Par Cécile Goubault–Larrecq, le 8 février 2023
Jamais deux sans trois ! Après le Comité des droits de l’enfant et la Cour européenne des droits de l’homme, c’est au tour du Comité contre la torture de condamner la France pour la violation de ses obligations conventionnelles dans l’affaire des familles françaises détenues en Syrie. Parler ici d’affaire au singulier n’est pas le résultat d’une paresse intellectuelle. Il est vrai que chacun de ces organes de protection a été saisi de requêtes, et donc pourrait-on dire d’affaires, différentes, les familles en cause n’étant jamais les mêmes. Si cela n’avait pas été le cas, les règles de litispendance internationale auraient fait obstacle à l’exercice de leur compétence (article 7 § 4 du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation des communications ; article 35 § 2 (b) de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; article 22 § 5 (a) de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants). Il n’en reste, toutefois, pas moins que toutes les familles font face à une même situation de faits.
La chute de Baghouz, en mars 2019, a marqué la défaite définitive du groupe de l’État Islamique sur le territoire syrien. Les femmes françaises et leurs enfants, dont le mari et le père djihadiste était porté disparu dans la plupart des cas, ont alors été amenés par les kurdes dans des camps du nord-est syrien : les tristement célèbres camps Al-Hol et Roj. Ils y sont détenus depuis lors. Alors qu’un plan de rapatriement avait été adopté par le gouvernement français dans la foulée, le Président de la République y a mis fin de manière prématurée après qu’un sondage a révélé que la majorité des Français y était défavorable. Nombreuses furent alors les demandes des parents des femmes, et grands-parents de leurs enfants, pour qu’ils soient rapatriés. À défaut de réponse des autorités françaises, ils se tournèrent vers les instances internationales de protection de droits de l’homme invoquant la violation par la France de ses obligations consacrées dans les instruments conventionnels ratifiés par elle. Leur quête fut couronnée du succès tant espéré devant chacune de ces instances : celui du constat de violation. Certains ont pu voir, dans cette similitude apparente de solution, un exemple de « convergences jurisprudentielles ». Une telle affirmation appelle toutefois à la nuance. En effet, si tous ont condamné la France, les comités de Genève et la Cour de Strasbourg ont suivi des raisonnements divergents sur deux points : la caractérisation de la juridiction et la nécessité du rapatriement. Manifeste sur le premier point (I), la divergence semble, en revanche, bien plus artificielle sur le second, laissant la porte ouverte à une possible convergence, implicite, des organes sur la question du rapatriement (II).
I. La divergence manifeste au sujet de la caractérisation de l’exercice de la juridiction
Les constats de violation auxquels ont abouti les différentes instances n’ont pas tous le même objet. Le Comité des droits de l’enfant et le Comité contre la torture ont conclu à la violation par la France de son obligation positive de protéger effectivement les mères et les enfants, entre autres, des traitements inhumains ou dégradants subis dans les camps, au titre respectivement de l’article 37 (a) de la Convention internationale des droits de l’enfant et de l’article 2 de la Convention contre la torture. La Cour européenne des droits de l’homme a, quant à elle, constaté la seule violation de l’article 3 § 2 du Protocole n° 4, relatif au droit des ressortissants d’entrer sur le territoire de leur État de nationalité. Elle n’a, en revanche, pas conclu à la violation de l’article 3 de la Convention consacrant une obligation pourtant similaire à celle dont la violation a été constatée par les comités. Non pas que les requérants n’en ont pas allégué la violation dans leur requête. C’est la Cour qui, en estimant que la France n’avait pas juridiction sur les mères et les enfants « à l’égard du grief tiré de l’article 3 » (§ 215), de sorte qu’aucune obligation ne lui était opposable à ce titre, a écarté tout constat de violation. Pas d’obligation, pas de violation.
Si tous les organes ne concluent pas à la violation par la France de la prohibition des traitements inhumains ou dégradants, ce n’est pas parce que la Cour européenne estime que les traitements subis par les mères et les enfants dans les camps n’étaient pas indignes. Au contraire, elle estime que « les conditions générales dans les camps doivent être considérées comme incompatibles avec […] l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants » (§ 266). C’est parce qu’elle a développé un raisonnement distinct de celui des comités au sujet de la juridiction, condition à l’opposabilité à un État de ses obligations conventionnelles. Le Comité des droits de l’enfant et le Comité contre la torture estiment tous deux que la France avait juridiction sur les mères et enfants de nationalité française, en ce qu’elle avait « été informé[e] » de la gravité de la situation dans laquelle ils se trouvaient et avait « la capacité et le pouvoir » d’intervenir pour protéger leurs droits puisque les kurdes administrant les camps avaient appelé au rapatriement (§ 9.7 des constatations du CRC sur la recevabilité ; § 6.7 des constatations du CAT). La Cour européenne des droits de l’homme estime, quant à elle, que le lien de nationalité et la capacité opérationnelle de la France de rapatrier ses ressortissants ne suffit pas à caractériser l’exercice de sa juridiction (§§ 198 et 199). Elle rejette ainsi la conception, retenue par les comités, en vertu de laquelle la juridiction serait caractérisée dès lors qu’un lien les rattacherait à l’État et que celui-ci pouvait exercer ses compétences à leur égard. Bien loin d’une convergence jurisprudentielle, la Cour et les comités ont retenu une lecture divergente de la notion de juridiction. C’est pourquoi ils n’ont pas retenu l’opposabilité, et donc n’ont pas pu constater la violation, des mêmes obligations.
