ThucyBlog n° 82 – La Russie, principale bénéficiaire de l’accord de cessez-le-feu au Haut-Karabagh

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Par Emmanuel Dreyfus, le 23 novembre 2020 

L’accord tripartite de cessez-le-feu signé le 9 novembre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sous l’égide de la Russie a mis fin à six semaines de combats au Haut-Karabakh, les plus violents depuis la cessation officielle des hostilités en 1994. Le cessez le feu est entré en vigueur le 10 novembre à minuit. Consacrant la victoire militaire de Bakou sur le terrain et réduisant substantiellement les territoires encore sous contrôle arménien, cet accord fait de la Russie, pourtant restée en retrait relatif durant la phase active du conflit, le principal garant du maintien de la paix. Un gel de la situation sur le modèle des autres conflits non résolus de l’espace post-soviétique, avant tout bénéfique à Moscou, est la perspective la plus probable à moyen-terme.

L’accord du 10 novembre consacre les avancées sur le terrain de l’Azerbaïdjan

Initiée le 27 septembre dernier, l’offensive azerbaidjanaise sur le Haut-Karabagh a finalement permis à Bakou de recouvrer la majorité des territoires perdus suite à la première guerre du Haut-Karabagh : en plus de sept territoires adjacents à la région du Haut-Karabagh, Chouchi, la deuxième ville, passe sous contrôle azerbaidjanais. Le succès de l’offensive azerbaidjanaise a avant tout reposé sur un outil de défense fortement modernisée depuis deux décennies, grâce aux importants revenus tirés de l’exploitation d’hydrocarbures. Pour rappel, le budget de défense de l’Azerbaïdjan, environ 2 milliards de dollars en 2019, est incomparablement plus élevé que le budget de défense arménien (670 millions de dollars en 2019). Ce budget élevé a ainsi permis à Bakou d’acquérir, principalement auprès de la Russie, de la Turquie et d’Israël des armements modernes et ainsi de réduire, puis d’inverser, un avantage comparatif initialement à la faveur des forces arméniennes et du Haut-Karabagh. L’Azerbaïdjan a également pu compter sur un appui turc de plus en plus en plus prononcé. Ce soutien à Bakou n’est en rien nouveau : dès 1993, Ankara avait décidé, en solidarité avec l’Azerbaïdjan, de fermer ses frontières avec l’Arménie. Mais à ce soutien politique traditionnel s’est ajouté, de manière inédite, un soutien opérationnel consistant notamment en l’envoi de mercenaires venus de Syrie – cette implication de la Turquie a d’ailleurs fait l’objet de vives critiques, notamment de la part des autorités françaises – et à des transferts de drones qui ont été un véritable game changer sur le terrain.

Erevan n’a pas bénéficié d’un tel soutien de la part de son propre parrain régional, la Russie, resté en retrait pendant les hostilités. Les raisons de cette « non-intervention » de Moscou sont multiples. Techniquement, la clause de sécurité collective liant l’Arménie et la Russie du fait de leur participation à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective ne pouvait être activé par Erevan puisque le conflit se déroulait en dehors des frontières internationalement reconnue de l’Arménie. Au-delà de ces arguments, Moscou n’est pas intervenu car ses intérêts n’étaient pas en jeu. Similairement, Moscou était resté en retrait lors des violents affrontement interethniques à Och au Kirghizstan en 2010, ainsi que lors de la guerre des 4 jours au Haut-Karabagh en avril 2016. Ce blanc-seing de facto donné à Bakou par Moscou s’explique également par une volonté du Kremlin de ménager ses relations avec Bakou, là où pour Moscou, la relation de vassalité liant l’Arménie à la Russie est considérée comme acquise. De surcroît, les relations entre le Kremlin et le régime Aliyev sont autrement plus ténues que celles Moscou au régime arménien actuel du Premier-ministre Nikol Pachinian, arrivée au pouvoir à la suite de la « révolution de velours arménienne » du printemps 2018.

Signature de l’accord de cessez-le-feu en visioconférence le 9 novembre 2020

Le texte signé le 9 novembre met fin aux hostilités et consacre un nouveau statu quo sur le terrain : outre les 7 territoires adjacents à la région du Haut-Karabagh, l’Azerbaïdjan reprend également le contrôle de Choucha, deuxième ville du Haut-Karabagh et située à une quinzaine de kilomètre de Stepanakert, la capitale de l’enclave. En outre, un corridor terrestre traversant l’Arménie et reliant l’enclave azerbaidjanaise du Nakhitchevan au reste du pays est établi.

La mise en œuvre de l’ensemble de ces dispositions et le respect du cessez-le-feu sont garantis par une force russe de 1960 soldats de maintien de la paix, dont le déploiement, pour une durée minimale de 5 ans, reconductible automatiquement 5 années supplémentaires, a démarré dans les heures suivant la signature de l’accord. Ces soldats seront répartis sur 16 sites d’observation situés dans la région du Haut-Karabagh et le long du corridor de Lachine. En outre, les gardes-frontières russes garantiront le libre mouvement des personnes et des marchandises le long du nouveau corridor traversant l’Arménie.

