Par Guillaume Berlat, le 22 juin 2020
Pseudonyme d’un ancien diplomate
« Le caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu » (Denis de Rougemont). Ainsi en va-t-il de la sphère des relations internationales fortement influencée par la puissance des mythes. Les « experts » nous assènent régulièrement maints concepts valise comme ceux de communauté internationale[1], de mondialisation, de démocratie, de guerres humanitaires, de guerres propres, d’état de droit… Une sorte de psittacisme de bon aloi. Pour sa part, le concept de norme fait l’objet d’un traitement quasi-religieux : il est comme sanctifié. Il suffit de prononcer le mot pour résoudre tous les maux de la planète. Cette philosophie se trouve à l’origine des premières tentatives de régulation des relations internationales par le droit, non par la guerre. Aujourd’hui, certains s’interrogent sur les limites de cette approche, évoluant ainsi d’une forme de mythe à une réalité incontestable.
Le mythe de la paix par le droit
À la suite du premier conflit mondial, un constat d’évidence s’impose. La force ne constitue pas le moyen idéal pour résoudre les différends entre États. La force du droit s’impose.
La Société des nations constitue l’une des premières tentatives de la société internationale visant à dépasser la conception archaïque de l’organisation des rapports interétatiques sur la base du seul rapport de force. Portée sur les fonts baptismaux à la suite du Traité de Versailles et de la déclaration du président Wilson, cette approche encourage les États à bannir la guerre, à privilégier la coopération à la coercition. Nombreuses sont les conférences réunies au bord des lacs suisses qui se concluent par de magnifiques traités, de lénifiantes déclarations. On sait ce qu’il en est advenu. Pendant que les diplomates débattent du sexe des anges, les militaires fourbissent leurs armes. Plusieurs raisons expliquent les défaillances de la SDN : retrait américain puis allemand, absence d’organe disposant d’un pouvoir de coercition en cas de manquement à la règle, réveil des nationalismes, paroxysme de la défiance…
L’Organisation des Nations unies s’efforce de corriger les vices du système passé en l’améliorant : adoption d’une Charte précisant les conditions du renforcement de la paix et de la sécurité internationales, de conventions destinées à compléter les dispositions de la Charte, mise en place d’un Conseil de sécurité, à côté de l’Assemblée générale, en charge de la paix. L’objectif est de réduire, par l’imposition de normes, les cas de recours licites du recours à la force : légitime défense, menaces à la paix et à la sécurité internationales… La force doit être considérée comme l’ultime recours. Le dispositif encourage le recours à des mécanismes de règlement pacifiques des différends : médiation, conciliation, bons offices, négociation… L’idée sous-tendant l’édifice onusien peut se résumer en une formule : la paix par le droit.
Si le système fonctionne, tant bien que mal, jusqu’à la fin du XXe siècle, il connait des nombreux ratés en ce début du XXIe.
La réalité du droit contre la paix
« Tout ce qui est excessif est insignifiant » nous rappelle Talleyrand. À y regarder de plus près, le système de la paix par le droit est victime, au fil du temps, de ses propres limites.
Les premières limites tiennent à l’inflation vertigineuse de normes. Quel est le chef d’État, le ministre des Affaires étrangères qui serait capable de citer toutes les conventions internationales liant son pays ? Trop de normes tuent la norme. Dans la vie internationale, les belles intentions ne suffisent pas. Elles relèvent souvent de la tartufferie collective. « Aucune communauté digne de ce nom ne peut s’édifier sur la seule base d’une construction juridique… » (Thierry de Montbrial). Le droit n’a jamais remplacé la confiance, ingrédient indispensable à la construction d’une société internationale fondée sur la transparence, la bonne foi et la réciprocité. Le droit international est un droit à la carte. Un État n’est juridiquement lié que par les normes auxquelles il souscrit volontairement (Cf. les distances prises par les États-Unis à l’égard des traités ratifiés, signés ou négociés). C’est pourquoi, deux pistes de réflexion complémentaires devraient être explorées à l’avenir. D’une part, rompre avec la propension à produire de la norme pour répondre à la demande ou réagir à un évènement suscitant une émotion médiatique[2]. D’autre part, compléter le droit par d’autres mécanismes destinés à renforcer la paix et la sécurité internationales. On attend trop de la norme alors qu’elle ne résout pas souvent les crises qui s’additionnent, se nourrissent les unes les autres sur fond de remise en question du multilatéralisme.
