Par Philippe Moreau-Defarges, le 16 avril 2020
Le très remarquable Barbarossa 1941. La guerre absolue de Jean Lopez et Lasha Otkhemezuri (Passés/Composés, 2019), parmi ses innombrables richesses, met face à face deux personnalités de dictateur ou plus largement d’homme de pouvoir : d’un côté, Hitler, le joueur, ne cessant de relancer la mise, emporté par le besoin insurmontable de tout gagner ou perdre à chaque coup ; de l’autre côté, Staline, le calculateur, avançant rarement le premier, triomphant en poussant l’autre à la faute. Le premier finit tragiquement (Jules César assassiné, Napoléon enfermé à Sainte-Hélène, Hitler se suicidant dans son bunker de Berlin…), le second meurt dans son lit avec des funérailles grandioses (Adolphe Thiers, boucher de la Commune, mais aussi « libérateur du territoire » (Léon Gambetta), enterré avec des obsèques nationales ; l’Homme d’Acier pleuré par des millions de Soviétiques). Les hommes de pouvoir ne se distribuent pas entre deux blocs (joueurs contre calculateurs). Il s’agit plus exactement de deux démarches extrêmes ou archétypiques : d’un côté, sauter dans le vide, franchir le Rubicon (alea jacta est) ; d’un autre côté, être patient comme le crocodile, déplacer ses pions presqu’insensiblement selon une stratégie toujours masquée. Des adeptes du bluff ou du coup de poker se révèlent finalement fort soucieux de ne pas se laisser emporter (Charles de Gaulle, John Fitzgerald Kennedy) ; à l’inverse, des individus paraissant se contrôler absolument peuvent être des impulsifs allant au bord du gouffre et s’y piégeant (Robespierre, François Mitterrand). Dans l’histoire, les gagnants combinent savamment les audaces a priori les plus hasardeuses avec une froideur à toute épreuve : Otto von Bismarck fabriquant la Dépêche d’Ems et la « vendant » à son roi – embarrassé par ce faux – pour contraindre (avec succès) le coq gaulois à déclarer la guerre ; Franklin D. Roosevelt défiant maladroitement la Cour suprême des États-Unis mais aussi amenant avec une géniale dextérité son peuple dans une guerre mondiale dont il ne veut pas entendre parler.
Depuis l’Antiquité, les institutions sont bâties, avec une efficacité très variable selon les lieux, les périodes et les hommes, pour tenter de briser ou au moins d’arrêter (temporairement) l’aventurisme d’égocentriques plus ou moins redoutables (Catilina stoppé certes par la rhétorique de Cicéron mais aussi par une République romaine encore solide ; le général Boulanger – un velléitaire – bloqué par la jeune IIIème République …), ces derniers s’arrogeant le droit et même le devoir, pour accomplir leur destin ou plus prosaïquement se sauver de la ruine, de prendre des raccourcis : coups d’État, bandes mafieuses terrorisant la population, manipulations de toutes sortes… Aujourd’hui la prolifération de structures politico-bureaucratiques de plus en plus enchevêtrées, les omniprésents et étouffants réseaux sociaux imposent au joueur soit d’avancer encore plus masqué qu’auparavant, soit d’aller toujours plus loin dans l’escalade des provocations. Le calculateur, lui, ne peut qu’être stimulé par le labyrinthe des procédures pour les retourner et les mettre à son service. Dans cette perspective, qu’enseignent les maîtres actuels des deux premières puissances mondiales ?
Le joueur
Donald Trump est-il vraiment joueur ? Il tient à apparaître comme tel et, par ses tweets incessants, jouit d’être perçu comme un flambeur. Le joueur, emporté par ses relances permanentes, est éternellement jeune, chaque nouvelle partie remettant l’horloge à zéro. Le joueur est grand, généreux, d’une séduction incomparable. Trump ne conçoit pas de ne pas être toujours au centre du spectacle. Il doit donc surprendre, séduire, déstabiliser, tous s’inclinant devant ces irrésistibles tours de passe-passe. Il n’est pas impossible que Trump se soit lancé dans la course présidentielle simplement parce qu’en avril 2011, lors du dîner annuel des correspondants de presse à la Maison Blanche, Barack Obama – un « noir » à la tête des États-Unis ! – l’avait ridiculisé, avec brio et arrogance, devant le parterre qu’il fallait. On ne se moque pas impunément de Donald Trump ! En 2020, l’impeachement raté des Démocrates confirme que Trump peut commencer en manipulateur de série télévisée et finir… gagnant avec les applaudissements du public.
