ThucyBlog n° 80 – Vers une nouvelle sécession dans la Corne de l’Afrique ?

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Par Sonia Le Gouriellec, le 16 novembre 2020

Le Prix Nobel de la paix 2019, en la personne du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, s’est lancé le 4 novembre 2020 dans une reconquête territoriale d’une région sécessionniste (de fait) de l’Ethiopie : le Tigray. Ce conflit est inquiétant tant pour ces répercussions humanitaires, bien sûr, mais également parce qu’il est révélateur des fragilités du régime éthiopien et des contradictions institutionnelles dans lequel se trouve le pays. Cette intervention militaire que le Premier ministre justifie pour « sauver le pays » aura-t-elle pour résultat d’étouffer les velléités sécessionnistes du Tigray ou, au contraire, la création d’un nouvel Etat souverain est-elle à craindre ?

Contexte politique

Le Tigray est une région au Nord du pays dont le poids démographique est mineur (6% de la population totale de l’Ethiopie) mais dont le poids politique a été très important pour le pays pendant un quart de siècle. Les membres du parti majoritaire du Tigray (le Tigray People’s Liberation Front – TPLF) sont les initiateurs de la Constitution entrée en vigueur en 1994 et qui donna sa forme « ethno-fédérale » à l’État. Ils ont ensuite dominé la coalition au pouvoir jusqu’en 2018. L’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, issu d’une ethnie majoritaire – les Oromo – a marqué le début de leur marginalisation allant jusqu’aux velléités sécessionnistes actuelles et le conflit civil qui s’ensuit et vient de débuter. Ce conflit trouve ses racines dans une compétition entre élites et pour le partage des ressources, sur fond de clivages ethno-religieux exacerbés par l’ouverture non négociée du champ politique à l’arrivée au pouvoir d’Abiy. La crise est passée à un nouveau stade lorsque le pouvoir central a annoncé le report des élections nationales pour cause de crise sanitaire. Dès lors, les dirigeants du Tigray ont décidé de maintenir les élections dans leur région et ont refusé de reconnaitre la légitimité du pouvoir en place à Addis Abeba. Ainsi, le gouvernement fédéral refuse de reconnaître le gouvernement du Tigray et dit intervenir afin de « sauver le pays » et « rétablir l’ordre constitutionnel ». Et, vice et versa, nous voyons un gouvernement au Tigray qui affirme avoir respecté la procédure constitutionnelle, contrairement au gouvernement central dont le mandat a dépassé son terme. Le pouvoir central est alors intervenu militairement pour faire « respecter l’ordre constitutionnel » assure-t-il.

Contexte juridique 

L’État éthiopien repose sur un système de « fédéralisme ethnique ». Les régions qui constituent la fédération recoupent les répartitions ethniques des 110 millions d’habitants. Les revendications de ces groupes étaient jusqu’alors contenues et canalisées par un pouvoir central fort et autoritaire : des empereurs, puis une junte militaire marxiste qui a tenté de centraliser le pouvoir et d’homogénéiser le pays. Lorsque la junte a été renversée, au début des années 1990, l’instauration d’une fédération ethnique a empêché l’éclatement du pays. À la mort du Premier ministre Meles Zenawi, une difficile transition politique a débuté sur fond de contestations populaires des Oromo et des Amhara qui représenteraient 60 % des 110 millions d’Éthiopiens, et qui contestaient le pouvoir en place dominé par les Tigréens. L’arrivée d’Abiy Ahmed, d’origine Oromo, et sa politique de libéralisation et de réformes aurait permis l’apaisement. Mais le Premier ministre a développé une autre lecture de la Constitution. Abiy a promu une vision unitaire qui s’est traduite par la dissolution de plusieurs partis ethniques, ainsi que de la coalition alors au pouvoir et la création d’un nouveau parti, le Prosperity Party, que les élites du Tigray ont refusé d’intégrer, ce qui a créé des frustrations dans la plupart des autres régions, même en région Oromo. Ceci nous amène à nous interroger : Sont-ce les demandes de sécessions qui ont conduit à la crise actuelle et au conflit contre le pouvoir central ou bien la sécession est-elle le résultat de l’ensemble du processus ?

La Constitution de 1994 autorise les « nations et nationalités » (le terme « ethnie » ne figure pas) à se gouverner elles-mêmes. En 2019, les Sidama ont ainsi voté pour devenir une dixième Etat de la fédération. La Constitution reconnaît ainsi à ces nations et nationalités le droit à l’autodétermination, incluant même la sécession (art. 39). Les dirigeants du Tigray pourraient s’appuyer sur cette disposition, véritable clause de sécession et  affirmer qu’ils ne font qu’exercer leurs droits constitutionnels les plus stricts. L’intervention militaire lancée le 4 novembre est donc à la fois un moyen pour le pouvoir central de consolider son pouvoir mais aussi de dissuader toutes les autres régions de réclamer leur droit à l’autodétermination. Cependant, elle risque d’être contreproductive et de nourrir un peu plus les ferments de la sécession.

