ThucyBlog n° 266 – Le bestiaire du risque : que disent ces animaux de notre temps ?

Crédit photo : Joe Shlabotnik (licence CCA)

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Par Anne de Luca, le 25 janvier 2023

Rara avis in terris nigroque simillima cygno.
Un oiseau rare dans le pays, rare comme un cygne noir.
Juvénal (Satire VI)

« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Cette citation du philosophe et écrivain italien Antonio Gramsci (1891-1937) résonne avec une étonnante actualité dans le contexte d’incertitude que nous connaissons. Les monstres d’aujourd’hui renvoient à toutes ces menaces aux contours flous qui échappent aux efforts de modélisation et qu’il devient difficile d’appréhender. Dans la littérature du management des risques, les monstres de Gramsci prennent ainsi la forme d’animaux illustrant chacun une expression particulière du risque non maîtrisé. Parmi les plus emblématiques, on citera le fameux « cygne noir ». Simple fantaisie ? Cette inspiration puisée dans le règne animal en raconte peut-être plus sur notre époque qu’il n’y paraît.

Une collection de drôles d’oiseaux

Au premier chef de la ménagerie des risques, se trouve le cygne noir. Ce concept développé par le statisticien Nassim Nicholas Taleb, dans son essai Le Cygne noir, désigne des événements extrêmement rares et surprenants qui ont eu un impact considérable sur l’histoire. D’abord pensée dans le contexte de la finance, cette notion trouve de multiples applications. Nassim Taleb évoque ainsi l’impact d’évènements majeurs rares et difficiles à prédire, qui échappent aux grilles de lecture traditionnelles qu’elles soient historiques, scientifiques, financières ou technologiques. Internet, l’ordinateur personnel, les deux Guerres Mondiales, la chute de l’URSS et les attentats du 11 septembre 2001 sont quelques-uns de ces scénarii de rupture. La faible probabilité de ces évènements ne permet pas de les appréhender par le calcul et la statistique : ils s’apparentent à des données aberrantes. Autrement dit, le cygne noir, incarne la dissonance statistique, que les anciens appelaient le destin, et les mathématiciens, le hasard. Ces phénomènes sont par ailleurs sous-estimés car, au-delà de leur nature, leurs effets sont mal appréhendés faute de matériel historique. Trois critères d’appréciation permettent de conclure à un cygne noir : l’évènement considéré est une surprise ; il a des conséquences majeures. Enfin, l’évènement est rationalisé a posteriori, comme une évidence à laquelle il fallait s’attendre (rationalisation rétrospective).

Autre créature de cette ménagerie : Le rhinocéros gris. A l’instar de l’animal qui vous fixe des yeux avant de charger, le rhinocéros gris est un risque certain, prévisible et face auquel il est possible d’anticiper et d’adopter des comportements préventifs. Par sa nature prévisible, ce risque se démarque du cygne noir qui crée un effet de surprise. Avec ce type d’évènement, l’enjeu n’est pas de savoir s’il va se produire, mais surtout quand et comment.

Le concept du rhinocéros gris a été théorisé par Michele Wucker, une analyste politique américaine spécialisée dans l’anticipation des crises. Elle introduit ce terme lors de son intervention au Forum économique mondial de Davos en janvier 2013, avant de formaliser sa pensée dans le livre Gray Rhino: How to Recognize and Act on the Obvious Dangers We Ignore (2016). La particularité de ce risque réside dans le fait qu’il est perceptible en amont par de très nombreux signaux faibles, et pourtant très largement négligés. L’auteur vise ainsi les défaillances en matière de cybersécurité, les rivalités géopolitiques ou le changement climatique. En d’autres termes, chaque fois que l’on peut tenir responsable des dirigeants politiques ou des entreprises de leur négligence face à l’anticipation d’une crise, on est face à un rhinocéros gris. A titre d’exemple, l’évènement qui a inspiré ce concept à Michele Wucker est la crise de la dette grecque de 2012. L’épidémie de coronavirus relève également de cette catégorie : le SRAS en 2003, la pandémie de grippe H1N1 (grippe porcine) de 2009 et l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014, sont autant de signaux annonçant la COVID-19 selon Michele Wucker. Dans son discours au Massachusetts Medical Society en 2018, Bill Gates évoquait déjà “une forte probabilité que nous soyons touchés par une pandémie moderne et meurtrière durant notre vivant”. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire récente, qu’un virus pathogène d’origine animale se transmet à l’homme et ce n’est pas le premier non plus à être issu des wet markets asiatiques où sont proposés à la vente des animaux vivants. De même, le réchauffement climatique s’apparente à un rhinocéros gris. Les premières identifications publiques du problème remontent à 1965, dans un rapport adressé au président américain Johnson. Des milliers de preuves se sont accumulées depuis. Mais notre aversion aux mauvaises nouvelles nous pousse à détourner le regard. Ainsi, bien qu’il renvoie à une menace manifeste, d’ores et déjà existante et qui n’échappe à personne, le propre du rhinocéros gris, est d’être ignoré, pour ne pas dire nié.

