Par Richard Labévière, le 26 novembre 2020
Avant de quitter ses fonctions de chef d’état-major particulier du président de la République, l’amiral Bernard Rogel exprimait son inquiétude vis-à-vis d’une Turquie poussant avec agressivité ses navires de guerre en Méditerranée et accentuant son ingérence armée en Libye : « Nous sommes rentrés, partout et pas seulement là, dans la logique du fait accompli et de la contestation des traités internationaux. Le multilatéralisme est en train de se déliter. C’est très dangereux. Quand plus personne ne respecte les règles, cela conduit à des conflits »[1].
D’autres responsables de premier plan, et notamment au secrétariat général des Nations Unies à New York, soulignent cette même préoccupation de voir éclater des conflits armés ouverts, et pas seulement en Mer de Chine méridionale ou en Libye, mais aussi en Amérique Latine et dans plusieurs régions d’Afrique. Nous ne sommes plus seulement confrontés à une « crise du multilatéralisme », mais bien à un danger croissant, très préoccupant, de « guerres ouvertes » pouvant dégénérer en affrontement élargi, sinon global !
L’intensification de ces tensions est particulièrement vive dans les zones de passages maritimes, et ce pour trois raisons principales : le transport maritime représente aujourd’hui près de 90% du commerce mondial[2] ; plus de 65% de la population mondiale vit, désormais dans les zones portuaires et côtières ; enfin, la plupart des crises internationales finissent par se déverser dans l’eau : détroits, canaux et nombres d’îles sont ainsi devenus des enjeux stratégiques de premier plan.
Territorialisation des mers
Dans ce contexte, on assiste à des phénomènes grandissants de « territorialisation » des mers, notamment en Mer de Chine via différentes techniques de « poldérisation », consistant à développer des ports flottants à partir rochers immergés ou de bancs de sable plus ou moins stabilisés. Le recours (partiel et partial) au droit international est une autre technique : certains pays – Chine, Brésil, Bangladesh, Iran ou encore Turquie – défendent une position consistant à réglementer les activités civiles et militaires en ZEE (Zone économique exclusive[3]). Cette tendance se traduit, depuis le début des années 2000, par un certain nombre de restrictions de la liberté de circulation en mer… et dans les airs. C’est ainsi que la Chine ou la Russie cherchent à imposer la privatisation de leurs mers adjacentes – mers de Kara, Laptev, d’Azov ou Mer de Chine – qu’elles considèrent comme des mers intérieures. Une instrumentalisation du droit peut les y aider, cette pratique s’inscrivant dans un mouvement plus global de contestation du droit occidental. Si la décision ne s’annonçait pas conforme à leurs intérêts, il est clairement annoncé que ces pays pourraient utiliser la force pour faire prévaloir leur position. Rien d’étonnant par conséquent si l’on voit, actuellement, se développer une course à l’armement naval, les pays voulant compter étant désireux de disposer d’une marine de guerre moderne, capable de mettre en œuvre tout l’éventail des moyens opérationnels les plus performants, du porte-avions au missile de croisière en passant par les drones. En 1950, 18 pays possédaient des sous-marins. Ils sont, aujourd’hui plus d’une cinquantaine.
Mais si la liberté des mers est, aujourd’hui contestée par un certain nombre de pays, peut-être l’est-elle de manière temporaire. L’histoire maritime nous enseigne que chaque puissance navale disposant d’une marine hauturière devient – presque mécaniquement – protectrice d’une conception stricte du droit de la mer et notamment d’une liberté de passage des forces navales dans la totalité des zones maritimes, mêmes les plus contestées. Ces mêmes pays s’accordent généralement sur le fait que la liberté de circulation est un bien précieux qu’il faut protéger lorsqu’il est menacé.
A partir de 2005, les actes de piraterie maritime se sont multipliés le long des côtes somaliennes, notamment au large du Yémen. La riposte à ce phénomène a mobilisé aussi bien les marines européennes, qu’iranienne, russe et chinoise. Cet empressement à combattre une menace ciblant le libre passage dans l’une des artères essentielles au commerce international, illustre une nécessité double : d’abord notre dépendance à la mer et, ensuite la multiplication de trafics (armes, drogues et êtres humains) menaçant directement la liberté de circuler et d’exploiter les ressources, comme les atteintes à la préservation de l’environnement marin. L’expansion de ces différentes formes de « criminalités marines » aboutissent à une demande d’un encadrement plus strict de la liberté des mers, sinon à une meilleure application de la législation internationale existante.