Pourtant la fonction présidentielle remodèle inexorablement Donald Trump. Il ne peut plus se contenter de se vanter de deals bricolés ou de rejeter dans le néant ceux qui n’ont pas affiché sa brutalité de béton (you are fired). Un Président, qu’il le veuille ou non, doit étudier les dossiers, se résigner à des réunions interminables sans conclusion et prendre de vraies décisions. Au petit matin, les innombrables rencontres, les cérémonies officielles, les voyages, le temps fendillent puis ruinent le maquillage. L’homme approche les trois quarts de siècle et a été pleinement un milliardaire qui en jette: appétit gargantuesque, soirées scintillantes, escort girls honorées de « se donner » au plus performant des amants. Désormais un médecin, un garde du corps surgit toujours (ou presque) pour empêcher l’excès ou le dérapage inacceptable.
Ne pas faire le coup de trop, celui qui anéantit tous les gains précédents, telle est la hantise mais aussi la tentation du joueur. Celui qui ne tombe pas dans le gouffre est-il un authentique parieur ? La survie de Trump suggère qu’il cache un calculateur redoutable, sachant ou au moins sentant qu’il pourrait perdre. La Roche tarpéienne n’en demeure pas moins toujours proche du Capitole !
Le calculateur
Xi Jinping est l’anti-Trump : lisse, sérieux, professionnel, sachant tout et tenant à le faire savoir, toujours paré d’un sourire glacé. Alors que l’Américain, tel un cow-boy de casino, promène un improbable toupet, mi-chevelure, mi-perruque, le Chinois demeure gominé comme un danseur du Shanghai des Concessions. La carrière du numéro un chinois passe par toutes les cases obligées. Fils d’un compagnon du Grand Timonier, Xi reste durant la Révolution culturelle sept ans dans des zones déshéritées. Sa candidature au Parti communiste est neuf fois refusée. Affecté dans diverses provinces, Xi grimpe patiemment, accédant enfin en 2010 au poste menant à la fonction suprême : vice-président de la Commission militaire centrale du Parti. En 1987, Xi épouse en secondes noces la chanteuse populaire Peng Liyuan, major général de l’Armée populaire de libération. Leur fille est étudiante… à Harvard.
Plus le calculateur est rusé, plus le pari doit viser haut, les sommets qu’enveloppent les nuages de la Chine éternelle : égaler l’inégalable, Mao Zedong lui-même, en faisant incorporer la pensée Xi Jinping dans la Constitution chinoise, et en se maintenant au pouvoir jusqu’à la mort. Tout est verrouillé entre répression et exaltation de la grandeur chinoise : rivaux et indécis éliminés au nom de la lutte contre la corruption ; surveillance à grande échelle de la population ; Rêve chinois devant effacer le Rêve américain ; nouvelles Routes de la soie…
Qui est le parieur ? Qui est le calculateur ? S’opposent-ils ? Se séparent-ils ? Se complètent-ils ? L’Histoire tranchera. Tout pari réussi se transforme en calcul inéluctable. Celui qui avait tenté le hasard est loué comme un héros incontournable. Les paris ratés sont, pour la plupart, vite engloutis par le fleuve tourmenté du temps. Mais une poignée surnage tout de même, leur échec multipliant leur grandeur : Hannibal mettant Rome au bord d’une totale défaite et finissant abandonné, pourchassé, s’empoisonnant au fin fond de la Bithynie (actuelle Turquie, le long de la mer Noire) ; Vercingétorix se rendant à Jules César, garrotté dans une sinistre geôle romaine et traversant les siècles en premier père de la France ; Napoléon tenant tête à l’Europe monarchique et s’éteignant dans une île perdue de l’Atlantique…