À l’inverse du pachyderme que l’on ignore malgré la connaissance que l’on a du phénomène, un risque dit de méduse noire n’est pas assez analysé. Il passe pour être bien connu, mais ce n’est pas le cas. Cette conviction d’en bien connaître les contours est précisément ce qui fait que l’on passe à côté de ce risque. Une méduse noire s’apparente à un phénomène du quotidien, presque insignifiant, qui ne suscite pas d’inquiétude particulière. Ainsi, nous ne sommes pas sans savoir que le réchauffement climatique réchauffe les océans, et que l’augmentation de la température de l’eau favorise la prolifération d’algues et de méduses. Pour autant, on ne fait pas le rapprochement entre le réchauffement climatique et le fait que les méduses puissent boucher les circuits de refroidissement de centrales nucléaires proches des côtes. C’est précisément le phénomène qu’analyse la scientifique Lisa-Ann Gershwin, dans son ouvrage Stung!: On Jellyfish Blooms and the Future of the Ocean et qui a inspiré l’image de la méduse noire. Avec ce type de risque, on ne maîtrise pas pleinement la relation de cause à effet qui semble évidente de prime abord. Les méduses noires sont ces événements dramatiques dont les origines ont toujours été là, sous notre nez, mais que nous avons négligé d’étudier plus attentivement. Comme le rhinocéros gris, elle correspond à un risque prédictible et donc évitable.

La ménagerie en matrice

Ces différentes figures animales peuvent s’articuler dans une matrice en fonction du degré de connaissance que l’on a d’un phénomène et de la considération qu’on lui accorde. Pour compléter ce tableau des risques non maîtrisés, il conviendrait d’y ajouter le risque accepté : ce que l’on sait mais que l’on accepte d’affronter.

Déni Angle mort Incertitude radicale
Ce que l’on préfère ne pas savoir Ce que l’on croit savoir Ce que l’on ne peut savoir
Le rhinocéros gris La méduse noire Le cygne noir

Ce que les animaux disent de l’époque

A l’image des Fables d’Esope, la figure animale est convoquée pour nous permettre de mieux comprendre le monde, à travers la puissance de la narration. Un monde qui nous échappe de plus en plus car traversé de multiples changements et ruptures. Ce bestiaire est donc d’abord l’expression de la fragilité de nos systèmes de pensée face à un monde insaisissable. Là où auparavant l’incertitude pouvait se réduire à un risque quantifiable, le monde d’aujourd’hui apparaît moins lisible et appelle de nouvelles grilles de compréhension.

Le bestiaire nous donne à penser le risque autrement, plus humblement, en composant davantage avec l’imprévisible mais aussi les biais qui nous induisent en erreur. Il nous démontre ainsi à travers les risques que l’on préfère nier ou minorer, que l’imprévisible n’est pas le seul facteur de conséquences néfastes. La ménagerie du risque nous propose une approche plus profonde, pluridisciplinaire, en miroir de la complexité et de la subtilité du monde qui nous entoure. Face aux évènements prédictibles, elle invite à plus d’attention et face aux phénomènes plus improbables, elle engage à développer des qualités de résilience. Elle propose aussi une vision moins silotée, dans laquelle l’analyse causale embrasse plus largement les ramifications d’un évènement. C’est aussi une invitation à comprendre que si l’on ne peut pas prédire l’avenir, cela n’anéantit pas pour autant notre pouvoir d’action.