ThucyBlog n° 73 – Les accords d’Abraham ou la fin de la question de Palestine

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Par Rachid Chaker, le 22 octobre 2020 

Le 13 aout dernier fut marqué par l’annonce de la normalisation des liens entre Israël et les Emirats arabes unis, suivie quelques semaines plus tard d’une annonce similaire concernant le royaume de Bahreïn, préfigurant une redéfinition des alliances au Moyen-Orient. Tour d’horizon des enjeux relatifs à ces rapprochements.

La perte de centralité de la question palestinienne dans le monde arabe

Le premier constat suite à ces normalisations est le désormais apparent désintérêt des leaders politiques arabes pour la cause palestinienne. En normalisant les relations avec l’Etat hébreu alors que la perspective d’un Etat palestinien viable et indépendant s’éloigne, les leaders d’Abu Dhabi et Manama entérinent de fait la relégation de la situation en Palestine au second plan de l’agenda régional. La question palestinienne n’est en effet plus depuis plusieurs années au cœur de l’actualité politique arabe. Depuis les Printemps arabes débutés fin 2010, le monde arabe s’est vu divisé à l’aune des révolutions populaires, se focalisant notamment sur les crises en Egypte, Syrie, Libye etc… De fait, la colonisation des territoires, le statut de Jérusalem et la situation des Palestiniens à Gaza ne disposent plus de la même centralité pour les dirigeants arabes comme ce fut le cas au début des années 2000 lors de la seconde Intifada. Les autocrates arabes étant davantage disposés à protéger leurs régimes et à contrer les influences iraniennes jugées menaçantes. Le soutien apporté par l’Iran aux groupes palestiniens, ainsi que les liens entre le Hamas et les Frères musulmans, peuvent compter parmi les déterminants de ces ruptures.

A noter également le manque de réactions d’ampleur dans la rue arabe suite à ces normalisations : finies les grandes manifestations, oubliés les portraits de dirigeants brulés dans toutes les capitales arabes. Seules quelques centaines de protestataires ici et là, à Rabat et ailleurs, pour dénoncer cette historique rupture géopolitique. Bien que l’épidémie de Covid puisse en partie justifier l’absence de telles démonstrations, elle semble dessiner une diminution de l’intérêt des foules arabes pour la cause palestinienne, les peuples ayant probablement adopté une forme de fatalisme.

Une victoire politico-électorale pour Trump

Du point de vue américain, ce rapprochement entre les deux monarchies du Golfe et l’Etat hébreu, opéré sous l’égide de Washington, représente un formidable coup médiatique. Tout d’abord, il permet à Donald J. Trump de clore son mandat avec deux grands succès en politique internationale, dans un contexte électoral marqué par une avance attribuée à son concurrent Joe Biden dans la course à la Maison Blanche. D’autre part, cette normalisation permet au président Trump de donner satisfaction à une partie des chrétiens évangéliques, fervents supporters de l’Etat d’Israël et constituant une partie de la base électorale de Trump. Ces électeurs zélés pourraient espérer qu’une réélection de ce dernier ouvre la porte à d’autres normalisations arabes avec l’Etat hébreu. La signature des accords de paix le 15 septembre à la Maison Blanche s’inscrit alors dans cette stratégie.

Un rapprochement justifié par la seule menace commune iranienne ?

Nombre d’observateurs ont souligné le rôle central de la perception de la menace iranienne par les différentes parties pour justifier ce rapprochement. Israël n’a eu en effet de cesse de répéter depuis la révolution islamique de 1979 que l’Iran représentait une menace pour l’Etat hébreu, laquelle devint existentielle depuis la révélation en 2002 que l’Iran menait un programme nucléaire clandestin. Du point de vue des Emirats arabes unis, la Fédération est en conflit avec l’Iran concernant des îles situées dans le golfe Persique, dont la souveraineté de Téhéran est contestée par Abu Dhabi. Le royaume de Bahreïn quant à lui ne cesse de voir la main de l’Iran dans les soulèvements récurrents d’une partie de sa population, majoritairement chiite, contre le pouvoir en place. Le rapprochement entre les Emirats, Bahreïn et Israël permet ainsi de constituer un nouvel axe anti-Iran au Moyen-Orient, en réponse à l’arc chiite maintes fois dénoncé et qui s’étendrait de Téhéran à Beyrouth.

