Thucyblog n°275 : Diplomatie des valeurs ou diplomatie des intérêts ?

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Par Guillaume Berlat, le 24 mars 

« Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités ». Cette célèbre répartie du général de Gaulle n’a pas pris la moindre ride. En cette troisième décennie du XXIe siècle, experts, journalistes, commentateurs, voire diplomates ont souvent tendance à confondre intérêts d’un État avec morale, idéologie, passion, émotion dans un monde complexe et incertain. À titre indicatif, il ne se passe pas une journée sans que l’on nous assène le remède des fameuses « valeurs » pour répondre aux divers maux dont souffrent nos sociétés. La guerre entre l’Ukraine et la Russie serait une guerre des « valeurs » entre ses défenseurs et ses détracteurs, une guerre entre le Bien et le Mal, nous explique-t-on doctement. Ni plus ni moins alors que la diplomatie est loin d’être une science exacte ! Pour mieux appréhender cette problématique, pour mieux éclairer le débat dans toute sa complexité en cette période de changement d’époque (« Zeitenwende »), il importe d’abord d’analyser ce que recouvre ce concept de diplomatie des valeurs avant de le mettre au regard de celui de diplomatie des intérêts.

DIPLOMATIE DES VALEURS : CHEVAUCHER DES CHIMÈRES

À y regarder de plus près, le concept de « valeurs », appliqué à la sphère des relations internationales, de la diplomatie relève du mot fourre-tout. Il s’apparente à un mot magique.

Les valeurs : un mot fourre-tout

Un constat d’évidence s’impose. Il en va des relations internationales comme des modes. Certains concepts disparaissent, d’autres apparaissent. Aujourd’hui, le mantra de la diplomatie occidentale semble reposer sur un terme utilisé, souvent à tort et à travers, celui de « valeurs ». À la faveur de la crise russo-ukrainienne, il est présent ne variatur dans tous les discours des dirigeants occidentaux, y compris européens (« …une Europe fondée sur le droit, sur des valeurs… »). Leur approche relève d’une sorte de manichéisme : la division du monde entre les États respectueux des « valeurs » (les démocraties) et les autres qui les violeraient (les autocraties). Ce paradigme binaire ne souffre aucune exception. Le président Zelensky déclare : « nous nous battons pour vos valeurs ». Se voir accusé de méconnaitre ces « valeurs » constitue un crime de lèse-majesté. Qu’il est confortable de voir le monde en noir et blanc ! S’enfermer dans des diatribes entre démocraties et autoritarismes ne nous (Union européenne, France au premier chef) conduira nulle part si ce n’est à notre marginalisation dans le concert des nations. Le terme de « valeurs » est souvent associé à ceux de démocratie et d’état de droit. Une sorte de Sainte Trinité diplomatique, base de la liturgie internationale occidentale du moment. Cette dernière repose sur une vision globale, universaliste de la planète. C’est pourquoi, elle doit s’imposer au reste du monde, surtout aux États les plus réticents, y compris par la force en cas de nécessité. Le principe ne souffrirait d’aucune exception tant nous sommes au cœur d’un dogme intangible de nature quasi-religieuse. Souvenons-nous que, dans les années 2000, les néoconservateurs américains imaginaient d’imposer la démocratie comme un vaccin contre « l’extrémisme » et la « tyrannie » dans le monde ! Ils parlaient « d’axe du mal », « d’États voyous ».

Les valeurs : un mot magique

Nous ne sommes donc pas très avancés pour saisir la manière dont la communauté des nations peut lutter contre les risques et menaces auxquels elle est confrontée en se fondant sur ce concept de « valeurs », fausses au demeurant tant personne ne s’accorde sur son contenu. Un mot-valise. Le malentendu n’est pas près de s’estomper. La consultation des dictionnaires les plus savants nous éclaire peu sur le sens réel de ce terme. Le flou qui l’entoure en fait sa valeur intrinsèque. Le conflit russo-ukrainien appelle d’urgence une clarification tant le terme de « valeurs » peut vouloir dire tout et n’importe quoi. Et cela d’autant plus que les médias reprennent presque tous en chœur les paroles incantatoires des dirigeants occidentaux. Ce chorus belliciste fait fi des éventuelles oppositions traversant les opinions publiques surtout hors de l’Occident. D’une manière générale, il tend à effacer la vision du rapport entre guerre et paix, entre Nord et Sud. Il se place essentiellement sur le terrain de la morale même s’il drape dans les oripeaux des principes de la Charte de l’ONU. Or, « il y a souvent dans le moralisme proclamé une forme de cynisme (au sens erroné et contemporain du terme) … N’oublions pas que nous n’avons plus le monopole de la puissance, ni de l’influence. Voyez à l’ONU : une quarantaine de pays n’ont pas condamné Poutine et n’ont pas voulu se ranger dans le camp occidental, dont l’Inde, une démocratie. Ils représentent les deux tiers de l’humanité ». Cette situation devrait nous conduire à repenser les paradigmes du monde d’hier pour les adapter au monde de demain dans lequel nous sommes déjà entrés. Et au premier chef, celui de « valeurs » pour ne pas se fourvoyer dans l’impasse d’une éventuelle guerre des civilisations.

