L. Kennedy, C. Patrick (éd.), The Violence of the Image. Photography and International Conflict, I.B. Tauris, 2014
La photographie, témoin muet de l’histoire, en devient souvent le plus parlant et le plus décisif, en changeant fondamentalement notre façon de comprendre le monde et d’interagir avec lui. Sa véracité assurée s’exprime de manière synchronique car la photographie montre au spectateur « ce qui s’est produit » (l’événement) et « qu’il y a assisté » (le photographe).
Aujourd’hui, à l’ère de l’innovation constante des technologies numériques, la production et la diffusion d’images sont quasi immédiates, et la distinction entre spectateur et producteur d’images est devenue beaucoup plus ambigüe qu’auparavant. Aussi, la photographie, qui se veut « médiatrice » par son langage universel qu’est l’image, est-elle devenue, bien plus encore que par le passé, une des plus grandes sources d’interprétation erronées.
À l’ère de ces évolutions profondes, peut-on désormais parler de mort du photojournalisme ? Se penchant sur cette question, les auteurs de The Violence of the Image tentent d’analyser, à travers l’étude de cas pratiques présentés comme emblématiques, le cheminement historique et l’évolution du photojournalisme en tant qu’outil de témoignage et, de ce fait, comme stimulateur du changement social. Cet ouvrage collectif réunit à cette fin les contributions d’une dizaine de chercheurs qui considèrent le rôle des producteurs et des diffuseurs d’images ainsi que l’importance de ces images dans la documentation des conflits. Il est divisé en trois chapitres qui sont d’intérêt inégal.
I) – Framing Civil and (Post-) Colonial Conflict
Le premier chapitre considère les images de plusieurs conflits du vingtième siècle et envisage le rôle que la photographie aura joué dans la mobilisation de l’opinion publique.
À cet égard, le premier article proposé, celui de Christina Twomey, décrit comment l’utilisation d’un appareil photo Kodak, innovant pour l’époque, a permis de montrer des images d’atrocités commises sous le régime de Léopold II au Congo. Ces images, publiées d’abord en Grande Bretagne, ont joué un rôle essentiel dans la mise en œuvre d’une commission d’enquête internationale et ont permis que le Congo devienne la première « croisade humanitaire » du XXe siècle. Pour nombre de chercheurs, l’utilisation d’images photographiques aura constitué une étape essentielle dans l’évolution et le développement des droits de l’homme en général. Toutefois, Twomey énonce plutôt l’hypothèse selon laquelle l’utilisation de la photographie lors de la campagne du Congo devrait être considérée comme un cas exceptionnel, bien loin de constituer le révélateur d’un changement clé. De fait, les preuves manifestement irréfutables de mauvais traitements et de violences n’ont selon elle jamais été suffisantes pour qu’il soit mis fin à celles-ci.
Le deuxième article, proposé par Liam Kennedy, analyse la trilogie d’images du photographe de Magnum, Philip Jones Griffiths, prises durant la Guerre du Vietnam ; il les examine dans leur rapport aux conséquences de cette guerre au sein de la société vietnamienne d’après-guerre. Pour Kennedy, la force des images de Griffiths réside dans le fait qu’elles documentent la vision idéologique des causes et des effets de la guerre. Cette trilogie est alors à ses yeux un acte de démystification ambitieux, promouvant les valeurs du concerned photojournalism, en ce qu’il maintient un miroir toujours critique de la politique étrangère américaine.
Dans le même registre, Justin Carville analyse alors comment l’image photographique a été mobilisée, à la fois pour et contre les récits visuels dominants afférents au conflit en Irlande du Nord, dans les années soixante-dix. Il montre comment les médias traditionnels et l’État britannique ont travaillé pour définir de quelle manière la photographie pouvait être utilisée pour exprimer la dissidence irlandaise dans la couverture médiatique en Grande-Bretagne, et l’usage qui en fut fait devant les tribunaux au cours des procès qui eurent lieu après les événements du Bloody Sunday de janvier 1972 à Derry. L’auteur dévoile ainsi comment l’État et les médias britanniques ont collaboré pour instiller une image négative des révoltés irlandais et les faire mieux condamner ensuite.