Mais même si l’opposition commune à Téhéran compte certainement parmi les déterminants de ces rapprochements, elle n’est certainement pas le seul. Les opportunités espérées par les Emirats arabes unis notamment dans le cadre d’une collaboration étendue avec l’Etat hébreu sont également à prendre en compte. Des sociétés israéliennes interviennent d’ores et déjà aux Emirats en procurant aux autorités émiraties des dispositifs de surveillance de grande envergure. La normalisation pourrait ainsi permettre d’approfondir davantage la collaboration bilatérale. Par ailleurs, Abu Dhabi doit également miser sur ce rapprochement afin de renforcer le soutien américain à la Fédération, cette dernière n’étant désormais plus considérée comme potentiel ennemi d’Israël.

Des perspectives à toutefois nuancer

Bien que ces rapprochements entre ces Etats du Golfe et Israël semblent annoncer une nouvelle ère au Moyen-Orient, la prudence doit être de mise. Cette normalisation, même si elle pourrait être suivie par d’autres Etats arabes, conservera une portée limitée tant que les principales puissances politiques arabes, notamment l’Arabie saoudite, ne suivront pas le mouvement. Sur ce dernier aspect, un conflit de génération semble perdurer, le roi Salman étant défavorable à une normalisation avec Israël sans solution juste pour les Palestiniens, lorsque son jeune fils et principe héritier Mohamed Ben Salman milite pour suivre l’exemple du voisin émirati. Par ailleurs, même si la question palestinienne perd de sa centralité dans le monde arabe, rien ne prouve que les peuples arabes soient favorables à ces normalisations, illustrant ainsi un décalage entre les peuples et certains dirigeants arabes. Une résurgence du terrorisme pourrait également survenir pour dénoncer ces « trahisons ».

Sur le plan des gains directs, la portée de ces normalisations sur les exportations militaires américaines à destination du Golfe pourrait en réalité être limitée. Les ventes des Etats-Unis sur le plan militaire sont toujours pour l’heure encadrées par la loi du Qualitative Military Edge (2008) qui garantit que les ventes d’armes américaines au Moyen-Orient ne remettent pas en cause la supériorité militaire d’Israël dans la région. C’est notamment en vertu de cette loi que les Etats-Unis ont toujours refusé d’exporter l’avion de combat F-35 aux pays du Golfe. Bien que depuis la normalisation les Emirats poussent pour enfin obtenir le droit de se procurer cet aéronef, Israël a officiellement maintenu son opposition à sa commercialisation à ses nouveaux alliés. Une version simplifiée de l’appareil, dépourvue de ses capacités les plus stratégiques, pourrait être proposée en guise de compromis.

L’Iran, grand vainqueur ?

Au final, ces normalisations pourraient avoir l’effet inverse de celui escompté et ainsi profiter au soft power iranien au Moyen-Orient. La République islamique pourrait en effet apparaitre comme le dernier soutien actif aux Palestiniens, dans un environnement marqué par les lâchages successifs des dirigeants arabes du Golfe. Rappelons qu’en 2006 le Hezbollah libanais avait déjà redonné une « fierté » à la rue arabe, en opposant une farouche résistance à l’Etat hébreu, lequel avait dû se retirer du Liban sans pour autant avoir atteint ses objectifs. Ainsi, l’Iran pourrait désormais se positionner comme pilier de la résistance et du soutien aux Palestiniens dans un contexte de « trahison » généralisée, et ce encore plus si l’Arabie suivait les pas de ses voisins.

Mais quelle que soit la position des autres Etats arabes par la suite, il est d’ores et déjà certain que la cause palestinienne ne peut pour l’heure plus compter sur le soutien des alliés arabes. La Ligue arabe, déjà inopérante sur la question de Palestine, apparait divisée sur la question, une pétition circulant même pour transformer son siège en salle des mariages… Alors que le plan Trump prévoit la création d’un Etat palestinien sous tutelle permanente israélienne, le sort des Palestiniens semble plus que jamais tributaire des potentielles alternatives politiques au sein même de l’Etat d’Israël, les dirigeants arabes se limitant à un simple rôle d’observateurs passifs.