L’article 96 de la Convention des Nations Unies
Dans le domaine maritime, la souveraineté des Etats est régie par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), adoptée le 10 décembre 1982, et entrée en vigueur 12 ans plus tard, le 16 novembre 1994, après la ratification du 60ème Etat – la France l’ayant ratifiée en 1996. Quinze pays l’ont signée mais pas encore ratifiée, dont les Etats-Unis, tandis que dix-sept ne l’ont pas même encore signée, dont Israël, la Turquie, le Venezuela et l’Erythrée.
Cette Convention de Montego Bay modifie, clarifie et développe différentes clauses du droit coutumier et du droit conventionnel (traités existants) sur les frontières maritimes, notamment de la « mer territoriale » et du « plateau continental », tandis qu’elle crée une nouvelle zone maritime, la « zone économique exclusive » (ZEE) : selon l’article 55, elle est « située au-delà de la mer territoriale et adjacente à celle-ci ». Concrètement, le régime de ZEE instaure un espace maritime sur lequel un Etat côtier peut exercer ses droits souverains – et non une entière souveraineté – en matière d’exploration et d’usage des ressources naturelles.
Chaque Etat côtier peut décider de créer ou non une ZEE. Elle s’étend à partir des « lignes de base »[4] de la mer territoriale : au-delà des 12 milles (22 km) au large des côtes nationales (eaux territoriales) et jusqu’à un maximum de 200 milles (370 km). Une confusion est souvent faite entre la ZEE et les extensions possibles du plateau continental au-delà des 200 milles marins alors qu’il s’agit de deux zones bien distinctes. Quand il y a extension du plateau continental, après avis favorable de la Commission des Limites du Plateau Continental (CLPC/ONU), les limites de la ZEE, elles, ne changent pas et restent adossées au butoir des 200 milles. En définitive, la CNUDM accorde aux Etats côtiers, non seulement des droits sur les espaces maritimes sous leur juridiction mais aussi des responsabilités à condition qu’ils disposent des moyens matériels et de la volonté de les assumer.
Son article 96[5] est particulièrement emblématique des dimensions proprement dialectiques du droit de la mer. Le professeur Jean-Paul Pancracio[6] explique cette ambivalence : « son versant positif permet d’empêcher qu’une ou plusieurs grandes puissances maritimes ne s’auto-instituent en gendarmes des espaces océaniques. Le principe de l’exclusivité de juridiction de l’Etat du pavillon constitue un verrou qui empêche une telle évolution de se produire. Le versant négatif fait que la liberté de la haute mer, en tant qu’espace international, se transforme souvent en liberté « licencieuse ». Autrement dit, la plupart des Etats du monde ne disposent pas de marine hauturière permettant de contrôler l’activité et le comportement de leurs navires sur les océans. Ne parlons pas des Etats sans littoral – comme la Moldavie par exemple – ou le Liban avec le port de Beyrouth qui vient d’être ravagé par deux grandes explosions. De plus, tout dépend, en cas d’infraction avérée d’un navire, de la compétence et du sérieux du système judiciaire de l’Etat du pavillon. Dès lors, l’article 96 de la CNUDM engendre une situation dans laquelle la liberté de la haute mer est une liberté, en pratique, insuffisamment régulée ».
Renforcer la Marine nationale
Afin de bien mesurer cette faiblesse, on peut prendre pour référence et élément de comparaison le principe de notre droit français selon lequel la liberté n’existe que lorsqu’elle est réglementée pour éviter les abus susceptibles de la mettre en péril. Comme le rappelle souvent notre Conseil d’Etat dans ses arrêts : « la liberté s’exerce dans le cadre des lois qui la réglementent ». Par conséquent, on peut dire que l’article 96 est quelque peu laconique/lacunaire.