La Russie, grande gagnante de l’accord du 10 novembre

L’accord, s’il permet à l’Azerbaïdjan de retrouver une partie des territoires, permet surtout à la Russie de renforcer considérablement sa présence dans le Caucase-sud. L’intérêt de Moscou pour la région n’est pas nouveau et renvoie aussi bien à plusieurs fondamentaux de la pensée stratégique russe qu’à des considérations plus récentes de politique étrangère. L’espace post-soviétique constitue ainsi la priorité principale de la diplomatie russe, comme souligné dans le dernier Concept de politique étrangère (2016) et c’est d’abord à travers ce prisme qu’on doit comprendre les enjeux de Moscou pour cette région. En outre, le Caucase-sud présente plusieurs particularités. Cet espace fait partie de ce que la Russie nomme son flanc sud, identifié depuis la fin des années 2000 comme de plus en plus instable et porteur de plus en plus de menaces, ce qui explique d’ailleurs l’importante modernisation dont ont bénéficié les forces russes de la région militaire sud dans le cadre de la réforme militaire initiée en 2008. En outre, la proximité géographique du Caucase-sud avec le Moyen-Orient, nouvel espace de projection de puissance de la Russie, permet également de comprendre l’intérêt de Moscou pour la région.

Le renforcement continu de l’influence russe dans le Caucase du sud depuis la fin des années 2000 confirme la valeur stratégique de cette région aux yeux de Moscou. Ce renforcement est d’abord militaire. En Géorgie, suite au conflit de 2008, Moscou a reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud, deux territoires dans lequel la Russie a fortement renforcé sa empreinte militaire, en vertu notamment de plusieurs « accords » d’intégration signés entre Moscou, Soukhoumi et Tskhinvali. En Arménie, suite à un accord signé en 2010, le bail de la base militaire de Gumri, accueillant 2500 hommes et deuxième base russe à l’étranger la plus importante après la base 201, au Tadjikistan, a été renouvelé jusqu’en 2059. Depuis 2015, la défense aérienne arménienne est de facto contrôlé par la Russie, qui surveille également, avec ses gardes-frontières, les frontières de l’Arménie avec la Turquie et l’Iran. Avec l’Azerbaïdjan, la relation de défense s’est fortement développée au cours de la dernière décennie, la Russie devenant le principal fournisseur d’armement (artillerie, hélicoptère, systèmes sol-air notamment). Le renforcement de l’influence russe dans le Caucase du sud depuis la fin des années 2000 est également de nature politique et économique. En 2013, l’Arménie, pourtant sur le point de signer un accord d’association avec l’UE dans le cadre du partenariat oriental, a intégré l’Union économique eurasiatique. Avec la Géorgie, si les relations sont officiellement suspendues, celles-ci connaissaient un important dégel depuis l’alternance politique à Tbilissi en 2012 qui a porté au pouvoir le Rêve Géorgien. Ce dégel a notamment permis une importante reprise des échanges commerciaux entre la Russie et la Géorgie et une certaine normalisation de facto de la relation bilatérale. La relation entre Moscou et Bakou s’est également renforcé ces dernières années sous fond de détériorations du dialogue entre l’Azerbaïdjan et les pays occidentaux, UE et USA notamment.

A plusieurs égards, l’accord du 10 novembre permet de consacrer le rôle de première puissance régionale de la Russie dans le Caucase du sud. Le déploiement de près de 2000 soldats de maintien de la paix au Haut-Karabakh s’inscrit dans cette dynamique de renforcement militaire russe dans la région. La rapidité avec laquelle ces unités ont été déployés n’est pas sans rappeler la rapidité du déploiement russe en Crimée et en Syrie et témoignent tout autant des progrès effectués depuis le lancement de la réforme des forces armées russes en en termes de mobilité stratégique que d’une stratégie russe éprouvée ailleurs, celle du fait accompli. Avec ce nouvel accord, la Russie retrouve une présence militaire en Azerbaïdjan qu’elle avait perdue suite à l’évacuation de la station radar de Gabala en 2013 et la Biélorussie devient ainsi le seul des six pays du Partenariat oriental à ne pas avoir de présence militaire russe officielle sur son territoire. Ce renforcement tout azimut de l’empreinte militaire russe est à comparer avec la faiblesse de l’UE dans la région pour ce qui concerne les domaines de la défense et de la sécurité. Enfin, l’accord du 10 novembre scelle la primauté de Moscou dans la région sur Ankara, l’autre acteur régional. En effet, le texte signé ne mentionne pas une seule fois la Turquie, dont l’envoi d’observateurs militaires est prévu par un autre document, en l’occurrence le mémorandum signé entre les deux pays le 12 novembre et qui prévoit la création d’un centre conjoint d’observation mais qui sera situé sur le territoire azerbaidjanais et loin de la zone de conflit. Si Ankara a obtenu plusieurs avancées, outre l’envoi d’observateurs militaires, la Turquie dispose désormais d’un corridor terrestre la reliant à l’Azerbaïdjan, il convient de rappeler qu’elles seront de facto soumises au bon vouloir de la Russie et que c’est avant tout Moscou qui bénéficiera de cet accord.

Un gel de la situation probable

Le déploiement de forces russes de maintien de la paix pour une durée minimum de 5 ans n’est pas sans rappeler la présence de forces similaires présentes depuis la conclusion de cessez-le-feu dans d’autres conflits non-résolus de l’espace post-soviétique, comme en Transnistrie depuis 1992, ou le long de l’Abkhazie, de l’Ossétie du sud et du reste du territoire géorgien jusqu’au conflit de 2008, ce qui laisse augurer d’un gel durable de la situation au Haut-Karabakh. Loin de constituer un accord de paix durable, l’accord du 10 novembre consacre les avancées militaires de Bakou et confirme la Russie comme primus inter pares dans la région, avec un risque de marginalisation des mécanismes déjà existants de règlement politique du conflit, comme le Groupe de Minsk.