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Par Andréa Feuillâtre, le 6 avril 2023
Une stratégie audacieuse à l’étendue encore imprécise
Les mandats d’arrêt inculpent le président de la Fédération de Russie et la Commissaire aux droits de l’enfants des chefs de transfert et déportation d’enfants. Nombreux sont les experts qui ont souligné l’audace du troisième Procureur de la CPI, Karim Khan, de s’attaquer aux plus hautes sphères de l’État russe et en particulier à son Chef d’État. Cette décision tranche avec la pratique de la Procureure précédente, Fatou Bensouda, dont la stratégie consistait à remonter progressivement la chaine de commandement en s’intéressant aux petits couteaux avant de s’attaquer aux individus de rang supérieur. Il s’agit de la première fois dans l’histoire qu’une force nucléaire, membre des P5, voit son chef d’État inquiété par la CPI, et la quatrième fois qu’un président en exercice est visé. Alors président du Kenya, Uhuru Kenyatta avait fait l’objet d’une citation à comparaître avant que les charges à son encontre ne soit abandonnées faute de preuves. Muammar Gaddafi avait quant à lui fait l’objet d’un mandat d’arrêt jusqu’à ce que son décès ne vienne clôturer les procédures. Enfin, le précédent établi par Omar Al-Bashir n’est guère plus réjouissant tant celui-ci évade toujours la justice. Arguant d’un conflit entre leurs obligations de coopération et le respect du principe des immunités, plusieurs États parties ont failli à le remettre à la Cour. Dépourvue de force de police la CPI dépend pourtant de leur coopération. Les récentes déclarations de certains États parties, comme la Hongrie ou l’Afrique du Sud, présagent d’ores et déjà de certaines difficultés concernant la mise en œuvre des mandats d’arrêt russes.
En outre, si la singularité du mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine a retenu l’attention, celle-ci ne devrait pas occulter l’exemplaire parité des poursuites. L’annonce d’un mandat d’arrêt à l’encontre de Maria Lvova-Belova contraste avec le tableau singulièrement masculin des mandats d’arrêt émis à ce jour par le Bureau du Procureur. Cette jeune Commissaire aux droits de l’enfant, à « l’ascension fulgurante », aurait organisé le transfert et la déportation des enfants ukrainiens. En vertu de l’article 25.3.a), la Chambre préliminaire II a considéré qu’elle était individuellement responsable d’avoir commis ces crimes directement, conjointement avec d’autres personnes et/ou par l’intermédiaire d’autres personnes. Pour la seconde fois dans l’histoire de la CPI une femme est inquiétée. La première était Simone Gbagbo en raison de l’influence exercée sur son mari. Celle-ci n’avait été poursuivie pour les crimes commis à la suite des élections présidentielles en Côte d’Ivoire, qu’en tant qu’alter ego de son mari. Stratégie peu efficace, le Bureau du Procureur avait été contraint de demander le retrait du mandat d’arrêt de Simone Gbagbo après le refus par la Côte d’Ivoire de remettre l’intéressée et l’échec du dossier principal à l’encontre de son époux. A voir cette fois-ci si le rôle joué par Maria Lvova-Belova ne sera envisagé que dans l’ombre de Vladimir Poutine, ou si ses actes seront jugés en tant que tels.
Le contenu des mandats est non seulement audacieux au regard de la sélectivité des suspects mais aussi innovant en ce qui concerne les charges portées à leur encontre. A la suite du Myanmar/Bangladesh, c’est la seconde fois que les crimes de déportation et transfert font l’objet d’une enquête par la CPI.
Cette fois-ci l’attention se porte exclusivement sur les enfants et les actes sont envisagés en tant que crimes de guerre. Il faut dire que les faits ont été largement documentés. Un rapport d’Amnesty International alertait du sort préoccupant des enfants orphelins ou séparés de force de leur famille. Quant à elle, la Commission d’enquête de l’ONU a conclu que les faits observés constituaient des violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme. La protection des personnes vulnérables en tant de conflit, en particulier les enfants, est la priorité du Bureau. On notera d’ailleurs le choix du moment réalisé par le Procureur pour inviter la société civile à participer à un projet de document de politique générale sur les crimes contre les enfants. Cet appel a été lancé seulement quelques jours avant que les mandats n’aient été dévoilés. Leur expertise éclaira sans doute le travail du Procureur sur la question.
En revanche, ni le crime contre l’humanité ni le crime de génocide ne figurent à ce jour dans les mandats d’arrêt. Tout du moins rien n’a été rendu public et la déclaration du Procureur est nuancée à ce sujet. Il précise que les cas de déportation ou de transfert ne correspondent qu’à certains faits identifiés « parmi » d’autres. Quid alors du crime de génocide ? S’il est difficile d’apporter la preuve d’une intention génocidaire, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer la volonté de « russifier » les enfants ukrainiens au travers de leur adoption, nationalisation et éducation. Cela pourrait potentiellement caractériser une volonté de détruire le groupe national en tant que tel. D’autant que l’article 6.e) du Statut de Rome prévoit expressément que le « transfert forcé d’enfants du groupe à un autre » constitue un acte matériel du crime de génocide. En outre, il n’est pas impossible que le Procureur vise également des crimes contre l’humanité à condition qu’il prouve que les actes visés ont été commis dans le cadre d’une attaque systématique ou généralisée à l’encontre de la population civile. Son enquête semble également porter sur ces crimes et il n’est pas exclu qu’il reprenne les conclusions de la Commission d’enquête des Nations Unies. Celle-ci a estimé que les attaques menées contre les infrastructures énergétiques de l’Ukraine et le recours à la torture par les forces russes pouvaient constituer des crimes contre l’humanité. Cela étant dit, il faudra encore attendre pour connaitre l’étendue des crimes allégués dans le mandat d’arrêt, d’autant que le dossier de l’Accusation est susceptible d’évoluer d’ici un éventuel procès.
