Par Andréa Feuillâtre, le 4 avril 2023
Près d’un an après le renvoi par 43 États parties au Statut de Rome de la situation en Ukraine à la Cour pénale internationale (CPI), la Chambre préliminaire II a émis, à la demande du Procureur, deux mandats d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova. Siégeant à La Haye, cette juridiction pénale internationale à vocation universelle, est compétente pour juger des crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et dans une certaine mesure du crime d’agression. Sa compétence est limitée aux actes perpétrés sur le territoire d’un État partie ou par l’un de ses ressortissants. Si ni la Russie (qui avait retiré sa signature en 2016), ni l’Ukraine, ne sont parties au Statut, la Cour se fonde toutefois sur deux déclarations ad hoc de l’Ukraine pour exercer sa compétence. L’une émise en 2014 et l’autre en 2015.
Après examen de la requête et des éléments de preuves déposés par le Bureau du Procureur, les juges ont estimé vendredi 17 mars 2023, qu’il existait, en vertu de l’article 58, des motifs raisonnables de croire que Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova ont commis des crimes relevant de la compétence de la Cour. Le président de la Fédération de Russie et la Commissaire aux droits de l’enfant seraient responsables de crimes de guerre de déportation et transfert illégal d’enfants commis sur le territoire ukrainien à partir du 24 février 2022.
Les autorités russes se sont empressées de réagir, condamnant les initiatives de la Cour. Après Washington, c’est avec raffinement que Moscou menace La Haye. Le Kremlin, pour qui la Cour n’a ni la légitimité ni l’assise juridique nécessaire, a souligné l’insignifiance de cette décision et maintient que les enfants ukrainiens font l’objet d’une action humanitaire destinée à les protéger. La Commission d’enquête de la Russie a par ailleurs ouvert une enquête pénale à l’encontre du Procureur, Karim Khan, et des juges ayant siégé dans la Chambre préliminaire II, Tomoko Akane, Rosario Aitala et Sergio Ugalde. La Présidence de l’Assemblée des États parties a, quant à elle, de nouveau déploré les tentatives d’entrave à la justice pénale. Trois ans après avoir condamné les sanctions économiques du gouvernement américain contre les membres du Bureau du Procureur, la Présidence a réaffirmé son soutien indéfectible à la Cour face aux menaces russes. De son côté, l’Ukraine a renforcé sa coopération avec la juridiction par la signature d’un accord visant à établir un bureau de terrain.
L’émission de ces mandats d’arrêt marque un tournant décisif dans l’histoire de la justice pénale internationale. Le Bureau du Procureur a frappé fort, même si les retombées politiques de cette annonce spectaculaire sont difficiles à mesurer. Les juges se sont prononcés en un temps record tandis que la rapidité par laquelle le Bureau du Procureur a travaillé sur ce dossier est remarquable. Une telle célérité confirme l’importance donnée au dossier ukrainien. Cette avancée contraste avec les autres terrains d’enquête de la Cour tels que la Palestine, qui semble au statu quo depuis deux ans, l’Afghanistan dont une large partie de l’enquête a été dépriorisée, ou encore le Nigéria dont l’enquête a été reportée à une date indéterminée depuis la clôture de son examen préliminaire.
Il en allait de la crédibilité de cette institution qu’elle agisse stratégiquement et promptement sur le terrain ukrainien. Même s’il ne s’agit là que d’une première étape encourageante dans la lutte contre l’impunité des crimes commis en Ukraine, il y a encore beaucoup à réaliser dans un cadre institutionnel à ce jour limité.
Un Procureur sous pression d’agir : l’opportunité de la poursuite au soutien de la crédibilité de la Cour
Depuis l’ouverture d’une enquête en temps réel sur la situation en Ukraine, la Cour a reçu un soutien inédit de la part des États parties. Pour mener son enquête, le Bureau du Procureur a obtenu des contributions volontaires significatives au travers du Fonds d’affectation spéciale pour les technologies avancées et les capacités spécialisées et un déploiement de personnel détaché sans précédent.(1) Dans un contexte de coopération fragile soumis aux aléas politiques, la Cour se devait d’agir et de le montrer.
L’annonce publique des mandats d’arrêt n’est pas anodine. Il est rare que la CPI révèle la nature des poursuites. Jusqu’alors, la pratique était de rendre en premier lieu des mandats d’arrêt sous-scellés pour éviter que les personnes visées ne se soustraient sciemment aux poursuites et afin de protéger les témoins de l’Accusation. C’est lorsque les perspectives d’arrestations s’amenuisaient ou que le suspect était remis à la Cour, que ceux-ci étaient dévoilés. Face à cette culture du secret quelques affaires faisaient exception, en particulier lorsque les poursuites visaient de hauts responsables. Alors président du Soudan, Al-Bashir avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt en 2009 puis 2010 pour les crimes de génocide et les crimes contre l’humanité commis au Darfour. Ces mandats d’arrêt avaient rapidement été rendus publics.
