Par Louis Perez, le 7 décembre 2020
Dans une précédente note Thucyblog, la notion de souveraineté et son instrumentalisation ont été décrites par Gilles Andréani qui soulignait le mésusage du terme et recommandait, dans de nombreux cas, sa substitution par le mot « sécurité ». Souscrivant à cette démonstration, nous la prolongerons ici par l’étude des relations entre les États et les géants du numérique, communément désignés par l’acronyme GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft).
Si les entreprises multinationales sont un acteur incontournable de la vie internationale en raison leur rôle économique majeur, certaines, à l’instar des GAFAM, dépassent les frontières économiques pour embrasser les plus hautes sphères régaliennes. Percevant un double mouvement d’un recours croissant aux services des GAFAM par les États et d’une certaine autonomie des GAFAM, assisterions-nous à un entrelacement entre GAFAM et souveraineté ?
Concevoir une souveraineté hors de la figure étatique peut être vu comme un affront tant les notions sont liées – la souveraineté étant selon Charles Loyseau « la forme qui donne l’être à l’État ». Mais si tout État est souverain, tout être souverain est-il un État ? Ce questionnement s’inscrit dans le contexte dit post-moderne[1] d’une mondialisation effrénée qui fonctionne selon une logique de réseaux interconnectés avec l’affirmation de nouveaux pouvoirs et acteurs, notamment issus de la révolution numérique : les GAFAM. L’acquisition croissante d’attributs de souveraineté par les GAFAM fonde ce questionnement et nous impose de l’examiner pour mieux le déconstruire.
D’une délégation de compétences à une mutation de la souveraineté ?
La souveraineté d’un État implique sa capacité à se déterminer librement, à ne pas être subordonné à d’autres et à n’accepter que les limites auxquelles il consent. Le souverain a la capacité de déléguer ses compétences souveraines car il ne peut exercer seul l’ensemble des prérogatives que la souveraineté suppose. Mais la souveraineté peut aussi faire l’objet d’une mutation. Dans ce dernier cas, bien différent, ce ne sont pas des fonctions qui sont simplement déléguées mais bien la détention du pouvoir souverain comme ce fut le cas en France en 1789 lorsque l’Assemblée nationale se déclara souveraine. La dépendance croissante des États au numérique, et donc aux entreprises qui le contrôlent, contribuerait à un amenuisement de cette souveraineté et, pour certains, présagerait même une mutation de la souveraineté au profit des GAFAM.
Nous constatons en effet un recours aux solutions des GAFAM par de nombreux États y compris dans les domaines les plus sensibles. Récemment, Microsoft a obtenu le contrat le plus lucratif de l’histoire du Pentagone afin de mettre en œuvre un cloud – système de gestion de données – pour l’armée américaine. Cela n’est pas sans rappeler le litigieux contrat entre Microsoft et le ministère des Armées français instaurant une généralisation des produits du constructeur, qui s’est avéré préoccupant tant en raison de la dépendance à ces produits que pour la sécurité des informations qui s’y trouvent. C’est plus largement la fuite des données, personnelles ou non, qui inquiètent les États et soutient l’idée d’une absorption de la souveraineté des États par les GAFAM.
Par ailleurs, cette dépendance est renforcée par un lobbying féroce et une intrusion des GAFAM dans les institutions politiques. L’entrisme des GAFAM dans les instances américaines s’illustre par le fait que plusieurs personnalités du monde de l’industrie numérique occupent des places plus ou moins officielles dans l’appareil d’État. L’entaille dans la souveraineté étatique ne proviendrait pas seulement d’une douce délégation de fonctions mais aussi d’une incursion plus offensive des GAFAM dans les affaires des États. Cette dépendance a conduit Claire Landais, ancienne Secrétaire générale de la Défense et de la Sécurité nationale, à affirmer que « Les nouvelles technologies ont progressivement permis à des acteurs privés de rivaliser avec les États, en assumant des fonctions faisant historiquement et sans conteste jusqu’alors l’objet de monopoles régaliens ».
En plus de fournir des solutions numériques aux États dans les domaines régaliens, les GAFAM ont eux-mêmes acquis des attributs de souveraineté. Au Danemark, la nomination d’un « ambassadeur » auprès des GAFAM a formalisé le rôle diplomatique qu’ont ces acteurs. Plus symboliquement encore, la prérogative de battre monnaie est convoitée par Facebook qui a annoncé le développement de sa propre crypto-monnaie, Libra, particulièrement décriée. Mais c’est aussi le rôle quasi-législatif des GAFAM qui interroge. Rejoignant l’idée postmoderniste d’un droit en réseau aux foyers divers, la production normative serait aujourd’hui le fruit d’une négociation, notamment avec les acteurs économiques[2]. En atteste les négociations de Google avec le Parlement européen ou l’impulsion normative de Microsoft suggérant une Convention de Genève pour le numérique.
