De l’ivresse de la force à la tentation de la puissance : Israël Vs Turquie (1ère partie)

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Au cours du mois de mai 2010, deux évènements majeurs illustrent la politique étrangère israélienne et turque : d’un côté, l’accord conclu entre le triptyque pour le moins atypique entre l’Iran, la Turquie et le Brésil sur la question du nucléaire iranien, et de l’autre, l’assaut mené par les commandos israéliens sur la « flottille de la paix ».
Si ces deux évènements n’ont aucun lien direct l’un avec l’autre, ils sont pour le moins révélateurs de politiques extérieures orientées vers la sécurité régionale et ce, de manière radicalement opposées.

Israël se trouve depuis les années 2000 dans un contexte de « post sionisme », selon la formule de François Thual. De ce post sionisme découle un repli identitaire que l’on pourrait qualifier de fièvre obsidionale caractérisée par un retour du religieux, des antagonismes de plus en plus puissants au sein de la société, une démographie défavorable et une stratégie militaire périlleuse. La Turquie, quant à elle, est menée tambour battant par une diplomatie que l’on qualifie de « néo ottomane », (caractérisée notamment par son rôle de médiateur, quoique sans visée impériale), vouée à exercer une influence grandissante au Moyen-Orient, entre stabilité régionale et prospérité commerciale.

Les relations entre les deux puissances régionales se sont nettement assombries depuis le partenariat stratégique signé en 1996 et principalement basé sur une coopération militaire poussée entre les deux armées. Cette coopération a essuyé de nombreux orages.
Cette énième crise révèle t-elle une prise de distance momentanée ou un véritable tournant dans les rapports entre Israël et la Turquie ?
Plus que la pérennité de cette relation, les deux évènements développés dans cet article ne sont-ils pas l’expression d’une divergence de politique extérieure, toutes deux périlleuses ?
L’une serait basée sur l’ivresse de la force du côté israélien (I), l’autre sur la tentation de la puissance côté turc (II). Dès lors, il importe de mettre en exergue la signification de ces politiques extérieures divergentes et leur compatibilité (III)

I) Israël et la dichotomie entre politiques et militaires

De nombreuses analyses ont été produites sur l’assaut mené par le commando israélien contre la flottille « humanitaire ». Néanmoins, il nous faut revenir rapidement sur quelques éléments.

Tout d’abord, la veille de l’opération, le Premier Ministre israélien Benjamin Netanyahu rejoint le Canada pour des entretiens bilatéraux, déléguant ainsi le soin de l’opération à son ministre de la défense et au Chef d’état-major. Cette opération apparaît donc comme un arraisonnement classique qui n’inquiète pas le chef du gouvernement. La confiance règne comme à la veille de l’opération contre le Hezbollah au sud Liban durant l’été 2006.

Quelques jours avant l’arrivée de la flottille à proximité de la bande de Gaza, les navires basés sur les côtes turques font l’objet d’une fouille minutieuse de la part des autorités locales afin de vérifier qu’il n’y a aucune arme à leur bord. Un rapport faisant état de l’absence d’armes est envoyé aux autorités israéliennes.
Il découle de cet échange de renseignements entre les deux armées, l’impossibilité pour les autorités israéliennes de prétendre au caractère militaire de cette flottille comme ce fut le cas par le passé à bord de navires prétendument humanitaires[[Le 2 janvier 2002, du bateau Karine A, à bord duquel on avait découvert 50 tonnes d’armes. Un lot d’armes bien plus important – des centaines de tonnes – avait été saisi en novembre 2009 à bord du bateau Francop. Les armes se trouvaient dans des conteneurs soigneusement dissimulés.]].
De ce fait, l’argument principal faisant état de la menace que constituait ce navire contre la sécurité israélienne reste peu crédible.
En revanche, le caractère strictement humanitaire revendiqué de la flottille est tout aussi peu crédible. En effet, son objectif politique simultané, visant à briser le blocus israélo-egyptien[[L’Egypte vient de lever momentanément son blocus au point de passage de Rafah tandis qu’Israël vient de l’alléger partiellement.]] bouclant la bande de Gaza ou du moins, à remettre sur le devant de la scène internationale cette réalité, paraît peu contestable. Si les navires acheminés vers la bande de Gaza avaient une visée politique, l’assaut israélien fut tout aussi politique (et militaire) puisque la sécurité israélienne n’était de fait pas menacée, au regard de l’absence d’armes à bord de la flottille. Le but proprement politique était donc de montrer que l’Etat hébreu gardait un contrôle intégral d’un blocus unilatéralement décidé.
D’autres tactiques opérationnelles eussent été possibles.
En effet, le commando qui est intervenu, le Shayeret 13[[S’13 est l’une des plus anciennes unités des forces spéciales israéliennes. Elle a été créée par Yohai Ben Nun en 1949 et basée sur la brigade marine de la Haganah.]] , pouvait user de tactiques d’intervention différentes comme le souligne un expert membre des forces spéciales françaises[[La Croix, mardi 1er juin.]]. Les troupes d’élites israéliennes auraient pu dérouter les navires en les accostant par plusieurs fronts ou encore briser les hélices afin d’immobiliser les navires. Aucune de ces tactiques n’a été retenue pour la simple raison que les militaires voulaient une intervention rapide qui ne se prêtait pas à un suivi médiatique[[Enseignement tiré du rapport WINOGRAD après la déroute de Tsahal durant la deuxième guerre du Liban au cours de l’été 2006.]].
A ce titre, penser que les passagers, tous militants de la cause palestinienne, se rendraient sans résistance semble bien surprenant pour un Etat comme Israël aussi aguerri à ce type d’intervention. Le manque de renseignements, l’inadéquation de l’opération ont provoqué le fiasco connu.