Les secondes limites tiennent à l’essence des juridictions pénales internationales. Elles ont été plus conçues dans un esprit de vengeance que dans une optique de réconciliation des peuples, de contribution à la sécurité nationale et internationale. Conçue dans une démarche humanitariste et moralisatrice, la Cour pénale internationale accumule, au cours des derniers mois les déconvenues. Qu’il s’agisse des problèmes de gouvernance interne (conflits d’intérêts de son premier procureur, amateurisme de son successeur) qui minent son indépendance, son impartialité ou de positionnement externe (en particulier vis-à-vis des États africains). Pense-t-on que l’on va régler les problèmes post-conflits en traînant d’anciens dirigeants à La Haye (Cf. affaire Laurent Gbagbo) et, ainsi, faciliter la nécessaire réconciliation entre les parties (Cf. la commission vérité et réconciliation mise en place à la fin du régime de l’apartheid) ?[3] Un procès d’Omar el-Béchir devant la CPI va-t-il être utile à la réconciliation entre soudanais ?[4] Un procès de quelques dirigeants d’Israël devant la CPI va-t-il contribuer au règlement du conflit israélo-palestinien ? Il en va de même pour l’actuel président syrien. Quid lorsqu’il s’agira de renvoyer à La Haye quelques dirigeants saoudiens, voire Britanniques et Français pour leurs éventuels forfaits au Yémen ? Quelle étrange coïncidence de calendrier entre la décision du 5 mars 2020 de la CPI se saisissant de la question des crimes de guerre en Afghanistan[5] – qualifiée « d’une des décisions de la justice pénale internationale » – et la conclusion des accords de Doha entre Américains et Talibans ! Hostiles à la Cour, les États-Unis dénoncent une « institution irresponsable se faisant passer pour un organisme juridique » (Mike Pompeo)[6] ? Au lieu de rapprocher les points de vue divergents, le travail de la CPI ne cristallise-t-il pas les oppositions. In fine, l’approche « juridique » de la CPI ne conduit-elle pas à l’effet inverse de celui recherché par la Charte de l’ONU, œuvrant, involontairement, plus pour la guerre que pour la paix sur fond de crise de l’universalisme ?
Une interrogation légitime
« Alors que les défis globaux auxquels notre planète est confrontée exige un regain de coopération et de solidarité, nous faisons face à un délitement accéléré de l’ordre juridique international et des institutions qui organisent les relations pacifiques entre États » (Emmanuel Macron, 7 février 2020). Comment répondre à ces interrogations existentielles pour imaginer le monde de demain ? L’avenir ne se construira jamais sur la négation du réel. Cette confiance dans le mantra de la paix par le droit devrait être sérieusement repensée avant que le système ne meure de sa belle mort. Moins de normes, plus de dialogue et de diplomatie. Un double constat s’impose. La norme a perdu son rôle premier d’orientation des comportements. La juridiction pénale internationale a perdu de sa crédibilité. En dernière analyse, ce constat ne doit-il pas conduire à s’interroger : le droit est-il toujours au service de la paix ou ne va-t-il pas, parfois, à l’encontre de l’objectif de la paix ?
[1] Pascal Boniface, Il existe une communauté internationale, 50 idées reçues sur l’état du monde, Armand Colin, 2020, pp. 20-21.
[2] Marie de Greef-Madelin-Frédéric Paya, Normes, réglementations… Mais laissez-nous vivre !, Plon, 2020.
[3] Guillaume Berlat, Paix, guerre… et réconciliation, ThucyBlog, n° 4, 23 janvier 2020.
[4] Florence Miettaux, Au Soudan du Sud, l’espoir de paix ravivé, Le Monde, 25 février 2020, p. 3.
[5] Stéphanie Maupas, La CPI se saisit des crimes en Afghanistan, Le Monde, 7 mars 2020, p. 2.
[6] Gilles Paris, Washington dénonce une « institution irresponsable », Le Monde, 7 mars 2020, p. 2.