ThucyBlog n° 72 – Séparatisme versus communautarisme : l’art de désigner l’ennemi

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Par Anne de Luca, le 19 octobre 2020

Le 18 février 2020 à Mulhouse, le président Emmanuel Macron s’est exprimé sur l’organisation de l’islam en France et a clairement inscrit la lutte contre l’islamisme dans son agenda politique. Ce faisant, le discours du président s’est surtout démarqué par une rupture sémantique : alors que la classe politique française parlait jusqu’ici de communautarisme, Emmanuel Macron a opté pour le terme de séparatisme. Faut-il y voir un simple changement cosmétique ou, au contraire, une nouvelle approche de la problématique de l’islamisme en France ? Par ailleurs, ce choix sémantique est-il adapté ?

L’émergence du « séparatisme » dans le discours politique

Le terme de « séparatisme islamiste » apparaît dans le débat public par la publication d’une tribune (« L’appel des 100 intellectuels contre le « séparatisme islamiste » ») dans les colonnes du Figaro, le 19 mars 2018. Signé par des personnalités comme Bernard Kouchner, Sylvain Tesson ou encore Alain Finkielkrault, le texte se veut alarmiste. Les signataires dénoncent l’islamisme comme un « nouveau totalitarisme » qui par son rejet des valeurs républicaines, poursuit une logique d’« apartheid ».

C’est en octobre 2019, qu’Emmanuel Macron emploie le terme de « séparatisme », réagissant notamment aux débats sur le port du voile lors des sorties scolaires et sur les listes dites « communautaires » aux élections municipales. Quelques mois plus tard, le président confie dans Le Monde : « il faut accepter qu’il y a, dans notre République aujourd’hui, ce que j’appellerais un séparatisme. » En février 2020, à Mulhouse, Emmanuel Macron désignera le séparatisme comme l’ennemi contre lequel il convient de se mobiliser : « C’est pourquoi notre ennemi est, à ce titre, le séparatisme c’est-à-dire ce phénomène que nous observons depuis des décennies qui est une volonté de quitter la République, de ne plus en respecter les règles, d’un mouvement de repli qui, en raison de croyances et d’appartenance, vise à sortir du champ républicain (…). »

Le terme est repris par le nouveau Premier ministre, Jean Castex, qui annonce pour la rentrée, dans sa déclaration de politique générale, « un projet de loi sur la lutte contre les séparatismes », visant entre autres « l’islamisme radical ». Évoquant la nécessité de défendre la laïcité, le chef du gouvernement souligne qu’il s’agit d’« éviter que certains groupes ne se referment autour d’appartenances ethniques ou religieuses ».

Ainsi, progressivement, la sémantique du champ politique indique qu’un glissement s’est opéré du communautarisme au séparatisme. Que recouvrent précisément ces deux termes ? Sont-ils équivalents ?

Communautarisme, séparatisme : de quoi parle-t-on ?

Le communautarisme était jusqu’ici l’expression consacrée dans les médias et la classe politique lorsqu’il s’agissait d’évoquer les difficultés rencontrées au regard d’un repli des citoyens au vu de leurs appartenances ethniques ou religieuses. Aujourd’hui, ce terme n’apparaît plus adapté dans un monde et une société qui assument le communautarisme. En effet, le marketing et les réseaux sociaux ont largement vulgarisé cette notion, lui ôtant sa dimension péjorative. Il est maintenant admis que l’on puisse avoir une forte appartenance communautaire et cependant faire corps avec la société. L’idée est désormais acceptée que les communautés ne menacent pas le modèle républicain. Lors de son allocution du 18 février 2020 à Mulhouse, le président de la République s’est ainsi expliqué sur cet abandon du terme de communautarisme pour lui préférer celui de séparatisme : « (…) je ne suis pas à l’aise avec le mot de communautarisme. (…) Nous pouvons avoir dans la République française des communautés. Selon le pays d’où on vient, chacun se revendique d’ailleurs selon la communauté à laquelle il appartient. Il y en a aussi selon les religions. Simplement, ces appartenances ne doivent jamais valoir soustraction à la République. Elles s’ajoutent en quelque sorte. Elles sont une forme d’identité en plus qui est compatible avec la République et il ne s’agit pas ici de les stigmatiser. »

La problématique s’est en effet déplacée : ce n’est pas la communauté qui est critiquable en soi mais un comportement d’opposition qui conduit à une rupture avec le pacte social et les valeurs républicaines. Emmanuel Macron précise ainsi son propos : « (…) le problème que nous avons, c’est quand au nom d’une religion ou d’une appartenance, on veut se séparer de la République, donc ne plus en respecter les lois et donc qu’on menace la possibilité de vivre ensemble en République (…). »

Le glissement sémantique vers le terme de séparatisme permet à l’exécutif de dénoncer un communautarisme déviant : le seuil serait franchi « quand on s’extrait de la participation à la communauté nationale », explique Arnaud Mercier, spécialiste de la communication politique à l’université Paris II Panthéon-Assas. Par rapport au communautarisme, le séparatisme induit une logique de sécession, une rupture.

