ThucyBlog n° 85 – Les vaccins n’abolissent pas la géopolitique

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Par Philippe Moreau-Defarges, le 3 décembre 2020

L’humanité aime à se croire solidaire, portée ou tirée par une force supérieure. Les religions peuvent être analysées comme autant de tentatives pour dépasser les différences entre les hommes dans et par une construction transcendante. Ce que ne voit pas, ce que ne veut pas voir cet idéalisme, c’est que les hommes ne réussissent finalement à se rassembler et souder que contre d’autres. Le pour et le contre se révèlent et sont indissociables, tout comme l’ami et l’ennemi dans la vision du politique chez le juriste philosophe Carl Schmitt. Toute unité se fonde sur une opposition ou même une lutte contre un autre.

En 2020, la pandémie de la Covid-19 déclenche une course, tant entre États qu’entre entreprises, pour la mise au point et la fabrication du vaccin curateur. Simultanément, un discours universaliste fait valoir qu’un tel vaccin, du fait de son importance vitale, ne saurait être soumis à des logiques de commerce ou de puissance mais devra être apprécié comme un bien commun partagé gratuitement entre tous ceux en ayant besoin. Alors quelle issue pour ce débat ?

La santé, source et enjeu de légitimité 

Depuis le XVIIIème siècle, le développement spectaculaire des sciences – médecine, démographie, économie, stratégie…. – promeut une nouvelle approche, un nouveau statut de la maladie. Cette dernière cesse d’être une fatalité ou une punition divine pour devenir une question, un problème appelant une analyse, une solution, un remède rationnel et efficace. La vaccination illustre ce changement radical de vision.

Inexorablement, la santé s’impose comme un enjeu majeur, un motif de fierté ou d’humiliation nationale. Dans les années 1870, au lendemain de la débâcle de la France contre la Prusse, le Français Louis Pasteur et l’Allemand Robert Koch rivalisent dans la quête de vaccins contre les maladies dominantes d’alors : rage, tuberculose… La compétition est féconde, mais féroce. Les liens de coopération se nouent et se défont en fonction des aléas de la géopolitique. La guerre de 1914-1918 brise les échanges entre scientifiques américains et allemands. Dans les années 1918-1920, la médecine américaine voit dans la grippe espagnole une formidable occasion de s’imposer face aux médecines européennes par la découverte d’un vaccin. Mais la pandémie, la plus destructrice qui soit (entre 50 et 100 millions de morts) depuis la Grande Peste (1347-1352), s’éteint avant qu’un vaccin ne soit mis au point. L’impact de la pandémie est dissous dans le choc effroyable de la Grande Guerre. Toute trace du virus est perdue jusqu’en… 1950, lorsqu’un chercheur américain en isole des traces dans les restes dégradés de cadavres d’Inuits en Alaska.

Plus largement, dans le sillage des guerres mondiales, la vaccination s’affirme comme une composante essentielle de l’État-providence, ce dernier conférant une nouvelle légitimité issue moins des victoires militaires que des performances sportives. La population, et notamment les enfants, sont reconnus comme des éléments de la prospérité et de la sécurité des États, la bonne santé d’un peuple suggérant sa capacité à régner sur le monde. Que d’images, que de films mettant en valeur la vigueur physique de telle ou telle nation ! Les guerres se font, ou plutôt doivent commencer, avec des hommes jeunes et beaux.

D’où les politiques eugénistes, la vaccination en constituant nécessairement un des outils. La vaccination se trouve d’emblée au service tant de la force des États que de la coopération internationale. L’Institut Pasteur, son déploiement international érigent l’un et l’autre autant en modèles d’actions humanitaires qu’en expressions du volontarisme à la française. La grippe espagnole, elle, enclenche une avancée majeure vers une administration internationale de la santé, avec la création du Comité d’hygiène de la Société des nations (SDN), d’où sortira l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

La vaccination, un combat sans cesse recommencé 

Tout ce qui est facteur de progrès est tout de suite attiré dans la compétition multiforme entre les acteurs sociaux ou politiques. Les États, toujours en quête de légitimité, veulent toujours être les premiers dans la course. La Russie et le Venezuela, États marginalisés, prétendent être sur le point d’inventer un vaccin… Quant aux États-Unis et à la Chine, il leur faut être le numéro un partout, le vaccin contre la Covid-19 étant une preuve d’excellence parmi d’autres.

Les grands groupes pharmaceutiques ne peuvent que se bousculer dans la course aux vaccins. Ces colosses aux pieds d’argile, gravement mis en cause pour leur appétit de profits, peuvent imaginer rénover leur image en développant et diffusant un vaccin-miracle. Des fondations – ainsi la célébrissime fondation Bill et Melinda Gates – elles aussi, se revendiquent comme les nouveaux poids lourds de l’humanitaire, notamment par la vaccination (quasi-éradication de la poliomyélite par la vaccination de 2,5 milliards d’enfants).

Pas de vaccin contre l’amour

La mondialisation de la vaccination demeure et demeurera un processus complexe et hasardeux. La recherche et développement n’est qu’une première étape, terrain d’âpres rivalités car contribuant à classer les nations sur le terrain scientifique. Viennent ensuite les longues manœuvres pour la certification, de nombreux vaccins à l’efficacité variable ou incertaine se disputant l’indispensable consécration juridique. La certification reste entre les mains des États, soumis à d’innombrables pressions entre la revendication d’une santé gratuite et son coût toujours plus considérable. Les mécanismes multilatéraux de certification sont appelés à se multiplier, les peuples comparant en permanence les avantages dont leurs voisins, les autres, bénéficient, les laboratoires ne pouvant s’enfermer dans leurs marchés nationaux.

Le vaccin gratuit pour tous ? « 40 milliards de dollars pour vacciner le monde entier contre la Covid-19 » clame Bill Gates. Pourtant les géants du secteur pharmaceutique ne sauraient oublier l’importance des investissements faits. Les États, tout en considérant la vaccination comme une source d’économie, font face aux charges toujours accrues de la santé.

Enfin, la vaccination, loin d’être considérée par les populations comme une nécessité, se heurte à la virulence de plus en plus active de mouvements anti-vaccins. Alors, sur le champ de bataille de la mondialisation, se formeraient deux camps : les États pro-vaccins – schématiquement les pays occidentaux – face aux États anti-vaccins, les plus extrêmes dénonçant la vaccination comme un complot des riches –obsédés par leur enrichissement – contre les pauvres détournés de leurs remèdes traditionnels. Par un de ces retournements qu’affectionne l’histoire, la vaccination ou plus exactement l’inoculation, importée d’Orient pour la variole au début du XVIIIe siècle par l’épouse de l’ambassadeur de Grande Bretagne à Istanbul Lady Mary Wortley Montagu qui réussit ainsi à guérir son fils, se trouverait rejetée par les nouveaux Orients (ainsi aux Philippines, forte contestation de la vaccination anti-polio). La géopolitique, loin d’être une science rationnelle, n’obéissant qu’à des passions froides, ne cesse d’être imprégnée ou modelée par les croyances et les préjugés du temps.