En dernière analyse, ce rêve des valeurs universelles n’est pas la réalité.

DIPLOMATIE DES INTÉRÊTS : AFFRONTER LES RÉALITÉS

Force est de constater que nous sommes confrontés à un concept au contour flou mais surtout dont la mise en œuvre est à géométrie variable.

Les valeurs : un concept au contour flou

Le problème posé par la compréhension de ce concept est bien documenté, depuis longtemps, sauf pour aveugles, sourds, ignorants des relations internationales… Mais, in limine litis, une question fondamentale se pose : de quelles « valeurs » parle-t-on ? De « valeurs » françaises dont on ne trouve aucune trace ni dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ni dans la constitution de 1958. De « valeurs » européennes au sens de l’article 2 du traité sur l’Union européenne : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». De « valeurs » universelles au sens du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ». Une fois de plus, tout ceci relève de l’impressionnisme juridique. Quand c’est flou, il y a un loup, a-t-on coutume de dire. Comme le souligne justement Hubert Védrine : « Diplomatiquement, on peut avoir à parler à des gens qu’on déteste, qui sont porteurs de valeurs qu’on refuse, ou qui vous menacent. La diplomatie a été inventée pour cela ». Est-il pour autant interdit de réfléchir à nos responsabilités dans notre prétention à se présenter en conscience universelle de la planète alors que nous sommes les témoins d’un effacement de l’Occident (« collectif », Vladimir Poutine) sur l’échiquier international ?

Aussi, concept à géométrie variable dans un monde où la géographie détermine la perception.

Les valeurs : un concept à géométrie variable

Mais il est difficile de se différencier sur les « valeurs », comme on dit aujourd’hui, ou les bonnes intentions. Surtout lorsque la diplomatie des « valeurs » n’est souvent que la face émergée d’une diplomatie des intérêts. Quid dans la réalité, dans ce qu’elle a de plus triviale, de la pertinence de ces « valeurs » transcendantes ? Arrêtons-nous sur quatre limites concrètes à la mise en œuvre de la diplomatie des intérêts ! Les « valeurs » entrent parfois en conflit avec la géopolitique. L’Amérique de George W. Bush invente l’existence d’introuvables armes de destruction massive pour conduire une guerre en Irak de 2003, sans l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU. A-t-on mis les États-Unis au ban de la société internationale ? Les « valeurs » entrent parfois en concurrence avec la diplomatie économique des grands contrats. Les grands donneurs de leçons sont particulièrement silencieux sur le non-respect des droits de l’homme par certains États (Arabie saoudite, Qatar…) à partir du moment où ils signent de juteux contrats d’armements ou nous vendent leur pétrole à bas prix. Les « valeurs » entrent également en conflit avec les expéditions illégales et assimilables à des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité comme la guerre lancée par l’Arabie saoudite au Yémen avec des armes françaises. Les « valeurs » mises en avant par certains posent problème lorsque les États-Unis refusent de soumettre leurs ressortissants aux foudres des juridictions pénales internationales (refus d’adhérer au statut de Rome sur la CPI) tout en promettant aux dictateurs et fauteurs de troubles leur traduction devant de tels organes juridictionnels. Que dire du président Biden, qui après avoir accusé la politique d’asile de son prédécesseur de contrevenir aux « valeurs » des États-Unis en 2021, opère un revirement complet en adoptant une « copie de la réglementation de l’époque Trump » en 2022 ? On comprend mieux le questionnement sur le caractère absolu des dites « valeurs » par de nombreux États du Sud alors que l’Occident court un risque de fragmentation.

En plagiant le philosophe Alain, on pourrait affirmer, sans grand risque d’erreur, que les intérêts transigent toujours, les valeurs ne transigent jamais.

DE LA TYRANNIE DE LA MINORITÉ !

Le manichéisme est toujours tentant en tout lieu et en toutes circonstances. Les Occidentaux n’ont pas le droit de proclamer des (leurs) opinions comme des vérités. Ont-ils le droit de décider où réside la vérité, où se trouve l’erreur surtout en s’appuyant sur des concepts aussi flous que celui de « valeurs ». Il est important que la « famille occidentale » (l’OTAN +)cesse de considérer sa doctrine commune du moment comme vérité éternelle. Et cela à un moment où la majorité des États (le « Sud global ») rejette – à tort ou à raison – les « valeurs » occidentales que certains voudraient leur imposer, y compris par la force. Et cela à un moment où elle rejette les prétentions universalistes de l’Ouest. Dans un monde fragmenté, cette démarche ne nous semble pas la meilleure à suivre alors que l’ordre international mis en place en 1945 est remis en cause et que nous sommes entrés dans une période de transition porteuse de tous les dangers. À la faveur du conflit en Ukraine, Moscou et Pékin resserrent leurs liens, entre autres, contre les Diktats occidentaux. Alors que la guerre en Ukraine ouvre une nouvelle ère stratégique, il faut (re)penser la complexité du monde intellectuellement et diplomatiquement. Gardons-nous, en particulier, de la confusion entre diplomatie des valeurs et diplomatie des intérêts !