ThucyBlog n° 74 – Trois questions sur le conflit du Haut-Karabakh

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Par Gaïdz Minassian, le 26 octobre 2020

Journaliste au Monde, enseignant à Sciences Po Paris, auteur du livre « Les sentiers de la victoire, peut-on encore gagner une guerre ? » (Passés Composés, 2020).

Pourquoi ce conflit repart-il maintenant ?

Essentiellement pour deux raisons. Sur le temps long, l’impasse dans laquelle se trouve le processus de paix dans le Haut-Karabakh, sous l’égide du Groupe de Minsk co-présidé par la France, les Etats-Unis et la Russie, est insupportable pour l’Azerbaïdjan. Bakou n’admet pas le statu quo du simple cessez-le-feu et veut débloquer la situation, alors qu’Erevan se dit ouvert à des concessions si elles sont mutuelles et à des négociations sans avoir toutefois un fusil sur la tempe. D’où le fait que les négociations aient toujours achoppé sur le statut de la province du Haut-Karabakh. Les deux parties ne parvenant pas à s’entendre, Erevan veut que l’on reconnaisse au Haut-Karabakh le droit à l’autodétermination, Bakou ne veut pas en entendre parler au nom de l’intégrité territoriale. A force d’incompréhension, d’intolérance nourrie par des nationalismes intransigeants, l’Azerbaïdjan en a conclu que le recours à la force était le seul moyen concret de rompre le statu quo. Il y a quatre ans déjà, en 2016, une guerre avait éclaté pendant quatre jours en avril, sans effet immédiat sur le terrain. En juillet 2020, de violents incidents avaient eu lieu sur la frontière arméno-azérie, des incidents qui annonçaient finalement l’opération militaire lancée le 27 septembre par l’Azerbaïdjan.

Sur le temps court, la Turquie, membre du Groupe de Minsk, a fait irruption dans le jeu diplomatique en renversant la table des débats et tenté d’obtenir une place autour d’elle, pour agir en faveur de son allié, l’Azerbaïdjan. Depuis la chute de l’URSS en 1991, la Turquie défend constamment l’Azerbaïdjan. Elle a unilatéralement fermé sa frontière avec l’Arménie en 1993 en signe de solidarité avec Bakou, qui essuyait à cette époque une déroute militaire. Ankara a tenté une ouverture avec Erevan en 2008-2009 lors des protocoles de Zürich ou de ce que l’on a appelé la diplomatie du football. Mais sitôt les protocoles signés, Ankara a posé des conditions à leur ratification, ce qui n’était pas prévu pour Erevan, et peu à peu le processus a été gelé, puis abandonné par les deux parties.

La conjonction de ces deux temps (long et court) a décomplexé l’Azerbaïdjan dans sa volonté de recourir aux armes et son agression contre les Arméniens, telle que le président français, Emmanuel Macron l’a évoqué dès les premières heures de l’offensive de septembre. Il a qualifié Bakou d’agresseur et dénoncé le rôle de la Turquie, dans sa stratégie d’instrumentalisation de mercenaires islamistes et djihadistes de Syrie et d’ailleurs, transportés en Azerbaïdjan via Gaziantep (Turquie).

Quel rôle joue la Turquie ?

La Turquie ne veut pas la guerre contre la Russie, mais elle cherche à ouvrir un troisième front, après la Syrie et la Libye, au Caucase pour venir contrarier Moscou dans son « arrière-cour » et lui faire comprendre qu’il faut désormais compter avec elle pour envisager un règlement du conflit dans le Haut-Karabakh. Ankara veut, sinon casser le Groupe de Minsk pour le remplacer par le Groupe d’Astana (Russie, Iran, Turquie), ou du moins obtenir une place à la coprésidence du Groupe de Minsk pour agir en faveur de Bakou. C’est une manière pour elle de reproduire au Caucase le format diplomatique mis en place en Syrie et en Libye, à savoir un condominium russo-turc. A ce rythme de dégradation de la situation sur son pourtour et de création de zones grises dans toutes ces anciennes provinces ottomanes (Syrie, Irak, Libye, Palestine, Liban, Caucase, Chypre, Grèce, Méditerranée Orientale, Balkans, Crimée), Erdogan profite du désengagement des Etats-Unis et de l’effondrement des Etats arabes pour profiter du vide stratégique, affirmer sa puissance, détourner l’attention des opinions turques sur la crise économique et sociale interne (chute de la livre turque) et s’ériger comme le nouveau leader mondial du monde musulman sunnite dans la perspective de 2023 (centenaire de la République et chute de l’Empire) et 2071 (mille ans après la bataille de Manzikert contre Byzance, considérée comme l’acte fondateur de la Turquie)

Il y a un autre agenda turco-azerbaïdjanais dans cette manœuvre stratégique : celui qui consiste à en finir avec la présence arménienne dans le Caucase. N’oublions pas que le panturquisme est fortement développé dans l’esprit d’Aliev dont le clan a vidé le Nakhichevan de sa population arménienne dès les années 1950 et s’apprêtait à en faire autant dans le Karabakh lors des dernières années de l’URSS. L’actuel président azerbaïdjanais voudrait achever ce travail de purification ethnique, en bombardant la province et reprendre son contrôle sans la présence des Arméniens établis sur place depuis des millénaires. Côté turc, n’oublions pas que la référence intellectuelle d’Erdogan est le théoricien du panturquisme, Zia Gokalp et la référence politique est le sultan Abdul Hamid II, deux personnages connus dans l’histoire pour leur responsabilité dans l’extermination des Arméniens ottomans.