Enfin, Joseph McGonagle envisage la guerre civile en Algérie. Les conditions très difficiles dans lesquelles les photographes ont dû opérer ont fait qu’il a été réalisé très peu d’images de cette guerre, qualifiée parfois de « guerre invisible et sans visage ». C’est pourquoi, en tant que « symbole écran », l’image célèbre réalisée par le photographe Hocine Zaourar de la femme qui pleure après le massacre de Bentalha est devenue l’image iconique sinon définitive d’un conflit qui s’étendit sur une décennie. Cette photo, connue en Occident sous différent noms tels que «La Madone de Bentalha», «La Madone» ou «La Pietà», a suscité une réflexion quant à l’association automatique qui fut effectuée dans les médias occidentaux de l’image d’une musulmane en deuil avec l’iconographie chrétienne.
II) – « Politics and Photographic Ethics at the Turn of the Twentieth Century »
La deuxième partie de l’ouvrage analyse l’évolution du métier de photographe, de la photographie en tant que témoignage et de son usage éthique.
David Campbell propose tout d’abord le concept de « lassitude compassionnelle » en tant que la capacité politique de la photographie à émouvoir les foules. Il compare ainsi trois grandes affirmations des chercheurs sur le sujet. La première affirmation veut qu’il y ait une abondance générale et accélérée d’images inondant et submergeant le public, entraînant de ce fait une sorte d’anxiété culturelle généralisée. La seconde assertion traite de la nature même de ces images qui nous appesantissent ; il y aurait trop d’images du même type, leur contenu thématique en serait insupportable, et l’ampleur des atrocités et de la souffrance représentée serait trop vaste. La troisième affirmation emblématique concerne le public, qui montrerait un manque d’intérêt, se sentirait impuissant ou serait doté d’une conscience affaiblie face à des représentations visuelles des problèmes de l’humanité. Or, pour Campell, cette « lassitude compassionnelle » de masse constitue un mythe ; il s’agit selon lui d’un concept profondément erroné sur le fonctionnement des images produites par le photojournalisme. Et cette méprise a pendant trop longtemps empêché la pensée sur la photographie de progresser utilement. Ne niant bien évidemment pas que les photographies produisent de la compassion, il n’est toutefois pas convaincu que cette compassion puisse servir de passerelle automatique entre le ressenti individuel et l’action politique collective.
Ariella Azoulay, dans son article, utilise alors sur les concepts de regime-made disaster et d’Infra-Destruction. Grace à ceux-ci, elle montre comment, dans le conflit israélo-palestinien, les Palestiniens souffrent d’être isolés comme des « non-citoyens » pour lesquels chaque acte de séparation initié par Israël révèle en creux combien cet espace devrait en réalité être naturellement assemblé et unifié. Cet isolement fait que « l’autre », le simple citoyen israélien, ne voit aucunement le désastre perpétré par son gouvernement, ni la source de cette séparation « fictive », qui devient elle-même alors l’image de la réalité.
Robert Hariman nous expose ensuite comment le photojournalisme contemporain expose certaines des caractéristiques significatives d’un nouvel ordre naissant, progressif, de violence, tandis qu’en réalité la guerre évolue d’une manière graduelle et sournoise. Pour lui, la photographie du XXIe siècle fondée sur la représentation des « fragments », des « traces » et des « banalités » de la guerre, souligne la valeur de ces aspects-là dans le vocabulaire visuel, permettant ainsi de représenter ces nouvelles formes de violence contemporaines.
