L’annonce du déclin de l’empire américain et, dans la foulée, de l’économie américaine n’est pas un phénomène récent, puisqu’il était déjà question, dès le début des années 1990, d’un « recentrage asiatique » de l’économie mondiale [[L’ouvrage portant sur le recentrage asiatique du Pacifique et de l’économie mondiale en général date de 1991 : M. Fouquin et al., Pacifique : le recentrage asiatique, Economica, Paris, 1991.]]. Pour autant, la perte progressive d’importance de l’hégémon américain ne signifie pas qu’émergera à sa place une puissance équivalente, capable en particulier d’imposer un véritable modèle économique alternatif qui se substituerait à celui dont la faillite vient d’être démontrée. Certes, la nature ayant horreur du vide, la disparition de la grande puissance dominante devrait ouvrir la voie à l’émergence d’une autre, mais il n’est pas sûr que ce point ait été atteint. Dès lors, le monde se trouve aujourd’hui dans une phase de transition dont l’issue est pour le moins incertaine.
Rien ne va plus aux Etats-Unis…
En 2001, suite aux attentats du 11 septembre, la remise en cause de l’inviolabilité du territoire américain avait déjà ébranlé les certitudes quant à la toute-puissance des Etats-Unis. Il faudra encore quelques années pour que le modèle économique soit à son tour remis en question. Ce sera chose faite en 2008. Partie des Etats-Unis en 2007, la crise financière s’est propagée à l’ensemble du globe à compter, symboliquement, de l’automne 2008 et de la mise en faillite du géant américain Lehman Brothers. Au passage, elle a surtout mis en lumière nombre de dysfonctionnements du système économique américain, en particulier du capitalisme financier, qui ne pou- vait dès lors plus apparaître comme un modèle enviable et a fortiori exportable.
Même si des doutes existaient depuis bien longtemps sur la soutenabilité de la domination économique américaine et sur son mode de croissance adossée à un déficit chronique de la balance des transactions courantes, c’est-à-dire sur des ponctions systématiques sur l’épargne étrangère (essentiellement chinoise et japonaise) en raison de la faiblesse de l’épargne domestique, l’absence d’ajustements pouvait laisser penser que cette situation, pourtant jugée intenable, finirait par tenir encore pour un temps.
D’immobilière, puis financière, la crise américaine s’est muée rapidement en crise économique, sous l’effet de la raréfaction des financements et des difficultés de production qui en résultent. Or, compte tenu du rôle central joué par les Etats-Unis dans l’économie mondiale, aucun pays au monde n’a pu rester insensible au sort de l’économie américaine. La propagation de la crise au reste du monde a été rapide. Dans le cas de l’Europe, le principal canal de contagion est financier et ce sont avant tout les économies fonctionnant « à l’anglo-saxonne » (avec en particulier des bulles immobilières importantes) qui ont été touchées les premières, à l’instar de l’Irlande ou l’Espagne.
Dans le cas de l’Asie, c’est principalement par le biais de l’économie réelle que l’onde de choc s’est propagée. Toutefois, même si elles n’ont pas été épargnées, les économies asiatiques, Chine en tête, sont parvenues à se redresser rapidement grâce à la mise en place de programmes de relance volontaristes d’une ampleur sans précédent [[En Chine, le plan de relance s’est élevé, sur deux ans, à un total de 4 000 milliards de yuans, soit près de 600 milliards de dollars.]].
Dans ces conditions, la confirmation du basculement vers l’Asie du centre de gravité de l’économie mondiale ne faisait plus de doute, ce qu’a consacré l’accession de la Chine au deuxième rang des puissances économiques. Fin 2010, en effet, le PIB chinois franchissait la barre des 5 900 milliards de dollars, contre 5 500 milliards pour son éternel rival nippon, qui occupait cette deuxième place depuis 1968.
En dollars courants, le PIB chinois est certes aujourd’hui inférieur de moitié à celui des Etats-Unis, mais la Chine est d’ores et déjà numéro un pour la consommation de l’acier, le nombre des téléphones ou encore les émissions de CO 2 . De plus, selon les estimations de la Banque mondiale, sur la base de données de PIB exprimées en dollars courants, l’économie chinoise devrait parvenir à devancer celle des Etats-Unis d’ici 2025 ; le FMI prévoit même un tel rattrapage dès 2016, sur la base de données de PIB exprimées en parité de pouvoir d’achat (PPA). Avec un PIB en PPA estimé à 11 000 milliards de dollars, la Chine talonne d’ailleurs déjà les Etats-Unis, dont le PIB s’élève à 14 700 milliards.