Ces prérogatives couplées à des chiffres d’affaires supérieurs à certains PIB nationaux, un supposé territoire transnational (internet) et une prétendue population (les internautes) feraient des GAFAM des entités souveraines proches des États et aptes à les remplacer. Ainsi les attributs de souveraineté dont disposent les GAFAM auraient abouti à une mutation de la souveraineté qui serait telle que les États en seraient presque dépossédés, voire qu’elle ne leur appartiendrait plus au profit des GAFAM.
L’illusion d’une ère post-étatique et la persistance d’une souveraineté étatique
L’analogie étatique à l’égard des GAFAM démontrerait une forme de transfert de souveraineté. Si le détenteur du pouvoir souverain a pu varier, ce dernier s’est toujours inscrit dans la même organisation politique, l’État. Ainsi, lorsqu’en 1789 la souveraineté est passée du roi à la nation, cette dernière est restée ancrée dans l’État, il n’y a pas eu transfert mais évolution. Serions-nous aux prémices d’une ère post-étatique[3] où les États ne seraient qu’une forme d’organisation de l’espace international et politique parmi d’autres ? L’ancien PDG de Google, Éric Schmidt déclarait à ce titre que « Les États sont inefficients, nous sommes efficaces, nous avons vocation à les remplacer ». Cela confirmerait la « silicolonisation », ou colonisation numérique, des GAFAM à l’encontre de certains pays, notamment européens.
Nous affirmons ici que tout cela n’est qu’une illusion et résulte d’une confusion entre la notion de souveraineté et les compétences qu’elle induit. Il est indéniable que les GAFAM ont un rôle international déterminant et qu’ils exercent une influence politique au sein des États, dépendants numériquement, où ils sont établis. Il est clair que cette dépendance aboutit à un quasi-syncrétisme entre mondes politique et industriel, et que les GAFAM développent des instruments à visée régalienne pour les États ou pour eux-mêmes. Tout cela n’en fait pas pour autant des entités souveraines. Ce qui manque au GAFAM, c’est le caractère suprême de leur puissance. C’est la qualité de n’être soumis à aucun contrôle et de produire des règles par leur propre volonté. Or, si ces entités disposent d’éléments de puissance et de gouvernance et si elles se parent d’attributs de souveraineté, elles demeurent des personnes morales de droit privé américain. Les GAFAM existent en raison de circonstances étatiques, parce qu’un État, source de droit, garantit leur existence et leur développement. C’est l’approche libérale des États-Unis qui les a fait naître, et les GAFAM servent d’ailleurs régulièrement les intérêts des États-Unis.
En 1953, Charles Wilson, PDG de General Motors alors récemment nommé secrétaire à la Défense, déclarait ainsi que « ce qui est bon pour General Motors est bon pour les États-Unis et tout ce qui est bon pour les États-Unis est bon pour General Motors ». La logique demeure sensiblement la même concernant les GAFAM. Si toutefois leurs intérêts ne sont pas toujours convergents, les États-Unis restent maîtres de ces acteurs. Ainsi, le Cloud Act, une loi permettant aux autorités américaines d’accéder pour des raisons de sécurité aux informations stockées sur les serveurs des GAFAM à l’étranger, souligne la prégnance souveraine de Washington à leur égard. Quant aux États européens, s’ils disposent d’une pression moindre sur les GAFAM, ils demeurent des êtres souverains qui négocient avec des entités certes, puissantes, mais non suprêmes comme eux. En atteste le bras de fer normatif qui s’opère en ce moment dans les instances européennes avec la préparation du Digital Services Act.
Par conséquent, il s’agit finalement bien plus d’une lutte d’intérêts et d’équilibres relatifs à des enjeux de sécurité numérique et technologique, que d’une question de souveraineté.
[1] Jacques Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique. Revue du droit public et de la science politique », Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1998, pp. 659-714.
[2] OST François et VAN DE KERCHOVE Michel, De la pyramide au réseau ?: pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2010.
[3] MOSSÉ Jean-Philippe, « Le numérique et le retour de la souveraineté », in La souveraineté numérique: le concept, les enjeux, mare & martin, 2017.