En ce qui concerne la Russie, la Cour semble avoir fait le choix de la transparence. Concernant déjà les activités militaires russes, les mandats d’arrêt géorgiens avaient immédiatement été rendus publics. Au regard du conflit ukrainien, la Chambre a considéré qu’il était dans l’intérêt de la justice (notion ô combien extensible)(2), de faire connaitre la nature des poursuites au grand public. Pour autant, le contenu même de ces mandats est gardé confidentiel, tant pour protéger les victimes et les témoins que pour préserver le secret de l’enquête. Rappelant l’affaire Al-Bashir, cette stratégie tend davantage à faire pression sur un État récalcitrant lorsque les individus ciblés sont hors de portée de la juridiction de la Cour, qu’à une véritable stratégie de remise. Par la décision de rendre les poursuites publiques, le Procureur s’investie dans le jeu politique et accroit inéluctablement la pression politique sur la Russie et ses partenaires. Mais à quel prix ?
Quoiqu’il en soit, la rapidité par laquelle les mandats d’arrêt ont été émis est remarquable et arrive à un moment opportun. Au regard des attentes suscitées par l’enquête en Ukraine et les ressources allouées à son Bureau, le Procureur était tenu de faire ses preuves avant que le vent ne tourne. En effet, le pari de recourir aux contributions volontaires des États le rend davantage tributaire de leur satisfaction. Grâce aux Fonds ad hoc, les États peuvent décider de participer au cas par cas aux activités du Procureur. Plus incertaine, son assise financière est fragilisée. Sur ce point, le revers essuyé par le Procureur lors de la dernière Assemblée des États parties a montré que les États ne souhaitaient pas contribuer de manière pérenne à ses enquêtes. Loin de l’enveloppe initialement demandée, le Bureau du Procureur n’avait obtenu que les fonds nécessaires pour couvrir l’inflation. Que l’on en juge. Le Procureur a ouvert la porte aux contributions ciblées, à lui désormais de composer avec les exigences qui en découlent et de rendre compte des dépenses effectuées. Avec les avancées du dossier ukrainien, peut-on désormais espérer de nouveaux déblocages de fonds au soutien de ses enquêtes ? Les échanges tenus à Londres sont encourageants, mais le risque d’un éparpillement des ressources avec la création d’un tribunal d’agression reste d’actualité.
La perspective d’un tribunal d’agression pèse comme une ombre sur le travail de la Cour. Depuis la déclaration de plusieurs personnalités suivie par quelques institutions, les discussions vont bon train sur la création d’un tribunal ad hoc pour l’Ukraine. Afin de dépasser le régime dérogatoire de l’article 15bis du Statut de Rome qui empêche à ce jour la Cour d’exercer sa compétence, la création d’une telle juridiction semble être une solution opportune. Or, face à une « dilution » de la justice pénale internationale voire une concurrence de juridictions, Karim Khan s’était opposé à ce tribunal ad hoc. Lors de la dernière Assemblée des États parties, il avait appelé les États à répondre collectivement aux besoins d’aujourd’hui en se « concentrant sur les institutions actuelles ». Convaincu qu’il en va du « devoir » des États d’essayer de remédier aux lacunes du Statut de Rome, Karim Khan les a enjoint de s’appuyer sur la CPI, institution déjà financée et dont le statut a été « soigneusement négocié ». Dans son communiqué de presse relatif aux mandats d’arrêt, celui-ci n’a d’ailleurs pas hésité à déclarer que les crimes visés ont été perpétrés « dans le contexte des actes d’agression commis par les forces militaires russes contre la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, qui ont commencé en 2014 ». Pour l’heure cette qualification ne relève que du symbole mais démontre que le Procureur entend se saisir de la question si ses constituants lui en donnent les moyens juridiques. La balle est dans leur camps : aux États de faire sauter les verrous du Statut de Rome et d’en ratifier les amendements.
(1) Pour une analyse détaillée, voir S. Vasiliev, « Watershed Moment or Same Old? », Journal of International Criminal Justice, 28 décembre 2022, vol. 20, no 4, p. 893‑909.
(2) A.Feuillatre, « L’ouverture d’une enquête devant la Cour pénale internationale. Le critère des intérêts de la justice. », in Annuaire de justice transitionnelle, Paris, LGDJ, 2021.
Pour lire la suite (2/2) : Thucyblog n°279 : Cour pénale internationale – Evolution et perspective de l’enquête en Ukraine à la suite de l’émission des mandats d’arrêt de Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova (2/2) – Centre Thucydide (afri-ct.org)