Par Damien Simonneau, le 9 novembre 2020
Chercheur post-doctoral et coordinateur scientifique à l’Institut Convergences Migrations, Collège de France, auteur du livre L’obsession du mur. Politique de militarisation des frontières en Israël et aux États-Unis (Peter Lang, 2020). Twitter : @DamSim
Au lendemain des élections de 2020, où en est concrètement le « mur de Trump » ? En 2016, le candidat Donald Trump promettait la construction de « 1 000 miles » (1 609 kilomètres) de « mur » sur les 3 145 kilomètres que compte la frontière mexicaine des États-Unis. Quatre ans plus tard, force est de constater que cette promesse n’est pas tenue. En fait, pour l’administration Trump, la rhétorique sur le mur et la poursuite de la militarisation de la frontière a surtout été synonyme d’intransigeance en matière migratoire. Néanmoins, les politiques migratoires ont été surtout durcies par actes administratifs et diplomatiques.
Chantiers et résistances
Ériger des barrières à la frontière n’est pas une invention de Trump. La militarisation de la zone est continue depuis les années 1970 malgré les alternances politiques. Les zones urbaines ont été scellées au début des années 1990 dans le cadre de la stratégie « prevention through deterrence », qui conduisit les migrants à risquer la traversée par les zones désertiques de l’Arizona. L’après 11-septembre a consacré des programmes d’intégration de technologies de pointe pour surveiller les zones rurales. Sous les présidences W. Bush et Obama, ce déploiement de technologies accompagna la rénovation et la construction de nouvelles barrières (Secure Fence Act du 26 octobre 2006).
L’administration Trump continue ces programmes, se focalisant toutefois sur le nombre de miles à murer. En janvier 2017, 654 miles (soit 1 052 kilomètres) étaient équipés de barrières. En octobre 2020, l’agence fédérale en charge de la sécurité frontalière, Customs and Border Protection (CBP) estimait les nouvelles constructions « réalisées » à 341 miles (549 kilomètres). Ces chiffres sont contestés, car ils ne permettent pas de faire la part des miles de constructions nouvelles et ceux du simple remplacement de barrières existantes. D’autres sources journalistiques considèrent qu’en réalité seuls 30 miles (48 kilomètres) auraient été nouvellement érigés et 157 miles (252 kilomètres) seraient planifiés.
Ces chiffres montrent que sur le terrain, le « mur de Trump » fait l’objet d’oppositions féroces. En effet, la construction de nouveaux pans de murs a des conséquences environnementales et humaines importantes. En Arizona, les ONG de défense de l’environnement s’opposent à la construction de barrières dans des réserves naturelles. Néanmoins, le ministère à la Sécurité intérieure (DHS) dispose depuis le Real ID Act de 2005 d’un pouvoir de suspension (waiver) des lois fédérales de protection de l’environnement au nom d’enjeux de sécurité. Cette arme a été mobilisée 5 fois entre 2005 et 2008 puis 16 fois depuis 2017 pour expédier les chantiers sur 86% de la frontière en Arizona et 18% au Texas. Les défenseurs de l’environnement en sont réduits à surveiller les chantiers, d’autant plus qu’ils ont perdu leurs procès contre l’utilisation des waivers. Les préoccupations environnementales rejoignent celles des tribus amérindiennes dont les terres ancestrales s’étendent des deux côtés de la frontière. C’est le cas des Tohono O’odhams en Arizona qui s’opposent aux chantiers à travers des montagnes où sont enterrés leurs ancêtres. Au Texas, le long du Rio Grande, les terres sont propriétés privées. La CBP a donc émis 77 avis d’expropriations, pour certains contestés en justice par des propriétaires récalcitrants au nom de la préservation de la qualité de vie des communautés transfrontalières.
Financement : la bataille politique et juridique
Le mur c’est aussi un budget astronomique. En janvier 2019, le financement du mur entraînait la plus longue fermeture des services publics fédéraux faute d’accord au Congrès. La Maison Blanche exigeait alors 5,7 milliards de dollars pour financer, entre autres, le mur. Le budget alloué à la planification et à la construction de « barrières » est de 4,5 milliards de dollars, validés à plusieurs reprises par le Congrès par des lois d’« appropriations ». Ce montant pour une seule année fiscale excède le montant alloué à des tâches similaires entre 2007 et 2016. Faute d’obtenir un budget suffisant par voie législative, l’administration Trump procéda en février 2019 à une déclaration d’état d’urgence pour mobiliser des fonds du ministère de la Défense, sans passer par le Congrès : 601 millions ont été transférés du Treasury Forfeiture Fund à la CBP ; 2,5 milliards ont été transférés du ministère de la Défense vers le programme de lutte contre la drogue du DHS pour construire des barrières ; enfin 3,6 milliards ont été réalloués provenant de projets de construction de l’armée.
