôle central de l’Assemblée générale dans la judiciarisation du conflit
Depuis 2009, l’AP met en œuvre une stratégie de recours aux organisations internationales pour parvenir à affirmer son statut étatique et aboutir à une reconnaissance d’un État de Palestine. En effet, tout sujet du droit international est aujourd’hui en mesure de (ne pas) reconnaître un État. Si sa stratégie multilatérale débute en 2009, à travers le recours à la Cour pénale internationale (CPI), ses prémices se font sentir dès 2004 avec l’avis consultatif de la CIJ. L’AP ne s’attend pas à une décision si détaillée, la Cour se prononçant sur des questions variées ayant attrait à la légitime défense, au droit à l’autodétermination, au droit international des droits de l’homme (DIDH) au droit international humanitaire (DIH) et pénal, etc. Cet avis permet à l’AP de bâtir son argumentaire juridique et lui fait prendre conscience de l’utilité que pourrait avoir le droit international dans sa quête étatique. L’Autorité palestinienne développe alors un processus de judiciarisation du conflit israélo-palestinien au sein de sa stratégie multilatérale, qui passe par l’investissement de deux juridictions internationales : la CPI et la CIJ. L’Assemblée générale – qui interroge la CIJ sur la base de l’article 96 de la Charte – joue un rôle central.
En effet, depuis les années 1960-1970, dans le contexte de la décolonisation et de l’arrivée à l’AGNU de nombreux États africains et asiatiques nouvellement indépendants, l’organe onusien devient le porte-drapeau de la cause palestinienne. Pour ce faire, il entend rehausser progressivement le statut, dans un premier temps, entre 1974 et 1988, de l’Organisation de libération de la Palestine, et, dans un second temps, à partir de 1988, de la Palestine, afin de leur octroyer des droits et des prérogatives qui leur permettent de prendre part activement à la vie de l’Organisation (droits de mettre à l’ordre du jour du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des sujets portant sur le Moyen-Orient, de participer – sans droit de vote – aux discussions des deux organes, de prendre part à des conférences internationales organisées par l’AGNU, etc.). Ce rehaussement statutaire atteint son point culminant le 29 novembre 2012 avec le vote par l’AGNU de la résolution 67/19, accordant à la Palestine le statut d’État non Membre observateur. Ce statut lui permet de ratifier tous les traités multilatéraux ayant pour dépositaire le Secrétaire général des Nations Unies et d’adhérer à de nombreuses organisations internationales.
L’action de l’AGNU permet également à la Palestine de renforcer son processus de judiciarisation. Au-delà de son adhésion à la CPI en 2015, la Palestine peut désormais déposer des « plaintes » contre d’autres États auprès de la CIJ. C’est ce qu’elle fait le 28 septembre 2018, en déposant une requête introductive d’instance contre les États-Unis au sujet du transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, sur la base de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961, ratifiée par les deux parties.
L’Assemblée générale joue un rôle central dans la capacité de la Palestine à interroger les juridictions internationales sur l’occupation militaire israélienne et ses conséquences sur le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même. Au-delà des considérations juridiques, la saisine en décembre de la CIJ par l’AGNU n’est pas un hasard. Elle intervient dans un contexte de dégradation de la situation en Israël et en Palestine et d’un horizon pessimiste dans la résolution du conflit. En effet, ce vote intervient deux jours après que le gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahu déclare que « les Juifs ont des droits exclusifs et inaliénables sur toutes les parties de la terre d’Israël, y compris le Golan syrien et la ‘‘Judée’’ et la ‘‘Samarie’’ ». À cela s’ajoute le désintérêt croissant de la société internationale – y compris des pays arabes – pour la question palestinienne, qui oblige l’AP à ajuster sa stratégie internationale.
Dans ce contexte, l’avis consultatif à venir de la CIJ vise trois objectifs : faire condamner l’occupation militaire israélienne, replacer la question palestinienne au cœur de l’agenda international et contribuer à renforcer la légitimité de l’action palestinienne dans les organisations internationales. Par ailleurs, l’avis de 2004 sert aujourd’hui encore de base juridique à la plupart des résolutions adoptées par l’AGNU et par d’autres organes et institutions onusiens et par de nombreuses organisations internationales, y compris la CPI, démontrant l’importance de la CIJ, malgré son caractère non contraignant.
Aussi, l’Assemblée générale invite la Cour à se prononcer sur les deux questions suivantes :
« Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l’adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ?
Quelle incidence les politiques et pratiques d’Israël […] ont-elles sur le statut juridique de l’occupation et quelles sont les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations Unies ? ».
2. Que peut apporter de nouveau la CIJ à la stratégie multilatérale palestinienne ?
Comme en 2004, la Cour devrait se prononcer sur les points suivants : sa compétence (a), les questions inhérentes à la légitime défense (jus ad bellum) (b) et au corpus juridique applicable au conflit (jus in bello et DIDH) (c), afin d’établir la nature des violations des obligations internationales par Israël (d) et les obligations qui incombent à tous les États, eu égard à ces violations (e).
a) La compétence de la Cour à répondre à la demande de l’Assemblée générale
Dans un premier temps, la Cour doit déterminer si elle est compétente pour répondre à la question de l’AGNU. Cette fois-ci, la juridiction ne devrait pas s’attarder sur ce point, celui-ci étant déjà tranché en 2004, quand la Cour répond à deux principaux arguments israéliens.
Le premier argument consiste à dire que l’AGNU outrepasse la compétence que lui confère la Charte, au regard du paragraphe 1, article 12, qui stipule : « Tant que le Conseil de sécurité remplit, à l’égard d’un différend ou d’une situation quelconque, les fonctions qui lui sont attribuées par la présente Charte, l’Assemblée générale ne doit faire aucune recommandation sur ce différend ou cette situation, à moins que le Conseil de sécurité ne lui demande ». L’article 24 précise que la responsabilité principale du maintien de la paix relève de la compétence du CSNU. La Cour constate qu’en raison des nombreux veto américains sur la question palestinienne, l’organe onusien ne remplit pas son mandat. Pour justifier son argument, la CIJ fait référence à la résolution 377 – dite résolution Acheson – qui précise que « dans tout cas où paraît exister une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d’agression et ou, du fait que l’unanimité n’a pas pu se réaliser parmi ses membres permanents, le Conseil de sécurité manque à s’acquitter de sa responsabilité principale […], l’Assemblée générale examinera immédiatement la question afin de faire aux Membres les recommandations appropriées sur les mesures collectives à prendre […] ». Ainsi, l’inactivité du Conseil sur le sujet pourrait de nouveau être soulevée par la Cour. Depuis 2004, seules trois résolutions sont adoptées sur le conflit israélo-palestinien et aucune d’entre elles n’est respectée par Israël.
Le second argument d’Israël concerne la nature politique et non juridique de la demande de l’AGNU. La Cour est d’avis que la question « vise les conséquences juridiques d’une situation de fait donnée, compte tenu des règles et des principes du droit international […]. La question posée par l’Assemblée générale a donc ‘‘été libell[ée] en termes juridiques et soulèv[e] des problèmes de droit international ; elle est, par sa nature même, susceptible de recevoir une réponse fondée en droit’’ ». À cette époque, le fait analysé est celui de la construction du Mur et son incidence sur le droit du peuple palestinien à s’autodéterminer. Aujourd’hui, la situation visée est plus large. L’AGNU se refuse à donner un fait précis à analyser. Il s’agit précisément pour la Cour de déterminer le statut juridique de l’occupation militaire, en raison de sa permanence depuis plus de 55 ans.
Publication de la suite et fin (Partie 2/2) le jeudi 9 mars 2023