La Russie, qui semblait avoir une position d’arbitre, est-elle hors jeu dans le Caucase ?

La Russie n’est pas hors-jeu mais elle est face à un dilemme.

Soit la Russie maintient sa politique de coopération avec la Turquie au nom d’un rhétorique anti-occidentale et neutralise ainsi le Groupe de Minsk au profit d’Ankara, mais Poutine prend le risque de favoriser les intérêts de la Turquie dans le Caucase du Sud et d’implanter le facteur djihadiste pour longtemps dans son étranger proche, ce qui est impensable pour Moscou et Téhéran au demeurant, car il y a un risque de déstabilisation de ces deux pays rivaux par des mercenaires islamistes et djihadistes anti-Bachar en Syrie.

Soit la Russie maintient le Groupe de Minsk en l’état, met un bémol à sa rhétorique anti-occidentale, mais s’éloigne de la Turquie au risque de contrarier sa coopération tous azimuts avec Ankara et de pousser les Turcs à provoquer les intérêts russes en Syrie, en Libye ou ailleurs.

Pour l’heure, Moscou s’en tient à une stratégie de deux fers au feu : elle maintient un dialogue avec Ankara et l’appelle à ne pas jeter de l’huile sur le feu tout en affirmant que la Turquie n’est pas un allié stratégique de la Russie. De l’autre, elle est parvenue à décrocher sur le papier le principe d’une trêve humanitaire entre Arméniens et Azerbaïdjanais, le 10 octobre, en quatre points, dont le dernier semble le plus important puisque « les parties impliquées s’engagent à ne pas changer le format des négociations », à savoir rester dans le cadre du Groupe de Minsk tel qu’il est. Cela permet à Moscou de séparer Bakou d’Ankara sur le plan diplomatique, ce qui est insupportable pour Ankara qui a poussé Bakou à violer ce compromis aussitôt signé à Moscou.

Le conflit du Karabakh est terriblement dangereux pour la paix mondiale car il met en avant deux processus au bout desquels la communauté internationale risque de sauter dans l’inconnu, le vide, si l’on n’arrête pas cette escalade et notamment Erdogan dans ses rêves les plus fous. En effet, la paix mondiale est en jeu quelle que soit la perception que l’on défend du mécanisme des alliances. Une alliance est un mécanisme dissuasif de régulation de la sécurité ou de la paix entre acteurs.

Or, soit ce phénomène d’alliance fonctionne ; et de dérive en engrenage et d’engrenage en provocation, la Russie peut à terme se retrouver nez à nez avec l’OTAN : le Haut-Karabakh, allié de l’Arménie, elle-même alliée de la Russie, principale puissance de l’OTSC, bras armé de la CEI, d’un côté ; l’Azerbaïdjan, allié de la Turquie, membre de l’OTAN, de l’autre. Quid donc de l’alliance en cas d’intensification des combats et d’élargissement de l’espace en guerre ? On ne sait pas.

Soit ce phénomène d’alliance ne fonctionne pas et l’on se retrouve avec une alliance Russie-Arménie qui bat de l’aile comme c’est le cas, d’une Alliance atlantique en crise puisqu’on assiste de plus en plus à des tensions entre la Turquie d’une part et la France et la Grèce d’autre part. Enfin, troisième facteur qui caractérise le dysfonctionnement de l’alliance et du système international, le jeu d’Israël dans ce conflit : l’État hébreu soutient militairement l’Azerbaïdjan, qui accueille des mercenaires djihadistes antisémites et antisionistes, alliés de la Turquie en froid avec Israël…. Tout ceci à cause de la conflictualité entre Israël et l’Iran.

En effet, la guerre du Haut-Karabakh est un conflit à partir de trois couches superposées : première couche : la guerre arméno-azéro-turque avec un risque de nettoyage ethnique insupportable pour les Arméniens du monde entier, car cette guerre réveille la mémoire effroyable du génocide de 1915, toujours nié par Ankara et Bakou. Deuxième couche : la « guerre contre le terrorisme » (Syrie, Irak, Libye) qui s’étend dans le Caucase avec ses rivalités équivoques sur le terrain et la complicité de la Turquie avec les djihadistes de l’organisation État islamique et autres mouvements islamistes radicaux. Enfin, la conflictualité entre Israël et l’Iran, qui n’en est qu’au début mais qui a permis de déplacer le centre de gravité de la lutte entre ces deux pays du Proche-Orient vers le Caucase.