Jean-Paul Pancracio conclut : « cette parade consiste à transposer la police de la haute mer dans les ports, en renforçant le champ des mesures de rétention possible des navires étrangers ».
Dans tous les cas de figures, il faut que les Etats côtiers disposent des moyens suffisants et de la volonté politique d’assumer leurs responsabilités le long du littoral comme en haute mer, afin de garantir la liberté des mers et des océans. Le capitaine de vaisseau Hervé Hamelin : « La France en tant que grande puissance participant à la gouvernance mondiale, doit rester en mesure de peser sur ces questions aussi bien sur le plan juridique que par des actions concrètes visant à réaffirmer ce droit fondamental. Maintenir et renforcer la présence de la Marine nationale sur l’ensemble du globe constitue donc un enjeu majeur »[7].
A plusieurs reprises le président de la République a rappelé récemment l’importance du domaine maritime français – le deuxième du monde. En ressuscitant le ministère de la Mer, il a voulu traduire politiquement cette réalité géopolitique. A l’usage, on verra si ce ministère (qui malheureusement n’englobe pas l’Outre-mer) a suffisamment de poids budgétaire et politique pour conduire la grande politique maritime que la France mérite…
[1] Le Figaro Magazine, vendredi 31 juillet et samedi 1er août 2020.
[2] Selon la conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, 60 000 navires naviguent dans le monde entier en 2019, faisant du transport maritime le moyen de transport dans le commerce mondial le plus important, en termes de capacité. Plus de 9,5 milliards de tonnes empruntent ainsi la mer (en 2018), assurant 90 % du trafic mondial. En 2018, le transport maritime mondial représente un marché de 1 900 milliards d’euros. En 2018, il représente 90 % du commerce mondial en volume. Malgré un ralentissement dû à la crise de 2008, ce marché devrait continuer de croître pour atteindre plus de 2 000 milliards d’euros en 2021.
[3] La ZEE est une bande de mer ou d’océan située entre les eaux territoriales et les eaux internationales, sur laquelle un État riverain (parfois plusieurs États dans le cas d’accords de gestion partagée) dispose de l’exclusivité d’exploitation des ressources. La création des ZEE relève de la troisième conférence de l’Organisation des Nations Unies sur le Droit de la Mer, lors de l’adoption de la Convention de Montego Bay (10 décembre 1982). Les deux conférences précédentes s’étaient tenues en 1958 et en 1960 à Genève. Le texte de Montego Bay définit la ZEE comme une bande limitée par la ligne des 200 milles nautiques (370 km) à partir de la ligne de base en l’absence d’autre rivage. Si le rivage le plus proche est à moins de 200 milles nautiques, on trace en principe la frontière à mi-distance des lignes de base des deux pays riverains.
[4] Les « lignes de base » : lignes géographiques à partir desquelles est calculée, sur le rivage, la largeur de 12 milles marins de la mer territoriale. Il s’agit de la laisse de basse mer ou, sur un linéaire côtier rocheux et découpé, les lignes de bases droites tracées de cap en cap.
[5] Art. 96 de la CNUDM : Immunité des navires utilisés exclusivement pour un service public non commercial Les navires appartenant à un Etat ou exploités par lui et utilisés exclusivement pour un service public non commercial jouissent, en haute mer, de l’immunité complète de juridiction vis-à-vis de tout Etat autre que l’Etat du pavillon.
[6] Jean-Paul Pancracio est professeur d’université, agrégé des facultés de droit (droit public) et chercheur associé au Centre Thucydide de l’Université de Paris II Panthéon-Assas. Co-responsable de la rubrique « Questions maritimes et navales » de l’Annuaire Français de Relations Internationales, il édite le blog Observatoire de la diplomatie. Il est l’auteur de Dictionnaire de la diplomatie (mars 2019, 3e éd) ; avec P. H. Guignard de Protocole et cérémonial. L’ordre de la République (Pedone, 2012) ; avec Philippe Chapleau de La piraterie maritime. Droit, pratiques et enjeux (INHESJ et Vuibert 2014).
[7] Capitaine de vaisseau Hervé Hamelin : « La liberté des mers », Revue L’ENA hors les murs – Numéro 489, avril 2019.