Fuite des suspects : quelle sera la prochaine étape à suivre ?
L’article 63-1 du Statut de Rome est clair : « l’accusé est présent à son procès ». Si Vladimir Poutine ou Maria Lvova-Belova ne sont pas remis à la Cour, aucun procès ne pourra être tenu en leur absence. L’attention portée aux procédures devant la CPI va-t-elle retomber comme un soufflé ?
S’il est à ce jour impossible de tenir un procès sans les principaux concernés[1], le Statut de Rome autorise en revanche la Cour à tenir une audience de confirmation des charges en l’absence de l’accusé. Il s’agit de la prochaine étape procédurale que le Procureur devra franchir afin de cristalliser le dossier pour renvoyer l’affaire au procès. L’Accusation devra alors convaincre la Chambre qu’il existe de motifs substantiels de croire que des crimes relevant de la compétence de la Cour ont été commis par Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova. En vertu de l’article 61-2 du Statut de Rome, la Chambre préliminaire pourra, de sa propre initiative ou sur demande du Procureur tenir l’audience en l’absence de l’intéressé. Dans ce cas, le suspect doit être représenté par un conseil. Toutefois, pour statuer en ce sens les juges devront être convaincus que la personne concernée a renoncé à son droit d’être présente à l’audience – ce qui est peu probable car il faudrait que les intéressés rédigent une demande en ce sens à la Cour et par là-même reconnaissent la validité des poursuites. À défaut, la Chambre doit être convaincue que la personne a pris la fuite ou est introuvable. Si ce dernier cas de figure était retenu, la Cour devrait alors s’assurer que tout ce qui était raisonnablement possible a été fait pour garantir la comparution devant la Cour des suspects et les informer des charges qui pèsent contre eux ainsi que de la tenue prochaine d’une audience pour confirmer les charges. Ce n’est qu’au terme de cette analyse que la Cour pourra user de son pouvoir discrétionnaire pour tenir l’audience et ainsi raviver les efforts d’arrestation des suspects. Mais quelques éclaircissements devront être apportés : à partir de quand considérer qu’un suspect a pris la fuite ou est introuvable ? Et quelles démarches le Procureur doit-il entreprendre pour démontrer qu’il a réalisé tout ce qui était « raisonnablement » en son pouvoir pour garantir la comparution des suspects ? Enfin, avec quel degré de précision doit-il faire connaitre à Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova les charges qui pèsent à leur rencontre et donc dévoiler le contenu de son dossier ?
À ce jour, aucun précédent n’existe en la matière. Toutefois, il est intéressant de constater que les juges qui ont confirmé les mandats d’arrêt russes sont les mêmes qui siègent dans l’affaire Kony (à l’exception du juge Mindua qui a été remplacé in extremis sur la situation en Ukraine) et qui doivent se prononcer sur cette question. En novembre dernier, le Procureur a demandé à la Chambre préliminaire II de tenir en l’absence du commandant en chef de l’armée de résistance du Seigneur, en fuite depuis vingt-deux ans, une audience de confirmation des charges. Leur décision éclaira sans aucun doute le dossier ukrainien.
Néanmoins, il s’agit là d’un pansement de fortune. Même si elle y ressemble quelque peu, l’audience de confirmation des charges n’est pas un mini-procès. Le Procureur lui-même a rappelé dans sa demande « the summary nature and limited purpose of confirmation proceedings » (§18). Seul un amendement au Statut de Rome, voté par les deux tiers de l’Assemblée des États parties permettrait d’introduire à la Cour le procès par contumace. Face à ce blocage, il est nécessaire que les États se penchent sur la table des négociations pour permettre, dans le respect des droits de l’accusé de condamner les crimes perpétrés, d’établir une vérité judiciaire et d’apporter réparation aux victimes, dès lors que l’individu se soustrait sciemment à la Cour. Mais les enjeux politiques pourraient freiner une telle entreprise. Quel souverain accepterait-il d’élargir le champ d’action de la Cour et de rendre ses ressortissants plus vulnérables aux poursuites de la CPI ? Et quid lorsqu’il s’agira de négocier la paix ? Si les mandats d’arrêt complexifient déjà les discussions avec la Russie, ce sera encore différent de s’asseoir aux tables des négociations avec un condamné par contumace qu’avec un présumé innocent.
[1] Une exception a cependant été introduite lors de la douzième Assemblée des États parties à la règle 134 quater du Règlement de Procédure et de preuve. En cas de citation à comparaître (et non de mandat d’arrêt), la Chambre peut dispenser l’accusé de sa présence au procès en raison des fonctions publiques exercées par celui-ci.