L’emploi de ces fonds et surtout leur allocation par décrets et non pas voie législative ont fait l’objet de batailles juridiques. Le Sierra Club et la Southern Borders Communities Coalition représentés par l’ACLU (l’Union américaine pour les libertés civiles) ont contesté l’utilité des fins militaires de cet argent. En juin dernier, les tribunaux fédéraux du 9ème circuit ont estimé que le mur de Trump ne correspondait pas à des « constructions militaires » ce que défendait l’administration pour transférer le budget. L’utilisation d’une partie du budget a donc été bloquée. La Cour suprême a par la suite gelé cette décision et doit encore se prononcer sur ce point à la demande de l’administration. Cet exemple illustre que l’enjeu dépasse de loin le seul blindage du territoire puisqu’il questionne la séparation des pouvoirs aux États-Unis en ce qui a trait à la dépense de l’argent public, mais aussi les conditions d’utilisation de fonds lors d’une proclamation d’état d’urgence. La construction de mur suscite également l’intérêt de groupes issus de la société civile. En mai 2019, une initiative « citoyenne » a construit 800 mètres de barrières près d’El Paso au Texas en récoltant 25 millions de dollars de fonds privés. Quatre fondateurs de l’association We Build the Wall, parmi lesquels l’ancien conseiller de Donald Trump, Steve Bannon, font l’objet d’une accusation pour fraude et détournement de centaines de milliers de ces dollars pour des dépenses personnelles.
Un spectacle déconnecté des flux transfrontaliers
Donald Trump justifie son projet par la lutte contre l’immigration dite « illégale » en provenance du Mexique et de l’Amérique centrale, le terrorisme ou la contrebande de drogue. On peut douter de l’utilité du mur pour atteindre de tels objectifs. Ainsi, le recours au mur contre l’immigration « illégale » doit être resitué dans un dispositif de contrôle des migrations alliant mesures aux frontières (border enforcement) comme la militarisation de la zone, à l’intérieur du territoire (interior enforcement) comme les raids dans les entreprises employant des migrants, mais aussi d’exportation du contrôle bien au Sud de la frontière. L’administration Trump a surtout refaçonné le système migratoire par 400 executive orders. Parmi ces mesures, on dénombre celles qui se sont inscrites dans une relation diplomatique musclée vis-à-vis du Mexique et des pays d’Amérique Centrale comme le Migrant Protection Protocols qui a réduit l’égibilité à l’asile des personnes qui n’ont pas demandé ou se sont vu refuser cette protection dans un pays de transit comme le Mexique. Et ce, alors même que le nombre de migrants non autorisés en provenance notamment du Mexique, pour davantage de Centro-Américains est en forte diminution depuis 2007. La politique du mur a donc peu à voir avec les ressorts de la migration. Quant au trafic de drogue, la majorité des substances entre aux États-Unis par les points d’entrée frontaliers. La stratégie anti-drogue ne passe pas vraiment non plus par le mur.
Le recours au mur n’est pas à chercher dans la lutte contre des menaces extérieures ou construites comme telles. Il s’agit davantage d’une politique destinée à marquer des points électoralement. Ce spectacle est joué par des acteurs conservateurs, sécuritaires et xénophobes à destination de leurs concitoyens. En cela, Trump a magnifié cette mise en scène. Il favorise ainsi les préoccupations nativistes des réseaux d’acteurs et d’organisations anti-migrants. Il mobilise une expertise militaire et policière qui appuie la faisabilité technique du mur. Il joue la carte de la surmédiatisation de la matérialité du mur. Donald Trump n’a pas hésité à poser avec les prototypes de mur en mars 2018 près de San Diego. En 2020, dans le cadre de la campagne, il s’est rendu six fois en Arizona pour y vanter son projet de mur dans un État où l’enjeu migratoire est très prégnant.
Au-delà du mur de Trump, le spectacle de la frontière murée résonne culturellement et politiquement aux États-Unis. Il n’en finit pas de se répéter, et ce en déconnexion de l’évolution des flux transfrontaliers, au détriment du respect des droits des personnes en besoin de protection internationale, et au mépris de l’environnement et des résidents frontaliers.