Outre le fait que le terme de communautarisme soit aujourd’hui galvaudé, Arnaud Mercier estime que ce changement sémantique vise aussi à « se rendre maître des termes du débat », une technique prisée en politique.

Qui sont les séparatistes ?

Si Emmanuel Macron a fait usage de ce terme pour désigner ceux qui dévoient la cause antiraciste notamment par le « déboulonnage » des statues, le concept a d’abord été conçu pour lutter contre le séparatisme islamiste. Dans sa déclaration de politique générale, Jean Castex établit ainsi un lien immédiat entre séparatisme et islamisme radical : « aucune religion, aucun courant de pensée, aucun groupe constitué ne peut s’approprier l’espace public et s’en prendre aux lois de la République. En particulier, il faut nommer les choses telles qu’elles sont : lutter contre l’islamisme radical sous toutes ses formes est et demeure l’une de nos préoccupations majeures.»

Tout l’enjeu est de contrer l’islamisme radical sans stigmatiser une communauté, comme le rappelait déjà en 2003, la commission sur l’application des principes de laïcité présidée par Bernard Stasi : « La difficulté est de concilier deux exigences. Le souhait d’accorder les mêmes droits à l’islam qu’aux autres religions et la crainte d’ouvrir des espaces d’influence à une aile militante qui ne se conçoit pas comme une religion, mais comme un projet politique global. » La loi « antiséparatisme » vise à juguler la menace que représente cette « aile militante ».

Ce changement de vocabulaire permet-il pour autant de décrire plus justement la réalité ?

Le séparatisme : un terme adapté ?

Chez les islamologues et les experts du débat sur l’islam en France, ce changement sémantique est diversement apprécié. Haoues Seniguer, maître de conférences à Sciences Po Lyon, considère ainsi qu’il faut au préalable poser clairement la définition du séparatisme et bien identifier son objet : Quels sont les groupes visés ? En quoi se séparent-ils du modèle républicain ? Le séparatisme renvoie à « des individus ou des groupes identifiés comme établissant des lois alternatives. » Or, en France, de tels faits restent rares : s’il existe des « groupes religieux qui ont une pratique rigoriste » de l’islam et un discours pouvant marquer une « rupture culturelle » avec les valeurs de la République, la plupart n’enfreignent pas pour autant la loi, constate le chercheur.

Dans la même veine, Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, estime nécessaire de préciser le cadre d’emploi du concept de séparatisme : adéquat pour désigner un repli communautaire plaçant le religieux au-dessus des institutions républicaines, le séparatisme apparaît moins adapté pour contrer l’influence des Frères musulmans sur le territoire et dans le débat public. En effet, le mouvement frériste n’est pas dans une logique de rupture mais veut au contraire exister dans la République. C’est aussi l’avis de l’islamologue Rachid Benzine selon lequel « le mot et son contenu sont loin de pouvoir nommer toute la réalité ». Selon lui, c’est également sur le terrain de la lutte contre les Frères musulmans que la notion de séparatisme montre ses limites : « les Frères musulmans ne promeuvent pas une séparation d’avec la société, mais une islamisation – selon leur conception particulière – de plus en plus importante de cette société. Leur islam très politique ne se présente pas comme une rupture avec la société dominante, mais il est porteur d’une volonté de transformer cette société selon leurs vues. »

En revanche, Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM), accueille plutôt favorablement ce nouveau vocabulaire. Selon lui, le concept de communautarisme conduisait à fustiger la communauté musulmane en tant que telle : or défendre ses intérêts, à l’instar d’autres communautés, ne passe pas nécessairement par un repli communautaire. Le terme de séparatisme ferait davantage ressortir cette nuance et serait donc moins stigmatisant à l’encontre des musulmans.

In fine, le terme de séparatisme ne semble pas contribuer à clarifier le débat. Au contraire, il apparaît révélateur de tout l’embarras que continuent de susciter les termes de salafisme, d’islam radical et d’islamisme. Parler de séparatisme évite de s’engouffrer dans la brèche d’une sémantique encore bien mal maîtrisée par les décideurs politiques.