… mais les jeux ne sont pas faits
Sous l’effet de ces changements, c’est un monde multipolaire qui a émergé et supplanté le monde bipolaire de l’époque de la Guerre froide, lequel voyait le conflit projeté dans ce qu’on appelait le Tiers-Monde. Il semble que nous vivions l’un de ces épisodes de décentrage/recentrage du monde – pour reprendre l’expression de Fernand Braudel –, rares mais déterminants dans l’histoire. Ainsi, Shanghai serait, selon certains, en passe de détrôner New York comme prochain pôle économique, financier, voire politique. Sans doute s’agit-il là d’une conclusion quelque peu hâtive.
Si le rattrapage économique de la Chine est spectaculaire, il mérite d’être nuancé pour permettre d’apprécier de manière raisonnable les conséquences qui peuvent en découler. Il convient tout d’abord de prendre en compte le facteur démographique, car le poids économique de la Chine tient avant tout à la taille de sa population. Une fois ce facteur pris en compte, la donne change. Le PIB par tête chinois reste près de 10 fois inférieur au PIB américain ou japonais (5 200 dollars courants contre plus de 45 000 selon le FMI) et la correction en PPA, si elle réduit un peu l’écart, ne l’élimine pas complètement. Certes, la Chine n’appartient plus désormais au groupe des pays à faible revenu (selon la classification de la Banque mondiale), mais elle est simplement dans le groupe des pays à revenu intermédiaire inférieur, aux côtés d’économies telles que l’Indonésie, la Thaïlande, etc. Le processus de rattrapage est bel et bien engagé, mais il est loin d’être achevé comme cela a été le cas pour la Corée du Sud par exemple. En dépit de son dynamisme économique exceptionnel, la Chine reste donc un pays en développement, avec tout ce que cela implique en termes de contraintes économiques. Même si un rattrapage est envisageable, il ne pourra, à un horizon proche, concerner qu’une partie de l’économie – notamment les régions côtières – et la question de l’homogénéisation du développement économique au sein du pays risquera d’entraver la capacité de la Chine à se substituer à l’hyperpuissance américaine.
De plus, il n’est pas dit que l’émergence économique de la Chine s’accompagne de la volonté de ses dirigeants d’imposer un quelconque modèle économique. Plusieurs raisons à cela : premièrement, le prétendu modèle chinois reste bien difficile à identifier ; ensuite, les dirigeants chinois n’ont probablement ni la volonté ni les moyens de « faire école ».
De même que l’expression « Consensus de Washington » a été abondamment galvaudée pour être assimilée abusivement à un prétendu modèle économique ultra-libéral, le « Consensus de Pékin » suscite bien des controverses et reste mal défini. Sur le plan économique, il s’agit en quelque sorte d’un capitalisme d’Etat d’un type nouveau, où un certain équilibre est maintenu entre le marché et l’Etat, mais la spécificité des conditions de la réussite économique de la Chine est telle qu’il serait absurde de chercher à l’ériger en modèle.
De plus, accepter d’assumer un leadership mondial, c’est aussi intégrer des considérations d’intérêt général et non pas exclusivement pousser ses propres intérêts ; jusque-là la Chine n’a pas montré une volonté farouche de se comporter de la sorte. Il est par exemple intéressant de noter que la Chine ne se montre pas particulièrement active au sein du G20 [[Ce groupe, qui rassemble les vingt plus grandes économies au monde, représente 90 % du PIB mondial, 80 % du commerce mondial et les deux tiers de la population de la planète.]] par exemple, ce forum alternatif au G8 qui s’est imposé comme tel au lendemain de la crise des subprimes.
Enfin, l’économie chinoise n’est pas non plus exempte de faiblesses. Les risques pesant sur la croissance du pays sont nombreux, qu’ils relèvent du domaine social (avec la montée de tensions dues au creusement des inégalités, mais aussi aux difficultés d’emploi pour de nombreuses catégories sociales, telles que les jeunes diplômés ou encore les travailleurs migrants) ou de la sphère financière (avec l’accumulation de prêts non performants pesant sur le bilan de certaines banques ou encore la montée de l’endette- ment des provinces). Dans ces conditions, la nécessité, pour les dirigeants, d’accorder la priorité à la résolution de ces problèmes internes, les rend peu enclins à s’intéresser à la stabilisation de l’économie mondiale.