II. La divergence artificielle d’appréciation de la nécessité pour la France du rapatrier
La Cour et les comités semblent également s’opposer sur la portée de leur constat de violation. Le Comité des droits de l’enfant et le Comité contre la torture ont expressément recommandé à la France d’« agi[r] de bonne foi pour effectuer le rapatriement » (§ 8 c) des constatations sur le fond) et de « continuer ses efforts pour assurer le rapatriement » (§ 9). À la question de savoir si, à la suite de sa condamnation, la France doit rapatrier ses ressortissants, la réponse paraît donc claire. La Cour européenne des droits de l’homme semble toutefois retenir une position différente. Après avoir à plusieurs reprises précisé qu’aucun droit général au rapatriement ne découlait de l’article 3 § 2 du Protocole n° 4 (§ 256 et §§ 258 à 261), elle n’a fait qu’indiquer la nécessité de « procéder au réexamen des demandes d’entrer sur le territoire national » (§ 6 a) du dispositif et, mutatis mutandis, § 295). Il n’en fallait pas plus à certains commentateurs pour en déduire que la Cour aurait exclu toute possibilité que pèse sur la France une obligation de rapatrier les mères et les enfants détenus dans les camps en Syrie. Il faut toutefois en douter.
Le Comité contre la torture qui s’est prononcé après la Cour européenne des droits de l’homme, a pris note de sa « décision récente […] dans une affaire similaire contre la France dans laquelle elle a jugé “qu’aucune obligation de droit international conventionnel ou coutumier ne contraint les États à rapatrier leurs ressortissants », avant de préciser que la question à laquelle il doit répondre n’est pas de savoir si une telle obligation pèse sur la France en toutes circonstances, mais seulement « dans le contexte particulier de la présente communication » (§ 7.2). Aussi, les comités ont répondu à la seconde question, là où la Cour n’a répondu qu’à la première. Un tel silence semble pouvoir se justifier du fait de la différence d’angle d’analyse retenu. En effet, les comités ont contrôlé, sous l’angle matériel, si la France avait bien pris toute mesure propre à protéger effectivement les mères et les enfants des traitements subis dans les camps. Parmi de telles mesures, figure le rapatriement. Il semble ainsi parfaitement logique que les comités aient pu déduire de leur constat de violation la nécessité pour la France de rapatrier mères et enfants – étant précisé que le Comité des droits de l’enfant ne pouvait s’intéresser qu’au sort des enfants – en raison de la particulière gravité de la situation dans laquelle ils se trouvent. Au contraire, la Cour européenne, en pleine « ère de la subsidiarité », a concentré son analyse sur le volet procédural du droit des nationaux français d’entrer en France. Son contrôle a ainsi eu pour seul objet de vérifier que « le processus décisionnel suivi par les autorités françaises [pour examiner les demandes de rapatriement] était entouré des garanties appropriées contre l’arbitraire » (§ 263). D’un tel examen procédural ne saurait toutefois être tirée une conclusion similaire à celle des comités. La Cour s’est donc contentée de tirer les conséquences de son analyse, sans pour autant exclure que la particularité de la situation puisse rendre nécessaire le rapatriement.
Bien au contraire, en ne s’arrêtant pas au constat de la violation du volet procédural et en soulignant la nécessité pour les autorités françaises de revoir leur copie, la Cour dépasse la seule question de principe et leur tend la main pour leur permettre de rectifier une situation d’évidence contraire aux exigences matérielles du droit des mères et des enfants français d’entrer en France. Les autorités françaises ne s’y sont d’ailleurs pas trompées : aussi bien après l’arrêt de la Cour européenne en septembre 2022 qu’après la publication des constatations du Comité contre la torture en janvier 2023, elles ont procédé – sans avoir préalablement réexaminé les demandes en ce sens – au rapatriement de plusieurs des femmes et enfants français détenus dans les camps.
Par conséquent, s’il paraît difficile de parler de « convergence jurisprudentielle » en raison des divergences de raisonnement des comités de Genève et de la Cour de Strasbourg, leurs constats de violation semblent ouvrir la porte à un certain de degré de convergence sur la nécessité de rapatrier les nombreuses familles, femmes et enfants, aujourd’hui encore, détenus en Syrie.