III) – The ‘Unstable’ Image: Photography as evidence and ambivalence
La troisième partie de cet intéressant volume passe en revue les représentations photographiques de conflits récents et retrace les éléments auxquels ont recours les grands médias et les photojournalistes dans la mise en images – souvent ambivalente – de ceux-ci.
Stuart Allan, qui étudie les photoreportages du conflit libyen de 2011, signale que le monde d’aujourd’hui est celui du « pix or didn’t happen ». Allan nous montre que durant ce conflit, les médias se sont retrouvés, du fait des difficultés d’accès physique aux zones de combats, à se fier à des documents diffusés par des acteurs partiaux et directement impliqués dans le conflit ; se fiant aux informations des parties en présence, ils n’en étaient pas moins conscients qu’une vérification indépendante était souvent impossible. Il évoque par exemple le défi éthique et journalistique qu’a représenté la mort télévisée de Mouammar Kadhafi. La plupart des médias traditionnels choisirent en effet de diffuser sans filtre et sans recoupement déontologique ces images, dans la mesure où elles étaient déjà disponibles et en accès libre sur Internet ; cette attitude était dictée par le souci impérieux – et prioritaire – de ne pas se retrouver « hors de l’actu ».
Wendy Kozol analyse ensuite la représentation visuelle des femmes afghanes après l’intervention américaine de 2001 et les liaisons entre ces images montrées et le discours sur les droits de l’homme tenu par les capteurs d’images. Que se passe-t-il lorsque les sujets que la caméra regarde ne se conforment pas aux attentes occidentales ? Les images où l’on observe un sourire ou une main sur un grillage sont politiquement significatives, non pas parce qu’elles disent une vérité meilleure ou qu’elles dépassent les récits orientalistes, mais parce que les éléments affectifs présents au sein de ces images refusent la tentation profonde d’une lecture monolithique.
Paul Lowe se penche dans son article sur les capacités d’une photographie à témoigner correctement des atrocités d’un conflit. Revenant sur les clichés fragmentaires, presque « médico-légaux », de photographes comme Gilles Peres, Gary Knight, Simon Norfolk et Ziyah Gafic, il montre comment l’image de simple objets, banals à première vue, peuvent avoir paradoxalement une grande signification et toucher le public. Car, en tant qu’objet matériel durable, intimement associé au temps et à la mémoire, leurs photographies constituent un artefact unique permettant de relier le passé, le présent et le futur.
Enfin, élargissant les propos de Lowe, Caitlin Patrick, analyse la photographie documentaire et le photojournalisme initialement conçus comme des outils essentiels pour plaider en faveur des changements politiques et sociaux. Elle explore alors le sentiment d’anxiété constante qu’exprime la « Late Photography » à propos de l’efficacité véritable, parfois contre-productive, du photojournalisme. La « Late Photography » est un style récent d’instantané du réel, destiné aux Galeries d’art ; il peut généralement être défini comme un genre dans lequel subsistent des restes d’activité humaine, des traces de son existence ou de son intervention, et rien d’autre. Très souvent, ces photographies ne contiennent aucun sujet, ou du moins aucun sujet facilement définissable, et sont ainsi perçues comme une critique de l’ambivalence du style et du contenu humaniste traditionnel du photojournalisme.
En conclusion, nous ne pouvons que conseiller vivement la lecture passionnante de The Violence of the Image, qui constitue une source rare et richement illustrative d’analyses érudites des images ; images nécessaires et douloureuses qui nous sont rapportées des zones de tension et de conflits, et qui s’inscrivent tout particulièrement dans le cadre spécifique des études et des travaux qui intéresseront les chercheurs en Relations internationales. Bien que certaines des démonstrations spéculatives proposées ne soient pas toujours aussi clairement exposées qu’on l’aurait souhaité, l’appareil visuel et les réflexions sur les concepts proposés rendent l’ensemble éminemment utile à tout lecteur travaillant sur ces questions, essentielles aujourd’hui, et d’un très grand intérêt.
Donjetë SADIKU
7 juin 2018