Ingrédients d’une sécession

Le projet sécessionniste ne fait pas l’unanimité au Tigray et restait jusqu’à récemment promu seulement par une ligne dure. Néanmoins, la guerre de novembre 2020 pourrait rallier les plus sceptiques et devenir un catalyseur des revendications sécessionnistes. L’analyse montre qu’au moins trois éléments – qu’on retrouve au Tigray – sont nécessaires pour faire sécession : une communauté distincte, un territoire, et une cause de mécontentement.

Cette communauté se distingue par la culture, la langue, la religion… mais aussi et surtout les membres de cette communauté se perçoivent eux-mêmes différemment. Ils adhèrent ainsi au projet du vivre ensemble, ce qu’Anderson a pu appeler la « communauté imaginée ». Déjà, à la fin des années 1960, Samuel Huntington soulignait l’importance de l’établissement d’une communauté politique et d’une légitimité populaire pour la stabilité de l’État. Or, la naissance d’une « communauté imaginée » est aussi l’expression d’un rapport de domination politique, économique ou social. On retrouve, au Tigray, une langue et une religion commune qui réunies peuvent être de puissants vecteurs d’affirmation. Elles représentent un marqueur identitaire et organisent toute la communauté. L’histoire est également un facteur de sécession, les communautés se vivant différemment entre elles. Le Tigray est le cœur historique de l’Abyssinie et sa guérilla a combattu contre Mengistu avant de prendre le pouvoir et de le dominer jusqu’à récemment.

Le deuxième élément, essentiel à la sécession, est l’existence d’un territoire distinct, un espace géographique spécifique sur lequel sera établi le nouvel État. Ce territoire est délimité par des frontières, et celles-ci sont comprises comme les lignes séparatrices des compétences étatiques. Et le Tigray reste en conflit avec la région Amhara, voisine, ainsi que l’Érythrée où une grande partie du Tigray se situe toujours…

Enfin, les mouvements sécessionnistes veulent exprimer un mécontentement et donc des revendications, qui sont fondées sur des perceptions communes liées au sentiment partagé d’être discriminé ou marginalisé pour des raisons économiques, politiques, culturelles, religieuses, etc. Les élites du Tigray sont marginalisées depuis le refus d’intégrer le parti créé par Abiy et ont été renvoyés de nombreux postes à responsabilité au sein de l’administration fédérale. Elles éprouvent des discriminations liées à leur identité qui exacerbent chez eux un sentiment d’exclusion et de mise à l’écart. Le programme de reconquête du Tigray et son exclusion du pouvoir central risque de renforcer les sentiments séparatistes et donner de la légitimité aux sécessionnistes qui trouveront alors dans les répressions un fondement à leur lutte. Bien que le Premier ministre ait pu rappeler que les citoyens du Tigray ne seraient pas visés par les frappes aériennes, ils sont déjà directement touchés par les coupures des télécommunications, d’eau et d’électricité.

Sécessions et crises des Etats de la Corne de l’Afrique

Si, d’un point de vue strictement sécuritaire, l’intervention lancée par le pouvoir central éthiopien se justifie, les potentielles répercussions politiques pourraient être contreproductives pour les institutions éthiopiennes. Il faut ainsi se demander si c’est la crise de l’État qui a mené à cette situation ou si ce sont les différentes demandes d’autodétermination des régions qui ont conduit à la crise de l’État éthiopien. En effet, la sécession, ou même les velléités de sécession, sont bien l’aboutissement d’un processus de désintégration politique. Les acteurs décident « soudainement » de retirer leur loyauté du centre juridique et de le donner à un nouveau centre. En interne, ce phénomène signifie donc la dissolution du pacte existant et marque un profond coup d’arrêt à la capacité de l’État à gouverner sur tout le territoire. En général, l’instauration de l’autonomie est préférée à la sécession, mais toutefois cette dernière reste parfois l’unique mode de résolution des conflits. En trente ans, la Corne de l’Afrique est passée de quatre États (Djibouti, Somalie, Éthiopie, Soudan) à pas moins de sept (Somaliland – non reconnu – Érythrée, Soudan du Sud). Par ailleurs l’histoire régionale a montré que les dynamiques sécessionnistes sont longues, souvent violentes et presque toujours brutales : dix ans de guerre pour le Somaliland, trente ans pour l’Érythrée, presque autant pour le Soudan du Sud. Les perspectives apparaissent donc sombres quant à l’Éthiopie…