Pour toutes ces raisons, en dépit du basculement incontestable du centre de gravité de l’économie mondiale vers l’Asie, celle-là, en particulier la Chine, est encore loin d’être en mesure de remplacer les Etats-Unis en tant que moteur de la croissance mondiale et encore moins en tant que modèle économique à vocation universelle.
L’Union européenne, la grande perdante
L’autre candidat naturel à la succession des Etats-Unis est l’Union européenne (UE). Après tout, l’UE est en réalité la première puissance économique mondiale (avec près de 30 % du PIB mondial) et elle pourrait être porteuse d’un modèle économique alternatif. Pour d’autres raisons que la Chine, elle n’en prend cependant pas non plus le chemin.
Contrairement à l’Asie, l’Union européenne n’est pas parvenue à surmonter les difficultés associées à la contagion de la crise américaine. Empêtrée depuis deux ans maintenant dans une crise de la dette qui ne cesse de s’aggraver sans que les responsables politiques et économiques parviennent à l’endiguer, l’Europe apparaît particulièrement mal en point. La crise de la dette européenne n’est en réalité pas un simple avatar de la crise américaine, mais une crise à part entière, qui révèle les faiblesses et les vulnérabilités du modèle européen.
Ces faiblesses tiennent en particulier à l’ambiguïté du projet européen, qui a trop longtemps voulu maintenir la fiction d’une progression parallèle sur la voie de l’élargissement et de l’approfondissement, et à l’incohérence des modes de gouvernance économique interne, avec la coexistence d’une autonomie budgétaire et d’une centralisation monétaire. Quel que soit le jugement qu’on porte sur les raisons profondes de l’échec du projet d’Union économique et monétaire, les faits sont là : en dépit de son poids économique global, qui en fait incontestablement la première économie au monde, l’UE n’est pas perçue comme telle et ne dispose d’aucun des attributs qui lui permettraient d’accéder à ce statut.
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Deux leçons essentielles peuvent être tirées des évolutions économiques de ces dernières années : d’une part, le passage de relais des Etats-Unis vers la Chine n’est pas pour demain, car cette dernière n’est pas encore prête ; d’autre part, pour pouvoir jouer un rôle sur l’échiquier économique mondial, mais surtout au sein des instances de gouvernance économique globale et ainsi peser sur les grandes orientations ou les grandes options de l’économie mondiale, l’Union européenne a encore du chemin à parcourir et devra avant tout redéfinir son projet.
En toute logique, le glissement de l’activité industrielle vers l’Asie devrait s’accompagner, probablement avec un décalage de quelques années, d’un glissement similaire dans le secteur financier. Tel n’est cependant pas encore le cas. Une illustration de cette difficile transition et de la résistance de la domination des Etats-Unis est donnée par le dollar : en dépit de l’affaiblissement de l’économie américaine, l’attractivité du billet vert ne se dément pas et son rôle dans l’économie mondiale n’est guère entamé, même si l’euro le talonne en matière d’émissions d’obligations par exemple ; dans le domaine des réserves de change ou encore de commerce international en revanche, sa domination demeure.
C’est sur la dimension monétaire que cette rubrique a fait le choix de mettre l’accent pour illustrer l’incertitude en matière de redistribution des cartes entre les grandes économies du monde. En matière monétaire, la question est posée de l’avenir du rôle du dollar et de son possible remplacement par une autre, voire plusieurs autres monnaies.
Pour éclairer cette question, la contribution de Jean-François Di Meglio se penche sur le cas du yuan, en examinant les enjeux associés à son émergence en tant que monnaie internationale. Il souligne en particulier les obstacles à surmonter pour que le yuan parvienne à entrer en concurrence avec le dollar et esquisse plusieurs scénarios possibles sur la base des évolutions récentes. Dans la seconde contribution, Jacques et Gautier Fontanel analysent le cas européen. Si l’euro pouvait également apparaître comme un candidat naturel pour remplacer le dollar, les auteurs montrent que les événements récents au sein de la zone euro rendent cette évolution beaucoup plus incertaine et, qu’au-delà de la seule monnaie, c’est l’ensemble du projet européen qu’il convient de revoir.