De plus, à la veille de l’opération, le chef du bureau politique du Hamas Khaled Mechaal, déclarait que « si la flottille est arraisonnée de force par la marine israélienne, nous aurons remporté une victoire politique ».
La messe est dite et les militaires israéliens plongent dans le piège tendu. Alors pourquoi un usage militaire aussi disproportionné, pourquoi une telle ivresse de la force[[Expression attribuée à Elias Sanbar, ambassadeur et observateur permanent de la Palestine à l’UNESCO.]] ?

A l’évidence, la classe politique israélienne éprouve un véritable embarras au lendemain de cette opération. La confusion règne dans le monde politico-militaire israélien où la frontière est ténue.
Personne ne sait réellement qui a pris la décision de l’usage de la force armée durant l’assaut, de l’aveu même du Génaral Avi Benayahu , qui ne sait pas à qui imputer cette responsabilité. Il n’est pas impensable que le ministre de la défense Ehud Barak n’ait pas été informé de cet usage de la force au regard de la précipitation de l’intervention.
Il existe un problème plus structurel au sein de l’armée, qui a trait à sa mutation socio démographique. En effet, l’armée israélienne connaît une véritable évolution tournée vers un repli national religieux.
A ce titre, en 1990 2% des cadets de l’armée israélienne étaient des religieux contre 30% aujourd’hui. Au sein de la brigade Golani 6 des 7 lieutenants-colonels sont des religieux et dans certaines brigades d’infanterie, plus de 50% des commandements locaux seraient des nationaux religieux. Ces chiffres[[Tous ces chiffres sont avancés dans un article d’Amos Harel dans le journal israélien HA’ARETZ]], sont trois fois plus importants proportionnellement à la population israélienne totale.
La frange Ashkénaze et travailliste au sein de l’école militaire N°1 (équivalent de Saint Cyr) est en nette diminution. L’armée se radicalise sur son aile droite, mais plus grave, se replie sur des valeurs nationales religieuses.

Cette reconfiguration, mêlée à l’importance des militaires dans l’interventionnisme politique, illustre l’imbroglio auquel doivent faire face les décisionnaires.
Ces militaires religieux ont une approche rigoriste de la sécurité d’Israël, ce qui les conduits à prendre des décisions en vertu de « valeurs ».
L’ivresse de la force peut donc s’expliquer en parti par ces conceptions nationales religieuses de plus en plus importantes qui conduisent à un usage immodéré de la force sans apprécier à leur juste mesure les effets diplomatico-politiques, et encore moins juridiques, de tels agissements.
Les politiques israéliens font fi de l’adage pourtant si juste de Georges Clemenceau : « la guerre est une chose trop grave pour être confiée à des militaires ».

La décision de cet assaut naval est aussi une réponse à l’agacement israélien contre le récent accord Turco-Irano-Brésilien sur la question du nucléaire iranien.

À suivre . Lire la suite.